La lettre juridique n°277 du 18 octobre 2007 : Social général

[Jurisprudence] Discriminations et régimes spéciaux : les bonifications réservées aux mères dans les industries électriques et gazières

Réf. : CA Aix-en-Provence, 9ème ch., sect. A, 8 mars 2007, n° 05/19576, Monsieur Dominique Morael c/ SA Electricité de France (N° Lexbase : A1568DXD)

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par Olivier Pujolar, Maître de conférences à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

Les semaines se suivent et se ressemblent : il ne s'en passe pas une sans que les régimes spéciaux ne soient évoqués dans tous les médias. Cependant, si la réforme de ces régimes fait la une de l'actualité, on ne saurait oublier les contentieux qu'ils ont pu susciter et qui continuent d'alimenter les rôles des juridictions. Sans nul doute bien placés au hit-parade des contentieux propres aux régimes spéciaux, il faut évoquer ceux qui concernent les bonifications accordées par certains régimes aux seules mères de famille et qui permettent à ces dernières de bénéficier, sous certaines conditions, de départs en retraite plus précocement que leurs collègues masculins. De telles bonifications figurent, par exemple, dans le régime spécial de retraite des industries électriques et gazières organisé par le statut national du personnel de ces industries, ou encore dans le régime spécial de retraite des clercs et employés de notaires. Selon la CJCE, l'applicabilité du principe d'égalité formulé à l'article 141 du Traité CE (N° Lexbase : L5147BCM) est fonction de la nature légale ou professionnelle du régime considéré (sur ce point, v., notamment, N. Mingant, L'application du principe d'égalité au régime de retraite des clercs et employés de notaires, Lexbase Hebdo n° 130 du 22 juillet 2004 - édition sociale N° Lexbase : N2444AB7). De nombreuses espèces ont déjà porté sur ce thème, mais un nouvel acteur, dont le rôle ne saurait être négligé, est récemment apparu : la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde). Une affaire tranchée le 8 mars 2007 par la cour d'appel d'Aix-en-Provence est l'occasion de quelques précisions sur ces sujets.

Résumé

La SA Electricité de France doit prononcer la mise en inactivité par anticipation de Monsieur M., avec perception immédiate de la pension d'ancienneté, en lui accordant le bénéfice des dispositions de l'article 3 de l'annexe III au statut du personnel des industries électriques et gazières et du c) du paragraphe 112-35 du chapitre 263 du manuel pratique des questions de personnel EDF-GDF.

1. Une indiscutable discrimination fondée sur le sexe

Le statut national du personnel des industries électriques et gazières prévoit que, lorsqu'une femme employée dans ce secteur a eu au moins trois enfants, une bonification d'ancienneté, d'une année par enfant, lui est accordée, ce qui lui permet de bénéficier d'une pension de retraite de manière anticipée (1). Père de quatre enfants, M. M., employé par la SA Electricité de France (EDF) depuis le 1er janvier 1979, a formulé une demande de départ anticipé en inactivité par lettre du 7 septembre 2004. Par lettre du 25 octobre 2004, EDF lui répondait que l'article 3 de l'annexe III du Statut national du personnel des Industries Electriques et Gazières ne concernait que les agents féminins.

S'estimant victime d'une discrimination fondée sur le sexe, M. M. a saisi le conseil de prud'hommes de Marseille qui l'a débouté de ses demandes par jugement en date du 23 septembre 2005. M. M. a, alors, formé un appel et a saisi la Halde.

Le caractère discriminatoire des dispositions litigieuses n'était guère discutable. Les parties et les juges aixois ne s'y sont, d'ailleurs, pas trompés en faisant référence aux nombreuses décisions jurisprudentielles antérieures. Restait, cependant, à s'assurer que les demandes du salarié pouvaient être effectivement prises en compte, notamment, dans le respect des compétences respectives et de l'effet relatif de l'autorité de la chose jugée.

Le régime général des fonctionnaires comportait le même type de dispositions que les dispositions litigieuses de l'espèce commentée. Il fut l'un des premiers à subir la censure de la Cour de justice des Communautés européennes, dans un arrêt "Griesmar" du 29 novembre 2001 resté célèbre (CJCE, 29 novembre 2001, aff. C-366/99, Joseph Griesmar c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A5833AXC). En l'espèce, la CJCE retenait un raisonnement en deux temps qui ne fut jamais abandonné par la suite. En premier lieu, la CJCE considère que les pensions servies au titre d'un régime tel que le régime de retraite des fonctionnaires entrent, revêtues de la qualification de rémunérations, dans le champ d'application des dispositions de l'article 119 du Traité CE (2) et sont donc soumises au principe d'égalité de traitement entre hommes et femmes. En second lieu, la CJCE constate que les dispositions litigieuses du Code des pensions civiles et militaires de retraite ne sauraient être justifiées par aucune différence de situation relativement à l'octroi des avantages en cause et elle conclut à leur caractère discriminatoire.

Les ordres juridictionnels internes, tant administratif que judiciaire, n'ont, ensuite, fait que reprendre les solutions retenues par la juridiction communautaire. Ainsi, par exemple, toujours à propos du régime de retraite des fonctionnaires, et, d'ailleurs, dans la même affaire que celle tranchée par la CJCE, le Conseil d'Etat s'est aligné sur la position de cette dernière dans un arrêt du 29 juillet 2002 (CE Contentieux, 29 juillet 2002, n° 141112, M. Griesmar N° Lexbase : A1869AZA). Le raisonnement est exactement identique : d'abord, les pensions en cause sont au nombre des rémunérations soumises au principe d'égalité, ensuite les bonifications pour enfants réservées aux seules femmes contreviennent à ce principe et, enfin, de l'avis du Conseil d'Etat comme de la CJCE, aucune considération liée à la protection de la femme en raison de la maternité ou des rapports particuliers qu'elle peut entretenir avec son enfant au cours de la période qui fait suite à la grossesse et à l'accouchement ne peut justifier une exception au principe d'égalité.

La cour d'appel d'Aix-en-Provence n'a même pas eu à reprendre ce type de raisonnement au fond. En effet, devinant, sans doute, qu'il serait identique en l'espèce, les parties ont fait porter l'essentiel du débat sur d'autres moyens, plus procéduraux. Le salarié mettait en avant le fait que le Conseil d'Etat avait déjà eu l'occasion de juger que les dispositions litigieuses du statut EDF étaient illégales en tant qu'elles excluaient du bénéfice des avantages qu'elles instituaient les agents masculins ayant assuré l'éducation de leurs enfants. La SA EDF et la Caisse nationale des Industries électriques et gazières faisaient, quant à elles, valoir que le Conseil constitutionnel (Cons. const., décision n° 2003-483, du 14 août 2003, loi portant réforme des retraites N° Lexbase : A5188C9Z), à l'occasion de l'examen de la loi du 21 août 2003 (loi n° 2003-775 du 21 août 2003, portant réforme des retraites N° Lexbase : L9595CAM), qui octroyait une bonification de trimestre aux mères de famille, a considéré qu'il appartenait au législateur de prendre en compte les inégalités de fait dont les femmes avaient été l'objet et, qu'ainsi, pouvaient être maintenues des dispositions destinées à compenser des inégalités. La cour d'appel d'Aix écarte cette référence en retenant que les décisions du Conseil constitutionnel n'ont d'effet impératif qu'en ce qui concerne les textes qui lui ont été soumis et, qu'en l'espèce, il convient d'analyser si le statut EDF est entaché d'illégalité, ce qui ressort de la compétence de la juridiction administrative. Or, comme le soulignent les juges aixois, la juridiction administrative a déjà eu l'occasion de déclarer illégales les dispositions litigieuses du statut EDF (v., notamment, CE 7° s-s, 7 juin 2006, n° 280126, M. Bernard N° Lexbase : A8352DPZ ou, encore, CE 5° et 7° s-s-r., 18 décembre 2002, n° 247224, M. Plouhinec N° Lexbase : A6482A4T) et ces décisions s'imposent au juge civil. Ce caractère impératif résulte, d'ailleurs, d'une jurisprudence constante de la Cour de cassation : "toute déclaration d'illégalité d'un texte réglementaire par le juge administratif [...] s'impose au juge civil, qui ne peut plus faire application d'un texte illégal" (v., notamment, Cass. civ. 1, 8 novembre 2005, n° 03-30.458, Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) de Paris c/ Mme Nouara Ait Idir, FS-P+B N° Lexbase : A5084DLU).

La censure de la décision du conseil de prud'hommes de Marseille était prévisible, elle s'imposait, d'ailleurs, à la cour d'appel d'Aix-en-Provence. En effet, en guise de conclusion, rappelons que le juge national est tenu d'écarter toute disposition nationale discriminatoire, sans avoir à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par la négociation collective ou par tout autre procédé constitutionnel, et d'appliquer aux membres du groupe défavorisé le même régime que celui dont bénéficient les autres travailleurs (CJCE, 7 février 1991, aff. C-184/89, Helga Nimz c/ Freie und Hansestadt Hamburg N° Lexbase : A9822AUC). D'ailleurs, la cour d'Aix ne manque pas de mentionner que "les textes sur lesquels se fonde M. M. peuvent être appliqués puisque ce ne sont pas les avantages accordés aux agents féminins qui sont déclarés illégaux mais la seule exclusion des agents masculins".

2. L'intervention de la Halde dans l'instance

Au-delà des éléments évoqués ci-dessus, l'espèce tranchée par la cour d'Aix-en-Provence soulevait, également, la question de l'intervention de la Halde à l'instance.

Sans reprendre son histoire en détails, rappelons simplement que la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité a été créée par la loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 (N° Lexbase : L5199GU4), qu'elle revêt la nature d'autorité administrative indépendante et qu'elle est compétente pour connaître de toutes les discriminations, directes ou indirectes, prohibées par la loi ou par un engagement international auquel la France est partie. Afin que son intervention soit la plus efficace possible, la Halde s'est vue reconnaître un certain nombre de prérogatives, d'ailleurs renforcées par la loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances (N° Lexbase : L9534HHL).

Si les pouvoirs et prérogatives reconnus à la Halde sont pour l'essentiel fondés, l'importance des modalités d'intervention de la Halde n'est, cependant, pas sans soulever quelques interrogations ou réserves, en particulier sur le terrain de la cohabitation de cette autorité administrative indépendante avec les juridictions existantes (3).

Pour ce qui concerne l'intervention de la Halde dans l'espèce commentée, il convient de rappeler qu'à la demande des parties ou d'office, les juridictions civiles, pénales ou administratives peuvent inviter la Halde à présenter des observations sur les faits de discriminations dont elles sont saisies. La Halde peut, également, demander à être entendue par ces juridictions. Ainsi, la Halde peut intervenir lors d'un procès prud'homal, en application de l'article 13 de la loi du 30 décembre 2004. Tel fut le cas en l'espèce.

Concrètement, la Halde a été saisie par le salarié et a eu l'occasion de se prononcer sur sa demande dans une délibération n° 2006-313 en date du 18 décembre 2006 (délibération Halde n° 2006-306 du 18 décembre 2006, Réglementation des services publics - EDF-GDF - Conditions de liquidation de la pension de retraite - Sexe - Régime professionnel de retraite - Départ anticipé à la retraite et bonifications d'ancienneté pour l'éducation des enfants réservés aux femmes N° Lexbase : X9778ADI). Sur le fond, la Halde a retenu le raisonnement évoqué ci-dessus et conclu à l'existence d'une discrimination fondée sur le sexe. Elle a, également, recommandé au ministre délégué à l'Industrie, au PDG d'EDF, ainsi qu'au PDG de GDF, la modification des dispositions litigieuses de l'annexe III du statut national des industries électriques et gazières excluant les hommes des avantages consentis aux femmes pour l'éducation de leurs enfants. Enfin, la Halde a décidé de présenter ses observations devant la juridiction que le salarié avait saisie.

La cour d'appel d'Aix est amenée à opérer quelques précisions sur l'intervention de la Halde à l'instance. La SA EDF objectait que la Halde avait dépassé le rôle qui lui est reconnu par la loi en présentant des demandes ce qui lui conférait un rôle de partie. La cour d'appel d'Aix observe, à cet égard, que la Halde s'est contentée de produire une délibération contenant des recommandations à des autorités désignées et, qu'ainsi, elle ne s'est pas comportée comme une partie et s'est cantonnée à son rôle.

Astucieusement, EDF entendait remettre en cause les conditions dans lesquelles la Halde était intervenue à l'instance. En particulier, la question était posée du respect du principe du contradictoire. Mais, la délibération de la Halde ayant été communiquée aux parties et ayant fait l'objet d'un débat devant elle, la cour d'appel d'Aix-en-Provence retient que le principe du contradictoire a été respecté. Elle souligne, cependant, que "pour que le contenu de l'audition de la Halde soit efficient [...], il appartient à cet organisme de verser des pièces afin de conforter ses déclarations ; qu'en effet à défaut d'une telle communication les parties pourraient contester les éléments de cette audition ce qui la rendrait inefficace". Pourtant, la délibération de la Halde n'est finalement pas écartée par les juges aixois : aucune sanction n'assortit l'absence de respect des dispositions de l'article 11 de la loi du 30 décembre 2004 et le contenu de la délibération a été exposé à l'audience d'appel ce qui a permis d'en tenir compte en raison du caractère oral de la procédure. L'intervention de la Halde est sauve en l'espèce... Mais elle devrait manifestement veiller à mieux "ficeler" ses prochaines interventions dans d'autres instances.


(1) Article 3 de l'annexe III au statut national du personnel des industries électriques et gazières : "Pour avoir droit aux prestations : pension d'ancienneté, un agent doit avoir 55 ans d'âge, s'il appartient aux services insalubres ou actifs, 60 ans d'âge, s'il appartient aux services sédentaires - et doit totaliser 25 ans de service décomptés conformément au paragraphe 5 de l'article 1er de la présente annexe. Les agents mères de famille ayant eu trois enfants bénéficieront d'une bonification d'âge et de service d'une année par enfant".
(2) Les articles 117 à 120 du Traité CE ont été depuis remplacés par les articles 136 à 143. L'article 119 a été remplacé par l'article 141.
(3) V., notamment, Y. Mayaud, La Halde, une trop "Haute" autorité ? Propos hétérodoxes sur un transfert de répression, Droit social, septembre-octobre 2007, pp. 930-935.

Décision

CA Aix-en-Provence, 9ème ch., sect. A, 8 mars 2007, n° 05/19576, Monsieur Dominique Morael c/ SA Electricité de France (N° Lexbase : A1568DXD)

Infirmation (conseil de prud'hommes de Marseille, 23 septembre 2005).

Textes concernés : Statut national du personnel des industries électriques et gazières : annexe III ; Délibération Halde, n° 2006-313 du 18 décembre 2006 (délibération Halde n° 2006-306 du 18 décembre 2006, Réglementation des services publics - EDF-GDF - Conditions de liquidation de la pension de retraite - Sexe - Régime professionnel de retraite - Départ anticipé à la retraite et bonifications d'ancienneté pour l'éducation des enfants réservés aux femmes N° Lexbase : X9778ADI).

Mots-clefs : régimes spéciaux ; vieillesse ; industries électriques et gazières ; discrimination ; égalité homme-femme ; pension de retraite ; bonification d'âge et de service ; Halde.

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