La lettre juridique n°619 du 2 juillet 2015 : Droit pénal du travail

[Jurisprudence] L'élément intentionnel du travail dissimulé en cas de convention de forfait illicite

Réf. : Cass. soc., 16 juin 2015, n° 14-16.953, F-P+B (N° Lexbase : A5159NLN)

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N8192BUX

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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux

le 02 Juillet 2015

Si les conventions de forfait sur l'année ont souvent été placées sous les feux de l'actualité ces dernières années, c'est principalement parce que les accords collectifs ou les conventions individuelles conclues ne respectaient pas les conditions imposées par le droit de l'Union européenne et le droit constitutionnel en matière de protection de la santé des salariés concernés. Les nombreuses annulations ou privations d'effets qui en résultent peuvent avoir d'importantes conséquences financières, le salarié pouvant obtenir la rémunération des heures supplémentaires calculée au regard de l'horaire collectif de travail de l'entreprise. L'identification de ces heures supplémentaires peut, en outre, permettre la qualification de travail dissimulé par dissimulation d'emploi salarié, à la condition que la preuve de l'intention coupable soit apportée, comme en témoigne un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 16 juin 2015 (I). Si la décision peut surprendre, en ce qu'elle raisonne en terme de convention de forfait là où il semblait plutôt que l'employeur avait cherché à mettre en place une annualisation du temps de travail, elle est, en revanche, parfaitement conforme aux exigences habituelles de la Cour en matière de preuve du caractère intentionnel de la dissimulation (II).
Résumé

Le caractère intentionnel ne peut se déduire de la seule application d'une convention de forfait illicite.

Commentaire

I - L'élément intentionnel du travail dissimulé par dissimulation de rémunération

Travail dissimulé par dissimulation de rémunération. L'infraction de travail dissimulé par dissimulation d'emploi salarié est un délit intentionnel incriminé par l'article L. 8221-5 (N° Lexbase : L5108IQA) du Code du travail et qui peut être constitué dans différentes situations.

Parmi elles, l'article L. 8221-5, 2° du Code du travail (N° Lexbase : L5108IQA) vise le fait, pour un employeur, de mentionner sur le bulletin de paie "un nombre d'heures de travail inférieur à celui réellement accompli, si cette mention ne résulte pas d'une convention ou d'un accord collectif d'aménagement du temps de travail conclu en application du titre II du livre Ier de la troisième partie" dudit code. Pour que l'infraction soit constituée, il est donc nécessaire que la mention défectueuse ne concerne pas un salarié soumis à un aménagement conventionnel du temps de travail (1).

Caractère intentionnel du délit de travail dissimulé. La Chambre sociale a insisté sur l'exigence que soit démontré le caractère intentionnel de la faute (2). Ainsi, par exemple, le caractère intentionnel "ne peut se déduire de la seule absence de mention des heures supplémentaires sur les bulletins de paie" (3). Sans le dire aussi clairement (4), la Chambre criminelle exige aussi que la preuve de l'intention soit rapportée, ce qui est par exemple le cas, lorsque l'employeur persiste à refuser de prendre en compte les observations ou mises en demeure de l'inspecteur du travail (5).

Si la Chambre sociale exige la preuve de l'intention, elle abandonne cette question au pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond (6). Seul le contrôle de la qualification est cependant délaissé, la Chambre sociale continuant de soigneusement vérifier la motivation des décisions des juges du fond.

L'affaire. Un salarié avait été engagé par contrat de travail fixant à 1 645 heures sa durée de travail annuelle, cela en application d'un accord collectif d'entreprise qui autorisait une répartition de la durée du travail sur l'année pour une durée supérieure à 1 607 heures. Le salarié saisit le juge prud'homal afin d'obtenir des rappels de salaire au titre d'heures supplémentaires et la condamnation de l'employeur à l'indemnité forfaitaire due en cas de travail dissimulé.

La cour d'appel de Paris fit droit à cette demande et jugea que l'élément intentionnel du délit de travail dissimulé était caractérisé par le fait de "l'application intentionnelle combinée de plusieurs régimes incompatibles" et "contraires aux dispositions d'ordre public du droit du travail", l'accord d'entreprise étant, à ses yeux, illicite, car dépassant le plafond de 1 607 heures annuelles et ne comportant pas de stipulations intéressant "les conditions et délais de prévenance des changements de durée ou d'horaires de travail, ni les conditions de prise en compte, pour le calcul de la rémunération des salariés, des absences ainsi que des arrivées et départs en cours de période".

Par un arrêt rendu le 16 juin 2015, la Chambre sociale de la Cour de cassation casse cette décision au visa de l'article 455 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6565H7B). Par une motivation extrêmement concise, elle juge que "le caractère intentionnel ne peut se déduire de la seule application d'une convention de forfait illicite", si bien que les juges d'appel ont statué par un motif inopérant, équivalent à un défaut de motif.

II - Travail dissimulé et répartition du temps de travail sur l'année

Annualisation du temps de travail et travail dissimulé. La Chambre sociale semble donc déplacer le débat sur le terrain des conventions de forfait annuel en heures. Cela n'est pas tout à fait étonnant car il s'agit de deux moyens de calculer le temps de travail d'un salarié sur l'année plutôt que sur la semaine qui, en définitive, ne sont pas si éloignés l'un de l'autre (7).

Le premier, qu'avait retenu la cour d'appel pour le juger illicite, résulte de la simplification des différents types d'aménagements du temps de travail réalisée par la loi du 20 août 2008. L'article L. 3122-2 du Code du travail (N° Lexbase : L3950IBW) prévoit qu'un accord d'entreprise, d'établissement ou de branche peut organiser la répartition de la durée du travail sur une période supérieure à la semaine et au plus égale à l'année. Le même texte impose que l'accord comprenne certaines mentions relatives au délai de prévenance en cas de changement de durée ou d'horaires de travail, des limites pour le décompte des heures supplémentaires ou encore des conditions de prise en compte des absences ou des arrivées et départs de salariés en cours de période. L'article L. 3122-4 (N° Lexbase : L3890IBP) ajoute que les heures effectuées au-delà de 1 607 heures annuelles constituent des heures supplémentaires. Il s'agit, en quelque sorte, d'une annualisation du temps de travail collective applicable à l'ensemble des salariés d'une entreprise ou d'un établissement. L'ensemble de ces stipulations faisait défaut à l'accord d'entreprise en cause.

Le second, sur lequel s'arrête la Chambre sociale, correspond à un procédé d'annualisation du temps de travail de nature plus individuelle.

Rappelons qu'il existe trois types de conventions de forfait encadrées par le Code du travail. Le forfait hebdomadaire ou mensuel en heures peut être institué pour "tout salarié" par convention individuelle. Il s'agit d'une technique qui permet de forfaitiser un certain nombre d'heures supplémentaires (8). Au contraire, les conventions de forfait sur l'année, en jours ou en heures, sont davantage encadrées, notamment parce qu'elles ne peuvent être conclues qu'avec des salariés bénéficiant d'un certain degré d'autonomie (9) et qu'elles exigent qu'un accord collectif de travail les autorise (10).

Si l'accord collectif d'entreprise ne prévoyait pas valablement un aménagement du temps de travail sur l'année dans l'entreprise, il ne pouvait plus s'agir, dès lors, que d'une annualisation à titre individuel, comme en témoignait, d'ailleurs, la stipulation par le contrat de travail d'un forfait de 1 645 heures (11). Le forfait n'était, pour autant, pas valable, puisqu'il n'avait pas été conclu en application d'un accord collectif l'autorisant.

Convention de forfait et caractère intentionnel. La mise en place de conventions de forfait annuelles produit des effets importants sur le calcul des heures supplémentaires et, par voie de conséquence, sur leur mention au bulletin de salaire et sur l'éventuelle qualification de travail dissimulé.

Le forfait annuel en jours écarte, en principe, tout calcul des heures supplémentaires, lequel ne reparaît que si la convention de forfait est annulée ou privée d'effet et (12), plus indirectement, si la rémunération perçue par le salarié est "manifestement sans rapport avec les sujétions qui lui sont imposées" (13).

Le forfait annuel en heure permet d'anticiper, dans la rémunération du salarié, les heures supplémentaires que celui-ci est susceptible de réaliser certaines semaines de l'année. A priori, les heures supplémentaires sont donc intégrées dans le calcul de la rémunération, si bien que le délit de travail dissimulé pour dissimulation de rémunérations ne devrait pas pouvoir être caractérisé. Si, toutefois, la convention est annulée, faute qu'un accord ne la prévoie, l'élément matériel de l'infraction est identifié (14).

L'appréciation concrète de l'intention. Reste que la démonstration du caractère intentionnel de l'infraction doit être apportée. La preuve du caractère intentionnel relève toujours d'une appréciation concrète de la situation par les juges du fond. Ainsi, un forfait jours irrégulier ayant impliqué que "le cadre travaillait régulièrement plus de dix heures par jour" permet d'identifier l'intention coupable (15). Dans une autre affaire, ayant trait, cette fois, à un forfait annuel en heures, la Chambre sociale jugeait, en revanche, que "le caractère intentionnel du travail dissimulé ne peut se déduire de la seule absence de conclusion d'une convention de forfait dont la possibilité est prévue par la convention collective" (16). La solution présentée n'en est que le prolongement : peu importe que le forfait soit irrégulier en raison de l'absence de convention individuelle ou d'accord collectif, la preuve de l'intention doit être apportée (17).

Reste qu'au cas d'espèce, la démonstration de l'intention coupable devrait être difficile à identifier au regard des indices quantitatifs parfois retenus par le juge judiciaire (18). Il s'agissait, en effet, d'un dépassement de 38 heures sur une année, le salarié n'étant resté au service de l'entreprise qu'un an et demi. L'intention de dissimuler des heures supplémentaires peut être sans rapport avec la durée de la dissimulation ou le nombre d'heures concernées.

En filigrane, on peut craindre aussi que s'ajoute aux raisons justifiant la décision, le fait que l'indemnité forfaitaire de six mois de salaire puisse sembler démesurée au regard du nombre d'heures supplémentaires dissimulées. Cet argument, quoique dans l'air du temps s'agissant des indemnités servies à l'occasion de la rupture, ne devrait pourtant pas avoir d'influence : n'est-ce pas le propre d'une indemnité forfaitaire que de permettre une réparation déconnectée de la réalité du dommage subi, dans un sens qui peut être favorable ou défavorable à la victime ?


(1) Pour une application de l'exclusion du champ de l'infraction des salariés soumis à un aménagement du temps de travail, v. Cass. crim., 16 avril 2013, n° 12-81.767, FS-P+B (N° Lexbase : A4051KCZ).
(2) Cass. soc., 19 janvier 2005, n° 02-46.967, FS-P+B (N° Lexbase : A0788DGB), Dr. soc., 2005, p. 472, obs. Ch. Radé.
(3) Cass. soc., 29 juin 2005, n° 04-40.758, F-P+B (N° Lexbase : A8637DIQ).
(4) La position de la Chambre criminelle est plus radicale lorsqu'aucun bulletin de salaire n'a été remis au salarié, auquel cas elle semble présumer l'intention, v. sur cette question Cass. crim., 17 juin 2008, n° 07-87.518, F-P+F+I (N° Lexbase : A7965D9U) et nos obs., L'appréciation du caractère intentionnel du délit de dissimulation d'emploi salarié, Lexbase Hebdo n° 319 du 25 septembre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N1934BH4).
(5) Cass. crim., 4 septembre 2001, n° 01-80.094, inédit (N° Lexbase : A5681CMD) ; Cass. crim., 2 septembre 2014, n° 13-80.665, F-P+B+I (N° Lexbase : A9179MUI).
(6) Ibid.. V. également Cass. soc., 20 janvier 2010, n° 08-43.476, FS-P+B (N° Lexbase : A4710EQI).
(7) On peut probablement rapprocher des hypothèses suivantes la conclusion d'un contrat de travail intermittent que la Chambre sociale refuse toutefois soigneusement de classer parmi les mécanismes d'annualisation du temps de travail, v. Cass. soc., 28 mai 2014, n° 13-12.087, F-P+B (N° Lexbase : A6222MP7) et nos obs., Travail intermittent : brouillage de la distinction entre heures complémentaires et heures supplémentaires, Lexbase Hebdo n° 574 du 12 juin 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N2582BU8) ; RDT, 2014, 122, obs. F. Canut ; Cah. soc. 2014, n° 265, p. 417, obs. J. Icard.
(8) C. trav., art. L. 3121-38 (N° Lexbase : L3861IBM).
(9) C. trav., art. L. 3121-42 (N° Lexbase : L3963IBE) et L. 3121-43 (N° Lexbase : L3869IBW).
(10) C. trav., art. L. 3121-39 (N° Lexbase : L3942IBM).
(11) Depuis la loi n° 2012-387 du 22 mars 2012, relative à la simplification du droit et à l'allégement des démarches administratives (N° Lexbase : L5099ISN), dite loi "Warsmann", la mise en place d'une répartition du temps de travail sur l'année ne constitue plus une modification du contrat de travail, ce qui refoule le caractère individuel de ces aménagements. Au contraire, faute d'un accord collectif et en présence d'une clause contractuelle aménageant le temps de travail sur l'année, la modulation semble davantage trouver son terrain d'élection au plan individuel.
(12) En principe, "la durée légale hebdomadaire prévue à l'article L. 3121-10" n'est pas applicable aux salariés au forfait jours, même si les nombreuses affaires d'annulation ou de privation d'effets de ces conventions ont montré que la rémunération des heures supplémentaires pouvait parfois avoir lieu, v. par ex. Cass. soc., 4 février 2015, n° 13-20.891, FS-P+B (N° Lexbase : A2465NBW) et nos obs., Forfaits jours : encore une convention de branche jugée insuffisante, Lexbase Hebdo n° 602 du 29 février 2015 - édition sociale (N° Lexbase : N6073BUH).
(13) C. trav., art. L. 3121-47 (N° Lexbase : L3954IB3).
(14) A défaut d'accord, la convention de forfait est annulée et le salarié est "tenu par l'horaire collectif de travail", v. Cass. soc., 15 mai 2014, n° 12-24.517, F-D (N° Lexbase : A5636MLC).
(15) Cass. soc., 28 février 2012, n° 10-27.839, F-D (N° Lexbase : A8790IDW).
(16) Cass. soc., 27 juin 2012, n° 11-12.527, F-D (N° Lexbase : A1415IQH).
(17) Cass. soc., 4 février 2015, n° 13-16.835, FS-D (N° Lexbase : A2354NBS).
(18) Par ex., Cass. soc. 20 juin 2013, n° 10-20.507, FS-P+B (N° Lexbase : A1958KHY), qui refuse de remettre en question l'appréciation des juges du fond s'appuyant sur la durée et l'importance de la dissimulation.

Décision

Cass. soc., 16 juin 2015, n° 14-16.953, F-P+B (N° Lexbase : A5159NLN).

Cassation (CA Paris, Pôle 6, 8ème ch., 13 mars 2014, n° 12/03732 N° Lexbase : A7149MGU).

Textes visés : C. pr. civ., art. 455 (N° Lexbase : L6565H7B).

Mots-clés : travail dissimulé ; heures supplémentaires ; annualisation du temps de travail ; convention de forfait en heures sur l'année.

Lien base : (N° Lexbase : E5484EXE).

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