La lettre juridique n°389 du 31 mars 2010 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Quand l'employeur "épuise son pouvoir disciplinaire"

Réf. : Cass. soc., 16 mars 2010, n° 08-43.057, Association Sainte-Anne, FS-P+B (N° Lexbase : A8091ETT)

Lecture: 9 min

N7184BNE

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Quand l'employeur "épuise son pouvoir disciplinaire". Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3212598-jurisprudence-quand-lemployeur-epuise-son-pouvoir-disciplinaire
Copier

par Sébastien Tournaux, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

Le pouvoir disciplinaire dont dispose l'employeur dans l'entreprise constitue un véritable pouvoir de sanction comparable, par certains aspects, au pouvoir de sanction de l'administration fiscale, voire du juge pénal. Du fait de ces ressemblances, le régime juridique des sanctions disciplinaires emprunte parfois au régime de la sanction pénale. L'hypothèse la plus connue est bien sûr celle de l'utilisation implicite par le juge de l'adage non bis in idem. Lorsque l'employeur sanctionne un salarié pour un fait fautif, il est considéré comme ayant "épuisé son pouvoir disciplinaire". La Chambre sociale de la Cour de cassation nous offre, dans un arrêt rendu le 16 mars 2010, une nouvelle hypothèse d'épuisement de son pouvoir de sanction par l'employeur. En effet, cette décision précise que l'employeur qui choisit sciemment de sanctionner certains faits fautifs et d'en laisser d'autres impunis perd son pouvoir de sanctionner les faits ignorés lors de la première sanction (I). Cette règle, dont le fondement est difficile à identifier, peut tout de même être rapprochée de celle tirée de l'adage non bis in idem (II).
Résumé

Lorsque l'employeur, informé de l'ensemble des faits reprochés à une salariée, choisit de lui notifier un avertissement seulement pour certains d'entre eux, il épuise son pouvoir disciplinaire et ne peut prononcer un licenciement pour des faits antérieurs.

I - Une nouvelle hypothèse d'épuisement du pouvoir disciplinaire de l'employeur

  • L'application de l'adage non bis in idem en droit du travail

L'hypothèse classique d'épuisement du pouvoir disciplinaire de l'employeur correspond à l'application de l'adage non bis in idem. Malgré le silence du Code du travail en la matière, la Cour de cassation a très tôt transposé cette règle du droit pénal à la discipline dans l'entreprise (1).

Ce principe, consacré par l'article 4 du protocole n° 7 additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (2) et matérialisé par l'article 368 du Code de procédure pénale (3), implique que nul ne peut être condamné une seconde fois pour des faits pour lesquels il a déjà été définitivement jugé.

Après quelques hésitations (4), la Chambre sociale de la Cour de cassation a clairement formulé l'interdiction de sanctionner une deuxième fois une faute du salarié ayant déjà donné lieu à une sanction disciplinaire de l'employeur (5).

La règle s'applique de manière très stricte à deux conditions.

  • Première condition : l'existence d'une première sanction

D'abord, la règle ne limite la faculté de sanction de l'employeur qu'à la condition que la mesure envisagée soit effectivement une sanction. Ainsi, par exemple, a-t-il été jugé que le prononcé d'une mise à pied conservatoire n'amputait pas le pouvoir de l'employeur de prononcer une sanction puisque la mise à pied conservatoire n'a pas la nature d'une sanction (6). De la même manière, la Chambre sociale a pu juger que la révocation du mandat social du salarié n'était pas une sanction et ne s'opposait donc pas au licenciement disciplinaire pour les mêmes faits (7).

En revanche, lorsque la première mesure adoptée a bien la nature d'une sanction, la règle s'applique systématiquement. Selon la formule consacrée par la Cour de cassation, l'employeur dans cette hypothèse a "épuisé son pouvoir disciplinaire". La Cour de cassation permet néanmoins à l'employeur de tenir compte de faits antérieurs déjà sanctionnés pour venir à l'appui d'une sanction réprimant des faits nouveaux, ce afin de justifier le caractère aggravé de cette dernière (8), à condition toutefois que les faits invoqués ne soient pas plus anciens que trois ans (9).

  • Deuxième condition : la sanction d'un fait identique

Ensuite, la règle non bis in idem ne peut trouver à s'appliquer qu'à la condition que ce soient les mêmes faits que l'employeur entende sanctionner une seconde fois. Cette règle n'est, en effet, qu'une illustration de l'autorité de la chose jugée en matière pénale, si bien que la règle de la triple identité -identité d'objet, identité de parties et, surtout, identité de cause- délimite l'application de l'adage.

Or, l'espèce commentée semble faire une entorse à cette condition d'identité de faits sanctionnés.

  • En l'espèce

Une salariée, engagée en qualité de directrice d'une maison de retraite, a été licenciée pour faute grave par l'association qui l'employait. L'association formulait, dans la lettre de licenciement, plusieurs griefs à l'égard de la salariée. Il était, en effet, reproché à celle-ci de s'être unilatéralement octroyé une augmentation substantielle de sa rémunération ; d'avoir menti sur ses conditions d'emploi chez son précédent employeur ; d'avoir adopté un comportement inadmissible avec une candidate à l'embauche et de l'avoir ultérieurement menacé afin que celle-ci retire les griefs qu'elle avait formulé après l'entretien auprès du président de l'association ; enfin, d'avoir laissé se développer un climat délétère avec les partenaires habituels de l'association.

L'ensemble de ces faits avait eu lieu avant le mois de décembre 2004, au cours duquel l'association avait sanctionné la directrice par un avertissement en raison du comportement adopté par elle lors de l'entretien d'embauche de la candidate à l'emploi. S'appuyant sur l'antériorité de tous ces faits par rapport à l'avertissement, la cour d'appel de Lyon jugeait qu'en prononçant l'avertissement, l'employeur avait épuisé son pouvoir de sanction à l'égard de l'ensemble des faits antérieurs à celui-ci, si bien que le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse (10).

Argumentant principalement sur le fondement de l'adage non bis in idem et de l'identité de cause qu'il implique, l'association appelait la Cour de cassation à casser cette décision, estimant ne pas avoir perdu son pouvoir disciplinaire par le prononcé de cet avertissement. La Chambre sociale de la Cour de cassation rejette cependant le pourvoi par cet arrêt du 16 mars 2010. Elle juge, pour cela, "que, bien qu'informé de l'ensemble des faits reprochés à la salariée, l'employeur avait, le 17 décembre 2004, choisi de lui notifier un avertissement seulement pour certains d'entre eux", si bien que "la cour d'appel [avait] exactement décidé que ce dernier avait épuisé son pouvoir disciplinaire et ne pouvait prononcer un licenciement pour des faits antérieurs à cette date".

II - Le fondement incertain de l'épuisement du pouvoir disciplinaire

  • Une catégorie générique : l'épuisement du pouvoir de sanction de l'employeur

Il convient de relever que, comme à son habitude, la Chambre sociale ne se réfère pas à l'adage non bis in idem, alors qu'il s'agit d'une hypothèse de cumul de sanction. Cependant, il est probable que, contrairement aux hypothèses dans lesquelles il s'agit bien de refuser la faculté de sanctionner deux fois un même fait, il s'agisse plutôt ici de refuser la possibilité de sanctionner des faits qui n'ont pas été sanctionnés une première fois à l'occasion du prononcé d'une sanction.

Il faudrait, dès lors, considérer que l'usage par la Cour de cassation de la formule selon laquelle l'employeur a "épuisé son pouvoir disciplinaire" puisse faire référence à deux situations distinctes. Cela pourrait, d'abord, correspondre à une hypothèse d'application de la règle non bis in idem. Cela pourrait, également, correspondre à une hypothèse de sanction prononcée par l'employeur pour certains faits seulement, les autres faits étant d'une certaine manière considérés comme ne méritant pas d'être sanctionnés.

  • L'exigence de la connaissance par l'employeur des faits non sanctionnés

On relèvera que ce n'est pas la première fois que la Chambre sociale juge que l'employeur a épuisé son pouvoir disciplinaire en prononçant une sanction pour certains faits seulement, laissant d'autres fautes impunies lors du prononcé de la sanction (11). L'espèce commentée apporte cependant une utile précision en disposant que l'employeur perd la faculté de sanctionner les faits antérieurs s'il était "informé de l'ensemble des faits reprochés à la salariée" au moment du prononcé de la sanction.

La grande difficulté soulevée par cette décision tient à ce qu'il paraît très compliqué d'en identifier le fondement. Certes, cela n'étonne guère puisque la Chambre sociale fait déjà application de l'adage non bis in idem à défaut de tout fondement textuel et alors même que cette maxime paraissait réservée à la matière criminelle. Cependant, la solution posée dans cet arrêt va plus loin puisqu'elle prive l'employeur non pas d'une double sanction, mais d'une sanction tout court.

  • Les interrogations quant au fondement de la solution

La solution peut tout de même s'expliquer au regard de deux considérations.

D'abord, cette solution permet de ne pas multiplier les procédures disciplinaires dans l'entreprise et, ainsi, d'éviter que le salarié fautif demeure toujours dans l'expectative et la crainte d'une nouvelle sanction pouvant intervenir tant que les faits ne sont pas prescrits. La privation du pouvoir de sanctionner ne constitue pas non plus une injustice à l'égard de l'employeur puisque celui-ci avait connaissance des fautes du salarié et qu'il les a volontairement laissées impunies.

Ensuite, la solution adoptée peut être implicitement rapprochée des origines de l'adage non bis in idem. En effet, si cette règle permet d'éviter une double sanction, elle permettait également, dès l'origine de son apparition, d'interdire toute sanction contre une faute dont l'auteur aurait judiciairement été disculpé ou pour laquelle il aurait expressément été décidé de ne pas lui infliger de sanction malgré sa culpabilité (12). C'est encore aujourd'hui cette idée qui émane de l'article 4 du protocole additionnel n° 7 à la Convention européenne des droits de l'Homme et de l'article 368 du Code pénal : aucune sanction ne peut être prononcée contre une personne qui a été acquittée. Dans une certaine mesure, la décision de l'employeur de ne pas sanctionner un fait commis par le salarié dont il avait connaissance pour seulement en sanctionner d'autres peut être comparée à une décision d'acquittement prononcée par l'employeur.

  • Une règle d'un maniement délicat pour les employeurs

Il conviendra cependant que les employeurs soient très prudents en cas de fautes multiples d'un salarié puisqu'il leur faudra alors concilier avec habileté la volonté de sanctionner tous les faits fautifs et les délais de prescription qui, rappelons-le, sont relativement courts en matière disciplinaire (13).

En effet, l'affirmation de la règle posée par la Chambre sociale implique que l'employeur ne pourra pas, face à des fautes multiples, en sanctionner certaines et se réserver un temps de réflexion ou d'enquête avant de décider s'il entend sanctionner les autres fautes. L'employeur devra établir une stratégie de sanction globale de l'ensemble des faits reprochés, le tout en respectant le délai de deux mois imposé par la loi. Dans certaines affaires complexes, un tel calcul risque de ne pas être une sinécure, et devrait malheureusement inciter les employeurs à utiliser directement la sanction la plus lourde que constitue le licenciement...


(1) On relèvera, cependant, que la Cour de cassation ne fait pas expressément référence à cet adage qui est théoriquement réservé à la matière pénale et dont l'intitulé exact est non bis in idem crimen. Sur l'adage non bis in idem, v. H. Roland, L. Boyer, Adages du droit français, Litec, 4ème éd., 1999, pp. 534 et s..
(2) Art. 4 : "Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même Etat en raison d'une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet Etat".
(3) C. proc. pén., art. 368 (N° Lexbase : L4375AZ3) : "Aucune personne acquittée légalement ne peut plus être reprise ou accusée à raison des mêmes faits, même sous une qualification différente".
(4) V., par ex., Cass. soc., 15 mars 1973, n° 72-4.0009, Société Docks Rémois familistère SA c/ C. Stock, publié (N° Lexbase : A5335CH3) ; Cass. soc., 8 novembre1978, n° 76-41052, SNC Bancel et Choiset c/ Scholtes, publié (N° Lexbase : A6690CGU).
(5) Cass. soc., 27 septembre 1984, n° 82-41.346, SA Amystore c/ Pierre (N° Lexbase : A0614AAY) ; Cass. soc., 27 juin 2001, n° 99-42.216, M. Youssef Daouai c/ M. Daniel Bigot (N° Lexbase : A5738AGM) ; J. Pélissier, A. Lyon-Caen, A. Jeammaud, E. Dockès, Les grands arrêts du droit du travail, Dalloz, 4ème éd., 2008, pp. 319 et s..
(6) Cass. soc., 3 décembre 1987, n° 85-41.211, M. Squelart c/ Société Garage du Bugey (N° Lexbase : A9296AAK). Au contraire, la mise à pied disciplinaire constituant une sanction, elle ne peut être cumulée avec une autre sanction comme, par exemple, un licenciement. V. Cass. soc., 3 mai 2001, n° 99-40.936, Société Minoterie Jambon c/ M. Pascal Mazet (N° Lexbase : A3440ATL), Dr. soc., 2001, p. 890, obs. J. Savatier.
(7) Cass. soc., 7 avril 1993, n° 91-42.914, Duchat c/ SNEA (N° Lexbase : A8500AGW).
(8) Cass. soc., 18 octobre 1990, n° 88-44.579, SNC Pavillons Modernes c/ Vengeon (N° Lexbase : A1747ABC).
(9) C. trav., art. L. 1332-5 (N° Lexbase : L1869H94) : "Aucune sanction antérieure de plus de trois ans à l'engagement des poursuites disciplinaires ne peut être invoquée à l'appui d'une nouvelle sanction".
(10) CA Lyon, ch. soc., sect. A, 29 avril 2008, n° 07/02531, Mme Huguette Lalli c/ Association Sainte-Anne (N° Lexbase : A6750EK9).
(11) Cass. soc., 7 février 1995, n° 93-43.573, Société anonyme Bouygues c/ M. Miloud Belgacem (N° Lexbase : A9412CNW), Jurispr. soc. UIMM, 1995, p. 212 ; Cass. soc., 12 octobre 1999, n° 96-43580, Société Paris Drive Mac Donald's c/ M. Fol (N° Lexbase : A2185CHE), TPS, 1999, comm. 412, P.- Y. Verkindt.
(12) Sur les origines de la règle, v. à nouveau H. Roland, L. Boyer, Adages de droit français, préc..
(13) C. trav., art. L. 1332-4 (N° Lexbase : L1867H9Z).


Décision

Cass. soc., 16 mars 2010, n° 08-43.057, Association Sainte-Anne, FS-P+B (N° Lexbase : A8091ETT)

Rejet, CA Lyon, ch. soc., sect. A, 29 avril 2008, n° 07/02531, Mme Huguette Lalli c/ Association Sainte-Anne (N° Lexbase : A6750EK9)

Textes cités : néant

Mots-clés : pouvoir disciplinaire ; cumul de sanctions ; faits fautifs non sanctionnés ; épuisement du pouvoir de sanction de l'employeur

Lien base : ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 45609, "corpus": "encyclopedia"}, "_target": "_blank", "_class": "color-encyclopedia", "_title": "L'interdiction du cumul de sanctions", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: E2788ETG"}})

newsid:387184

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.