La lettre juridique n°409 du 23 septembre 2010 : Procédure civile

[Chronique] La chronique de procédure civile d'Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble - Septembre 2010

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[Chronique] La chronique de procédure civile d'Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble - Septembre 2010. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3211180-chronique-la-chronique-de-procedure-civile-d-b-etienne-verges-professeur-a-luniversite-de-grenoble-b
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le 07 Octobre 2010

Lexbase Hebdo - édition privée générale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en procédure civile réalisée par Etienne Vergès, agrégé des facultés de droit et Professeur à l'Université de Grenoble II. L'auteur a d'abord choisi de revenir sur un avis rendu par la Cour de cassation le 4 mai 2010, qui apporte des précisions fort utiles concernant la date d'introduction de l'instance, lorsqu'une demande est présentée par assignation. Ce sont, ensuite, deux arrêts rendus début juillet par la première chambre civile qui ont retenu l'attention de l'auteur : la première décision, en date du 8 juillet 2010, fait application du principe de l'estoppel en matière d'arbitrage ; la seconde, rendue le 1er juillet 2010, poursuit le mouvement jurisprudentiel du principe de concentration de moyens, combiné avec l'autorité de la chose jugée. I - Les notions fondamentales du procès : la notion d'instance et l'introduction de l'instance
  • Lorsqu'une demande est présentée par assignation, la date d'introduction de l'instance doit s'entendre de la date de cette assignation, à condition qu'elle soit remise au secrétariat-greffe (Cass. avis n° 0100002P du 4 mai 2010 [LXB=A9178E9S])

Dans la précédente chronique du mois d'avril (1), nous abordions la délicate question de la délimitation des contours de la notion d'instance. Une nouvelle fois, la jurisprudence nous donne l'occasion de nous pencher sur ce concept théorique mais dont les conséquences pratiques sont nombreuses et importantes.

C'est un avis rendu par la Cour de cassation qui vient donner une précision très utile sur le début de l'instance et plus précisément sa date d'introduction.

En l'espèce, un époux avait introduit une requête en divorce. Le Code de procédure civile (C. pr. civ., art. 1108 N° Lexbase : L1618H4P) prévoit que la procédure débute par une tentative de conciliation. A l'issue de cette conciliation, le juge peut prononcer une ordonnance de non-conciliation qui autorise les époux à introduire l'instance en divorce par voie d'assignation. L'article 1113 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1638H4G) précise alors que l'instance doit être introduite dans les trente mois par l'un des époux, sous peine de caducité de la procédure de conciliation. On sait par ailleurs que l'assignation doit être signifiée à la partie adverse, puis qu'une copie doit être remise au secrétariat-greffe de la juridiction. On parle ici d'enrôlement de l'assignation (2).

Toute cette procédure est bien connue des professionnels de la justice et des amateurs de droit processuel. La question qui se pose traditionnellement est celle de savoir si l'instance est introduite par la signification de l'assignation ou par la remise de la copie au secrétariat-greffe. Le Code de procédure civile conserve toute son ambiguïté puisqu'il indique, à l'article 53 (N° Lexbase : L1227H49), que la "demande initiale [...] introduit l'instance" (3). A première vue, c'est l'enrôlement qui emporte saisine de la juridiction (4) et l'on pourrait être tenté de considérer que l'instance est introduite au moment où la juridiction est saisie (5). Cette solution a d'ailleurs parfois été retenue en matière de prescription (6).

Comme l'indiquait très justement le conseiller rapporteur dans l'arrêt étudié (7), il est important de distinguer deux éléments essentiels de la procédure contentieuse. Le premier concerne la saisine de la juridiction, qui confie une mission à la justice (participer à la conduite du procès et trancher le litige). Le second concerne l'avertissement de l'adversaire (8) et dépend intimement du principe du contradictoire. La question se pose alors de savoir si l'ouverture de l'instance doit être rattachée à la saisine de la juridiction, à la délivrance de l'assignation, ou à la réunion de ces deux formalités.

Trois solutions sont alors envisageables :

- soit on retient la signification de l'assignation comme acte introductif d'instance ;

- soit, au contraire, l'instance est introduite au jour de l'enrôlement ;

- soit, enfin, on considère que la combinaison des deux formalités marque l'introduction de l'instance, mais que l'enrôlement emporte introduction rétroactive au jour de la signification.

En se conformant à l'avis de l'avocat général, la Cour de cassation a rendu un avis tenant compte de la dualité des fonctions de l'introduction de l'instance (appel des parties et saisine de la juridiction). Elle considère que "lorsqu'une demande est présentée par assignation, la date d'introduction de l'instance doit s'entendre de la date de cette assignation", mais elle précise que l'introduction de l'instance ne peut avoir lieu qu'à la condition que l'assignation "soit remise au secrétariat-greffe". C'est donc la troisième option qui a été retenue. L'instance n'est introduite que par la réunion des deux formalités, la seconde produisant un effet rétroactif d'ouverture de l'instance à la date de la première.

La solution est favorable au demandeur puisqu'elle permet d'avancer la date d'introduction de l'instance et réduit le risque d'encourir caducité ou prescription.

II - Les principes de la procédure

A - La vivacité de l'estoppel et du principe de loyauté des débats en matière d'arbitrage

  • Un tiers à la procédure d'arbitrage, qui n'est pas intervenu volontairement, ne peut, alors qu'il avait connaissance de l'instance, se contredire en demandant par la suite l'annulation de la décision arbitrale (Cass. civ. 1, 8 juillet 2010, n° 09-14.280, F-P+B+I N° Lexbase : A1242E4R)

La première chambre civile applique le principe de l'estoppel avec beaucoup de dynamisme malgré son admission réservée par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation (9). Le domaine de l'arbitrage fait ainsi figure de domaine d'application privilégié de l'interdiction de se contredire au détriment d'autrui.

En remontant le temps, on se souvient que, dans un premier arrêt du 6 juillet 2005 (10), la Cour de cassation avait considéré qu'une partie ayant formé une demande d'arbitrage et participé, sans réserve, durant neuf années à la procédure d'arbitrage, était "irrecevable, en vertu de la règle de l'estoppel" à invoquer devant la juridiction française, saisie d'une demande d'exequatur, la nullité de la convention d'arbitrage.

Dans un arrêt du 6 mai 2009 (11), la même chambre civile se fondait sur le principe de loyauté procédurale entre les parties pour qualifier d'estoppel, l'attitude d'un liquidateur qui avait refusé de participer à une procédure d'arbitrage dont il avait connaissance pour s'en plaindre en formant un appel contre la décision ordonnant l'exequatur de la sentence arbitrale. Cette décision était contestée en doctrine (12), mais elle avait le mérite de rapprocher l'estoppel du principe de loyauté des débats.

Dans un arrêt du 3 février 2010 (13), la première chambre civile rendait une décision intéressante sur deux points. D'une part, la Cour donnait une définition positive de l'estoppel décrit comme "le changement de position en droit d'un plaideur de nature à induire son adversaire en erreur sur ses intentions". D'autre part, la Haute juridiction considérait que le plaideur -qui a contesté la recevabilité d'une demande devant un arbitre, puis signé le procès-verbal d'audience, pour invoquer une nouvelle fois l'irrecevabilité de la demande dans une procédure d'annulation de la sentence arbitrale- n'usait pas de l'estoppel. Il n'y avait effectivement aucune contradiction à invoquer l'irrecevabilité d'une demande devant l'arbitre puis dans l'exercice d'une voie de recours. La Cour de cassation précise ainsi progressivement les limites de l'estoppel.

La première chambre civile vient de rendre un nouvel arrêt le 8 juillet 2010 (14) dans lequel elle poursuit sans défaillir son travail d'implantation de l'estoppel dans la procédure française et particulièrement en matière d'arbitrage.

En l'espèce, un conflit opposait une société marocaine à la société française France Q. à propos de la résiliation unilatérale de deux contrats d'installation de restaurants Q. au Maroc. Les contrats avaient été conclus avec une société marocaine dont le conseil d'administration était présidé par M. X. Une action fut intentée par la société marocaine devant un tribunal arbitral qui jugea que les contrats avaient été résiliés à bon droit. Cette décision fit l'objet d'un recours en annulation par M. X, lequel n'avait pas été partie en première instance. Ce dernier considérait que la sentence arbitrale était contraire à l'ordre public international, car le tribunal avait statué sur la résiliation de contrats auxquels M. X était personnellement partie, sans qu'il ait été régulièrement appelé à l'instance pour faire valoir ses droits.

La situation devenait complexe, puisque M. X se plaignait de n'avoir pas été appelé à une instance à laquelle il avait indirectement participé en sa qualité de président du conseil d'administration de la société demanderesse.

La première chambre civile n'a pas été trompée par la manoeuvre et elle a considéré que le "président du conseil d'administration qui n'a pas jugé utile d'intervenir à la procédure à titre personnel, ne peut, sans se contredire au préjudice de la société défenderesse et violer ainsi le principe de la loyauté des débats, soutenir, devant le juge de l'annulation, que la reconnaissance et l'exécution de la sentence sont contraires à l'ordre public international du fait de l'absence de mise en cause" de sa propre personne.

La décision associe une nouvelle fois l'estoppel au principe de loyauté procédurale. En étant bien attentif, on constate que la première chambre civile n'utilise pas explicitement le terme "estoppel", mais elle évoque l'attitude du plaideur qui se contredit au détriment de son adversaire. Cette posture procédurale correspond précisément au changement de position visant à induire l'adversaire en erreur. On se trouve bien dans le cadre de l'estoppel tel qu'il a été défini dans l'arrêt du 3 février 2010.

Ce faisant, la première chambre civile s'écarte de la jurisprudence plus restrictive et mesurée de l'Assemblée plénière sur l'estoppel. En effet, on se souvient que, dans son arrêt du 27 février 2009, l'Assemblée plénière avait soumis le jeu de l'estoppel à une triple identité : action de même nature, fondée sur le même objet et réunissant les mêmes parties.

A l'évidence, ces trois conditions ne sont pas réunies dans l'arrêt puisque le plaideur auquel la Cour de cassation oppose l'estoppel n'a pas été partie en première instance. La première chambre civile adopte donc une acception plus souple de l'estoppel. Elle rejoint les deux conditions qu'il nous semblait opportun de retenir dans notre précédente chronique (15) : un plaideur qui crée une apparence trompeuse dans le but de causer un préjudice procédural à un adversaire. Telle est bien la définition retenue dans l'arrêt du 3 février 2010 et mise en application dans celui du 8 juillet 2010.

Toutefois, la question demeure de savoir si l'on peut opposer l'estoppel à un plaideur qui volontairement n'a pas été partie à la première instance. Cette solution a fait l'objet de vives critiques (16) et elle a le mérite de souligner que l'estoppel est un concept dont les contours sont encore mal définis en droit français. Il en va ainsi d'un certain nombre de principes généraux de la procédure. Ainsi, le très classique principe de l'autorité de la chose jugée conserve, encore aujourd'hui, sa part de mystère. Comment espérer que le principe émergent de loyauté et son corollaire, l'estoppel, accèdent si rapidement à la clarté et la précision exigée par certains ?

B - Autorité de la chose jugée et principe de concentration, l'évolution de la jurisprudence

  • Il appartient au défendeur de présenter dès l'instance initiale l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à justifier le rejet total ou partiel de la demande, même si le plaideur invoque, en réalité, deux prétention distinctes ! (Cass. civ. 1, 1er juillet 2010, n° 09-10.364, F-P+B+I N° Lexbase : A5810E3L)

Depuis le célèbre arrêt d'Assemblée plénière "Cesareo" du 7 juillet 2006 (17), la Cour de cassation précisait la notion d'identité des causes et consacrait, dans le même temps, le principe de concentration des moyens, selon lequel, "il incombe au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci". Depuis cette décision, la Cour de cassation n'a pas cessé d'étendre le champ d'application du principe, modifiant en substance la définition de l'autorité de la chose jugée, mais portant également atteinte aux principes directeurs du procès. Cette chronique à pour but de présenter quelques éléments marquants de l'évolution contemporaine de la jurisprudence sur le principe de concentration et de porter une appréciation critique sur cette évolution.

Dans un arrêt du 13 février 2008, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a étendu le principe de concentration des moyens au défendeur (18). Il s'agissait, en l'espèce, d'une contestation portant sur l'exécution d'un contrat de "réservation" d'un immeuble. Pour refuser d'exécuter le contrat et de conclure la vente, le défendeur avait invoqué le préjudice qui résultait d'une baisse sensible du prix de l'immeuble. Cette défense ayant échoué, le défendeur exerça, par la suite, une nouvelle action en justice, cette fois en rescision pour lésion. La Cour de cassation affirma alors qu'"il incombait à la défenderesse à l'action en régularisation forcée de la vente de présenter dès cette instance l'ensemble des moyens qu'elle estimait de nature à faire échec à la demande en invoquant notamment la lésion, fondement juridique qu'elle s'était abstenue de présenter en temps utile, de sorte que l'action en rescision se heurtait à l'autorité de la chose jugée".

Dans un arrêt du 28 mai 2008, auquel il a été donné la plus grande publicité (19), la première chambre civile inventait un principe de "concentration des demandes fondées sur la même cause". Dans cette affaire, un franchisé avait rompu son contrat et avait violé la clause qui lui interdisait durant un an de se réaffilier à un réseau de franchise concurrent. Dans un premier procès, le franchiseur agissait en responsabilité pour obtenir la dépose de la nouvelle enseigne de son ancien franchisé. Dans un second procès, le franchiseur sollicitait, cette fois, des dommages et intérêts. L'objet du second litige était nettement distinct de celui du premier, mais la Cour de cassation considéra qu'"il incombe au demandeur de présenter dans la même instance toutes les demandes fondées sur la même cause et qu'il ne peut invoquer dans une instance postérieure un fondement juridique qu'il s'était abstenu de soulever en temps utile".

La solution est éminemment critiquable. Elle consiste à nier le rôle des parties dans la définition du champ de saisine du juge (20), mais également à dénaturer le concept d'identité d'objet lié au principe d'autorité de la chose jugée. La première chambre civile a souhaité privilégier une efficacité procédurale radicale au détriment des droits des parties, mais également de l'équilibre aménagé par les auteurs du Code de procédure civile. Si l'on ajoute que la notion de cause du litige baigne dans un flou profond, qui n'a pas été dissipé par l'Assemblée plénière, on peut demeurer plus que perplexe à l'égard de la position prise par la première chambre civile.

La question s'est posée, par la suite, de savoir comment appréhender le principe de concentration en présence d'un changement de circonstances. La Cour de cassation a, d'abord, été confrontée à l'apparition d'un fait nouveau. Dans un arrêt du 25 avril 2007 (21), la troisième chambre civile a opportunément jugé que l'autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice. En d'autres termes, une partie peut légitimement agir une seconde fois pour soumettre au juge une demande déjà tranchée mais fondée sur un moyen de fait nouveau, car inconnu durant le premier procès. Dans cette hypothèse, l'objet du litige est identique, mais la cause est différente. La Cour de cassation a, ensuite, été confrontée à l'apparition d'une règle de droit nouvelle. Dans un arrêt du 24 septembre 2009 (22) la première chambre civile a jugé que l'apparition d'une nouvelle règle de droit (en l'espèce un revirement de jurisprudence) ne permettait pas au demandeur d'invoquer une nouvelle fois en justice sa demande en se fondant sur un moyen de droit qui lui était favorable et qui était inconnu (des parties et du juge) au cours du premier procès. Si elle contribue un peu plus à éloigner la cause de l'autorité de la chose jugée, cette décision n'en est pas moins critiquable puisqu'elle empêche un justiciable d'invoquer une règle de droit qu'il lui était impossible d'invoquer lors du premier procès puisqu'elle n'existait pas encore. La concentration des moyens appliquée de façon radicale conduit à des solutions absurdes.

C'est dans ce contexte qu'est intervenu un dernier arrêt de la première chambre civile du 1er juillet 2010 (23), qui, sous couvert d'une application conventionnelle du principe de concentration des moyens, poursuit le mouvement d'extension vers un principe de concentration des demandes. En l'espèce, deux époux s'étaient portés caution d'une société de fruits et légumes qui avaient fait l'objet d'une liquidation judiciaire. La banque créancière de la société avait donc agi contre les cautions pour obtenir le paiement des crédits contractés par la société liquidée. Lors d'un premier procès, les époux cautions s'étaient défendus en discutant la validité et la portée de leur engagement. Ils furent tout de même condamnés au paiement des sommes réclamées par la banque. Par la suite, les cautions intentèrent une action en responsabilité contre la banque au cours d'un second procès. Les époux reprochaient à l'établissement de crédit d'avoir commis un certain nombre de négligences, lesquelles avaient été à l'origine de la mise en oeuvre de l'action contre eux. Cette action fut jugée irrecevable par la cour d'appel en raison de l'autorité de la chose jugée frappant le jugement rendu au cours du premier procès.

Dans leur pourvoi, les cautions reprochaient à la cour d'appel d'avoir mis en oeuvre l'autorité de la chose jugée alors que les deux procès ne portaient pas sur le même objet. En effet, le premier procès portait sur une somme due par les cautions à la banque. Le second procès concernait, quant à lui, une somme due par la banque aux cautions. Si une compensation pouvait s'opérer entre ces deux sommes, il était évident que l'objet du litige était différent dans les deux procès. Le raisonnement de la cour d'appel était étrange. Elle reprochait aux époux cautions de n'avoir pas formé de demande reconventionnelle contre la banque tirée du comportement fautif de cette dernière. Le raisonnement avait de quoi surprendre, puisque le défendeur, s'il a la liberté de former une demande reconventionnelle, n'en a pas l'obligation. Si l'article 4 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1113H4Y) prévoit que "l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties", c'est non seulement pour interdire au juge de statuer au-delà de ce qui lui est demandé, mais également pour permettre aux parties de circonscrire le procès à une fraction du litige. Mais rien n'empêche une partie, qui a limité sa demande ou sa défense au cours d'un premier procès, de formuler cette demande plus tard, au cours d'un autre procès. L'autorité de la chose jugée ne porte que sur la "chose" qui a été jugée, c'est-à-dire, la prétention alléguée par une partie et tranchée par le juge. La chose jugée correspond bien à l'objet du litige. Tout objet qui n'a pas été tranché peut être soumis en justice. Il en va non seulement de l'équité procédurale, mais surtout de la logique inhérente au procès, telle qu'elle a été voulue par les rédacteurs du code. Le procès civil moderne n'est pas simplement une suite de règles de procédure. Il a été pensé comme un système cohérent.

C'est ce que semble avoir oublié la première chambre civile de la Cour de cassation en rejetant le pourvoi. Elle affirme "attendu qu'il appartenait aux consorts X de présenter dès l'instance initiale l'ensemble des moyens qu'ils estimaient de nature à justifier le rejet total ou partiel de la demande ; qu'ayant relevé que, poursuivis en exécution de leurs engagements de caution, les consorts X n'avaient développé lors de l'instance initiale que des contestations relatives à la validité et à la portée de ces engagements sans faire valoir que la banque avait engagé sa responsabilité civile à leur égard et devait être condamnée à leur payer des dommages-intérêts qui viendraient en compensation avec les condamnations prononcées à leur encontre, la cour d'appel en a exactement déduit qu'était irrecevable la demande dont elle était saisie, qui ne tendait qu'à remettre en cause, par un nouveau moyen qui n'avait pas été formé en temps utile".

En apparence, l'arrêt n'est qu'une application scolaire de la jurisprudence de l'Assemblée plénière. En réalité, il n'en est rien. La Cour de cassation affirme, d'abord, que les défendeurs avaient l'obligation de présenter dès l'instance initiale l'ensemble des moyens de nature à justifier le rejet de la demande. C'est, ici, l'expression stricte du principe de concentration des moyens. C'est d'ailleurs ce que les cautions ont fait. Les époux ont contesté la validité et la portée de leur engagement, deux moyens de nature à faire échec à la demande. Ils ont ainsi pleinement rempli leur obligation. La Haute juridiction reproche, ensuite, aux cautions de n'avoir développé que des "contestations relatives à la validité et portée de leur engagement". Le terme de "contestations" n'a pas de signification en procédure. Les parties développent des prétentions et des moyens, mais pas de contestations. Les mots ont un sens, car les prétentions définissent l'objet du litige, alors que les moyens définissent la cause. Si l'arrêt "Cesareo" a détruit partiellement la conception théorique de la cause, fort heureusement, il n'a pas touché l'objet de litige. La première chambre civile s'est, quant à elle, attaquée à détruire également la notion d'objet du litige. Elle poursuit cette oeuvre en considérant que deux prétentions distinctes concernant les créances qui peuvent se compenser constituent simplement deux moyens distincts liés à une prétention unique : la compensation. Il s'agit là d'un raccourci peu approprié et on mesure bien la philosophie qui sous-tend ce raisonnement : obliger les parties à invoquer au cours du même procès tous les moyens, mais également toutes les prétentions qui peuvent graviter autour de leurs relations conflictuelles. Il est effectivement plus pratique pour une juridiction de vider l'ensemble des différends dans un même procès.

Bientôt, un voisin condamné à des dommages-intérêt pour trouble anormal de voisinage en raison de son coq chanteur se verra opposer l'autorité de la chose jugée pour n'avoir pas invoqué au cours d'un premier procès le trouble causé par l'autre voisin en raison d'une tondeuse bruyante. En définitive, toutes les dettes d'argent se compensent. La cause est donc la même !

A trop rechercher l'efficacité dans la conduite de la justice, on finit par perdre la logique, mais également l'équité de la procédure. Faire ainsi usage de l'autorité de la chose jugée à tort et à travers expose immanquablement la France à un risque de condamnation devant la CEDH pour violation du droit d'accès à la justice.

Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble II


(1) Lire La chronique de procédure civile d'Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble II - Avril 2010, Lexbase Hebdo n° 390 du 8 avril 2010 - édition privée générale (N° Lexbase : N7337BN3).
(2) Cf. not. S. Guichard, F. Ferrand, C. Chainais, Procédure civile, droit interne et droit communautaire, 29ème éd., 2008, n° 984.
(3) Cf. L. Cadiet et E. Jeuland qui soulignent l'ambiguïté de cette disposition. Selon ces auteurs, "l'instance n'est véritablement introduite que par la saisine du juge", Droit judiciaire privé, Litec, 6ème éd., 2009, n° 550.
(4) C. pr. civ., art. 838 (N° Lexbase : L0778H4L).
(5) En ce sens, Cass. civ. 2, 26 juin 2003, n° 01-14.317, FP-P+B (N° Lexbase : A9739C89), Bull. civ. II, n° 211, dans lequel la Cour affirme que "fait une exacte application des articles 757 (N° Lexbase : L4953GUY) et 1113, alinéa 2, du nouveau Code de procédure civile, une cour d'appel qui, pour constater la caducité des mesures provisoires, relève que le juge aux affaires familiales n'a pas été saisi dans le délai de six mois par la remise, au secrétariat-greffe, d'une copie de l'assignation".
(6) Cass. com., 18 décembre 1984, n° 83-10.664 (N° Lexbase : A2388AAP), Bull. n° 356. Cf., toutefois, contra, Cass. civ. 3, 15 mai 2002, n° 00-22.175, FS-P+B (N° Lexbase : A6611AYI), D., 2002, p. 2499, note Atias, mais ce dernier arrêt évoque l'exercice de l'action et non l'introduction de l'instance.
(7) Rapport de M. Alt, Conseiller référendaire.
(8) "En lui donnant rendez-vous devant le juge" poursuit le conseiller référendaire, ibid.
(9) Voir La chronique de procédure civile d'Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble II - mars 2009, Lexbase Hebdo n° 344 du 2 avril 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N9948BIB) et Ass. plén., 27 février 2009, n° 07-19.841, P+B+R+I N° Lexbase : A3925EDQ) : JCP éd. G, 2009, II, 10073, note P. Callé ; JCP éd. G, 2009, I, 142, n° 7, obs. Y.-M. Serinet ; D., 2009, p. 1245, note D. Houtcieff ; Dr. et proc., 2009, p. 263, note M. Douchy-Oudot ; LPA, 13 mai 2009, p. 7, avis M. de Gouttes ; Gaz. Pal., 2009, 1, p. 1261, note T. Janville.
(10) Cass. civ. 1, 6 juillet 2005, n° 01-15.912, FS-P+B (N° Lexbase : A8785DI9), Bull., I, n° 302, D. 2006, Jur. p. 1424, obs. E. Agostini ; RTDCom., 2006, p. 309, obs. E. Loquin ; Revue des contrats, 1er octobre 2006, n° 4, p. 1279, note B. Fauvarque-Cosson ; Revue arbitrage, 2005, 993, note Ph. Pinsolle.
(11) Cass. civ. 1, 6 mai 2009, n° 08-10.281, FS-P+B+I (N° Lexbase : A7526EGT).
(12) G. Bolard, La première chambre civile, entre estoppel superflu et suspension des poursuites individuelles, JCP éd. G, 2009, 534.
(13) Cass. civ. 1, 3 février 2010, n° 08-21288, FS-P+B+I (N° Lexbase : A2062ERS), JCP éd. G, 2010, 626, note D. Houtcieff.
(14) Cass. civ. 1, 8 juillet 2010, n° 09-14.280, F-P+B+I, D., 2010, p. 1886, note X. Delpech.
(15) Voir La chronique de procédure civile d'Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble II - mars 2009, Lexbase Hebdo n° 344 du 2 avril 2009 - édition privée générale, préc..
(16) Cf. G. Bolard préc..
(17) Ass. plén., 7 juillet 2006, n° 04-10.672, P+B+R+I (N° Lexbase : A4261DQU), Bull. ass. plén. 2006, n° 8 ; JCP éd. G, 2006, I, 183, n° 15, obs. S. Amrani-Mekki ; JCP éd. G, 2007, II, 10070, note G. Wiederkehr ; Procédures, 2006, repère 9, obs. H. Croze ; Procédures, 2006, comm. 201, obs. R. Perrot ; D., 2006, p. 2135, note L. Weiller ; RTDciv., 2006, p. 825, obs. R. Perrot ; Rev. Huissiers, 2006, p. 348, obs. N. Fricéro.
(18) Cass. civ. 3, 13 février 2008, n° 06-22.093, FS-P+B+I N° Lexbase : A9239D4X) ; Bull. civ. 2008, III, n° 28.
(19) Cass. civ. 1, 28 mai 2008, n° 07-13.266, FS-P+B+I (N° Lexbase : A7685D87), JCP éd. G, 2008, II, 10170, note. G. Bollard.
(20) Cf., notamment, les critiques de G. Bolard préc..
(21) Cass. civ. 3, 25 avril 2007, n° 06-10.662, FS-P+B (N° Lexbase : A0267DWS), D., 2007, IR, p. 1344 ; Procédures, 2007, comm. 158, obs. R. Perrot.
(22) Cass. civ. 1, 24 septembre 2009, n° 08-10.517, FS P+B (N° Lexbase : A3400ELI), JCP éd. G, 2009, p. 401, note C. Bléry.
(23) Cass. civ. 1, 1er juillet 2010, n° 09-10.364, F-P+B+I (N° Lexbase : A5810E3L), JCP éd. G, 2010, 785, note à paraître Yves-Marie Serinet.

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