La lettre juridique n°175 du 7 juillet 2005 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] La lettre par laquelle le salarié prend acte de la rupture du contrat de travail aux torts de l'employeur ne fixe pas les limites du litige prud'homal

Réf. : Cass. soc., 29 juin 2005, n° 03-42.804, Société Dépannage Côte d'Azur Transports (DCAT) c/ M. Jean-Pierre Rosso, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8388DII)

Lecture: 8 min

N6328AI9

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] La lettre par laquelle le salarié prend acte de la rupture du contrat de travail aux torts de l'employeur ne fixe pas les limites du litige prud'homal. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3207470-jurisprudence-la-lettre-par-laquelle-le-salarie-prend-acte-de-la-rupture-du-contrat-de-travail-aux-t
Copier

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

La Cour de cassation a consacré, en juin 2003, la prise d'acte de la rupture du contrat de travail comme un nouveau mode de rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié (Cass. soc., 25 juin 2003 N° Lexbase : A8977C8Y ; N° Lexbase : A8976C8X ; N° Lexbase : A8978C8Z ; N° Lexbase : A8975C8W ; N° Lexbase : A8974C8U). Largement pratiquée dans les entreprises, la prise d'acte n'est soumise à aucun régime juridique propre dans le Code du travail et la Haute juridiction doit aujourd'hui, au fil des arrêts, préciser quelles en sont les règles applicables. Dans cet arrêt en date du 29 juin 2005, la Chambre sociale de la Cour de cassation indique que la lettre par laquelle le salarié prend acte de la rupture ne fixe pas le cadre du litige et que le juge peut fonder sa conviction sur des éléments qui n'y figurent pas mais que le salarié invoque lors de l'instance (1). Cette solution est parfaitement justifiée, tellement justifiée même qu'on se demande pourquoi elle ne vaut que pour la lettre de prise d'acte (2).
Décision

Cass. soc., 29 juin 2005, n° 03-42.804, Société Dépannage Côte d'Azur Transports (DCAT) c/ M. Jean-Pierre Rosso, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8388DII)

Rejet (cour d'appel d'Aix-en-Provence,17ème chambre sociale, 20 février 2003)

Textes concernés : NCPC, art. 4 (N° Lexbase : L2631ADS)

Mots-clefs : rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié ; prise d'acte ; lettre ; limites du litige.

Lien bases :

Résumé

L'écrit par lequel le salarié prend acte de la rupture du contrat de travail en raison de faits qu'il reproche à son employeur ne fixe pas les limites du litige. Le juge est tenu d'examiner les manquements de l'employeur invoqués devant lui par le salarié, même si celui-ci ne les a pas mentionnés dans cet écrit.

Faits

1. M. Rosso, engagé le 13 février 1987 en qualité de chauffeur routier par la société Dépannage Côte d'Azur transports, a adressé à son employeur le 12 juillet 1996 une lettre de démission fondée, notamment, sur le fait que ses compléments de salaire et de congés payés ne lui avaient pas été réglés pour l'année 1995.

2. Moyens du demandeur : la société Dépannage Côte d'Azur transports fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir décidé que M. Rosso avait été licencié sans cause réelle et sérieuse alors, selon le moyen, que la lettre de démission fixe les termes du litige ; qu'en reprenant des éléments non précisés dans la lettre de démission pour considérer que l'employeur n'avait pas respecté ses obligations contractuelles alors que les éléments invoqués par le salarié dans la lettre de démission n'étaient pas démontrés, la cour d'appel a violé l'article 4 du Nouveau Code de procédure civile.

Solution

1. "L'écrit par lequel le salarié prend acte de la rupture du contrat de travail en raison de faits qu'il reproche à son employeur ne fixe pas les limites du litige ; [...] le juge est tenu d'examiner les manquements de l'employeur invoqués devant lui par le salarié, même si celui-ci ne les a pas mentionnés dans cet écrit".

2. Rejet

Commentaire

1. La portée de la lettre de prise d'acte

  • L'absence de formalisme de la prise d'acte

La prise d'acte du contrat de travail s'analysant plus comme un comportement du salarié que comme un véritable acte juridique dont les formes et le régime seraient encadrés, elle n'est logiquement soumise à aucune exigence de forme. Elle peut donc n'être que verbale, ou résulter de tout comportement du salarié manifestant sa volonté de rompre le contrat de travail tout en en imputant la responsabilité à son employeur.

La Cour de cassation applique également les solutions dégagées en 2002 au salarié démissionnaire, dès lors que ce dernier mentionne dans la lettre envoyée à l'employeur qu'il le rend responsable de la rupture. Dans cette hypothèse, les juges du fond n'ont pas à déterminer si la volonté du salarié est claire et non équivoque mais, simplement, si les griefs formulés contre l'employeur sont avérés et suffisamment graves pour lui imputer la responsabilité de la rupture. S'ils le sont, la rupture du contrat de travail produira les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse ; s'ils ne le sont pas, la rupture sera traitée comme une démission (Cass. soc., 19 octobre 2004, n° 02-45.742, Société Ateliers Industriels Pyrénéens (AIPSA), F-P+B+R+I N° Lexbase : A6216DDL, lire notre commentaire, Autolicenciement et démission : même combat !, Lexbase Hebdo n° 140 du 28 octobre 2004 - édition sociale N° Lexbase : N3313ABC).

  • La confirmation en l'espèce

C'est bien cette solution qui se trouve ici confirmée. Dans cette affaire, le salarié avait, en effet, envoyé à son employeur une lettre qualifiée par lui-même de "démission", dans laquelle il formulait des griefs lui imputant la responsabilité de la rupture (l'employeur ne lui avait pas versé ses compléments de salaire et de congés payés pour l'année 1995).

Les juges du fond, saisis de demandes tendant à la condamnation de l'employeur au paiement des indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, avaient écarté la qualification de démission et avaient fait droit à ses demandes. Cette analyse de la situation se trouve confirmée par le rejet du pourvoi.

  • Une solution logique

Cette solution est parfaitement logique, tant au regard des principes qui gouvernent l'office du juge qu'au regard des règles du droit du travail.

L'article 12, alinéa 2, du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2043ADZ) dispose, tout d'abord, que le juge "doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée". Les juges prud'homaux ne sont donc pas liés par la qualification de "démission" donnée par le salarié dans la lettre adressée à l'employeur et doivent déterminer si les circonstances qui entourent la rupture doivent être qualifiées de démission ou de licenciement.

Ensuite, on sait que l'article L. 122-14-7, alinéa 3, du Code du travail (N° Lexbase : L5572ACD), dispose que les parties ne peuvent renoncer par avance au droit de se prévaloir des règles applicables au licenciement. Cette disposition, qui vise à prohiber dans le contrat de travail les clauses de renonciation, peut également être lue comme interdisant d'interpréter les actes et comportements du salarié comme une renonciation implicite à revendiquer, devant le juge, l'application des règles relatives au licenciement. Le fait que le salarié adresse à l'employeur une lettre de démission ne lui interdit donc logiquement pas de saisir, par la suite, le conseil de prud'hommes d'une demande tendant à l'allocation de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

  • La portée limitée de la lettre de prise d'acte

L'absence de tout formalisme, lorsque le salarié prend l'initiative de rompre le contrat de travail, justifie également la solution issue de l'arrêt concernant les termes du litige.

Dans cette affaire, l'employeur reprochait à l'arrêt qui avait fait droit aux demandes du salarié de lui avoir permis d'invoquer des faits qui n'avaient pas été visés dans la lettre de démission. Il considérait donc que la lettre de démission devait déterminer l'objet du litige et que le juge ne devait former sa conviction qu'au vu de ces seuls éléments.

L'argument visait à traiter la lettre de démission comme la lettre de licenciement, cette dernière étant, de jurisprudence constante, considérée comme fixant pour l'employeur les limites du litige (Cass. soc., 29 novembre 1990, n° 88-44.308, M. Rogie c/ Société Sermaize Distribution, publié N° Lexbase : A9329AAR, D. 1991, p. 99, note J. Savatier).

Ce moyen de cassation n'a pas été retenu ici, la Cour estimant que "l'écrit par lequel le salarié prend acte de la rupture du contrat de travail en raison de faits qu'il reproche à son employeur ne fixe pas les limites du litige" et que "le juge est tenu d'examiner les manquements de l'employeur invoqués devant lui par le salarié, même si celui-ci ne les a pas mentionnés dans cet écrit".

Cette solution nous paraît parfaitement justifiée, tellement justifiée même qu'on ne voit pas pourquoi l'affirmation ne vaudrait que dans le cadre de la démission du salarié !

2. Une affirmation largement justifiée

  • Une solution juridiquement nécessaire

En affirmant que "l'écrit par lequel le salarié prend acte de la rupture du contrat de travail en raison de faits qu'il reproche à son employeur ne fixe pas les limites du litige" et que "le juge est tenu d'examiner les manquements de l'employeur invoqués devant lui par le salarié, même si celui-ci ne les a pas mentionnés dans cet écrit", la Cour de cassation adopte une position qui ne peut qu'être approuvée.

Au regard des principes qui gouvernent la conduite du procès, tout d'abord, la solution est parfaitement justifiée.

L'article 4 du Nouveau Code de procédure civile dispose, en effet, que "l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties", précise que "ces prétentions sont fixées par l'acte introductif d'instance et par les conclusions en défense" et ajoute que "l'objet du litige peut être modifié par des demandes incidentes lorsque celles-ci se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant". L'objet du litige est donc bien fixé dans le cadre du procès et non pas par les actes que les parties auraient pu réaliser antérieurement.

Par ailleurs, l'article 7 de ce même code (N° Lexbase : L2855AD4) dispose que "le juge ne peut fonder sa décision sur des faits qui ne sont pas dans le débat" et qu'il peut, "parmi les éléments du débat", "prendre en considération même les faits que les parties n'auraient pas spécialement invoqués au soutien de leurs prétentions". Ce sont donc les faits qui sont dans le débat qui permettront au juge de se forger une conviction, et il ne saurait logiquement être interdit à une partie d'invoquer devant le juge des faits qui n'auraient pas été visés dans un acte antérieur au procès.

La solution se justifie également pleinement au regard des règles du Code du travail. La démission est, en effet, un acte unilatéral dont le régime juridique est minimaliste. Le salarié n'est pas tenu de la notifier à son employeur, ni d'ailleurs de lui adresser un écrit. Dans ces conditions, il n'est pas possible de lui opposer les termes d'une lettre de démission écrite pour lui interdire de fonder ses prétentions sur des faits qui n'auraient pas été visés, l'essentiel étant que ces faits soient débattus contradictoirement par les parties devant le conseil de prud'hommes.

  • Une solution à généraliser

La solution nous paraît tellement évidente qu'on ne comprend pas pourquoi la Cour de cassation persiste dans le maintien de la jurisprudence initiée en 1987 et considérant que la lettre de licenciement fixe les termes du litige (en ce sens, notre précédente chron. Maladie et motivation de la lettre de licenciement : lorsque la justice se fait... injustice !, Lexbase Hebdo n° 122 du 27 mai 2004 - édition sociale N° Lexbase : N1722ABE).

Certes, nous comprenons pourquoi la Cour de cassation retient une telle analyse. Elle oblige ainsi l'employeur à rendre les motifs de la rupture "objectifs" afin de favoriser le contrôle judiciaire, et lui interdit de faire valoir rétrospectivement des motifs qui n'auraient pas été déterminants au moment du licenciement mais qui seraient de nature à convaincre le juge du bien-fondé de la rupture.

Mais rien, ni dans le Nouveau Code de procédure civile, comme nous l'avons montré, ni dans le Code du travail, ne justifie une telle sévérité. Si l'employeur tente de justifier la rupture par un motif qui n'était pas celui indiqué dans la lettre de licenciement, mais que ce dernier repose sur une cause réelle et sérieuse, alors il faut appliquer les sanctions prévues par l'article L. 122-14-4 du Code du travail (N° Lexbase : L8990G74) et allouer au salarié des dommages-intérêts sanctionnant le seul non-respect de la procédure.

Si l'employeur a omis de viser dans la lettre de licenciement des faits de nature à justifier le licenciement, mais qu'il les fournit devant le juge, alors le licenciement devrait pouvoir être justifié, puisque les faits le démontrent. Tout au plus pourrait-on admettre, dans cette dernière hypothèse, que la rédaction d'une lettre de licenciement ne visant pas les faits pertinents pourrait donner lieu à l'attribution de dommages-intérêts pour non-respect de la procédure, mais certainement pas pour défaut de cause réelle et sérieuse.

Compte-tenu de l'extrême complexité du droit du travail, cette sévérité de la jurisprudence à l'égard du seul employeur nous paraît bien excessive et participe certainement d'un sentiment de découragement des chefs d'entreprise. Sans aller jusqu'à affirmer que ce sentiment pourrait constituer un frein à l'embauche, car une telle incidence est scientifiquement indémontrable, nous pensons que la Cour de cassation serait bien inspirée, à la suite de cet arrêt, de s'interroger sur l'opportunité d'assouplir sa position sur le sujet, dans le sens d'une meilleure justice.

newsid:76328

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.