Lexbase Fiscal n°606 du 26 mars 2015 : Fiscal général

[Jurisprudence] Les prélèvements fiscaux sur le produit brut des jeux des casinos : à propos d'une lecture ductile des catégories juridiques

Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 23 janvier 2015, n° 362580, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9877M9P)

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[Jurisprudence] Les prélèvements fiscaux sur le produit brut des jeux des casinos : à propos d'une lecture ductile des catégories juridiques. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/23794910-cite-dans-la-rubrique-b-fiscal-general-b-titre-nbsp-i-les-prelevements-fiscaux-sur-le-produit-brut-d
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par Franck Laffaille, Professeur de droit public à la Faculté de droit, Université de Paris XIII

le 26 Mars 2015

Le Conseil d'Etat s'est prononcé, le 23 janvier 2015, sur la question des prélèvements sur le produit brut des jeux (PBJ) (1) des casinos, question d'importance eu égard aux enjeux financiers et aux relations si spécifiques (euphémisme) existant entre l'Etat et les sociétés gestionnaires (CE 9° et 10° s-s-r., 23 janvier 2015, n° 362580, publié au recueil Lebon). Le Conseil d'Etat a rejeté la demande de la société requérante qui réclamait la restitution des prélèvements sur le PBJ par elle acquittés entre 2004 et 2008. Le prélèvement sur le PBJ n'est pas une imposition de toute nature (au sens de l'article 34 de la Constitution N° Lexbase : L0860AHC). Les sommes perçues sont la propriété des bénéficiaires des prélèvements. Quant aux exploitants, ils sont seulement des dépositaires de fonds publics pour le compte des collectivités publiques. Ils ne peuvent revendiquer la propriété d'un "bien" au sens du droit conventionnel européen. Certes. Pour autant, on ne saurait éluder cet élément : l'une des normes au centre du débat (voire "la" norme) est une loi de validation rétroactive, ce qui ne manque pas de susciter une grande interrogation, notamment au regard du droit européen. Au regard des différents éléments ainsi évoqués, la décision du Conseil d'Etat mérite de faire l'objet d'une trilogie analytique. Il convient de s'arrêter sur la nature spécifique des prélèvements sur le produit brut des jeux (I), sur (l'introuvable) notion de "bien" au sens du droit conventionnel européen (II), sur la régularité de la loi de validation rétroactive (III). I - De la nature spécifique des prélèvements sur le produit brut des jeux (PBJ)

Les prélèvements sur le PBJ n'étaient pas (entre 2004 et 2008) des "impositions de toute nature" au sens de l'article 34 de la Constitution (A). Quant à la société requérante, elle est (seulement) dépositaire de fonds publics pour le compte des collectivités publiques (B).

A - Les prélèvement sur le PBJ n'étaient pas des "impositions de toute nature" (Const., art. 34)

La société exploitante (au sens de la loi du 15 juin 1907 relative aux casinos) a été soumise, du 1er novembre 2004 au 31 octobre 2008, à divers prélèvements sur le produit brut des jeux (PBJ) (2). Elle demande restitution de l'ensemble des prélèvements acquittés sur cette période, pour un montant total de 16 822 967,88 euros. Selon la requérante, la notion de PBJ, qui constitue l'assiette des prélèvements, ne serait pas définie avec précision. De surcroît, le décret du 22 décembre 1959 (décret n° 59-1489, portant réglementation des jeux dans les casinos des stations balnéaires, thermales et climatiques N° Lexbase : L0240IRC) emporterait réglementation à mauvais droit des jeux dans les casinos : seule une loi pouvait fixer les règles concernant "l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures" (Const., art. 34). Nenni selon le juge. Car le législateur est intervenu avec la loi du 22 juillet 2009 (3) : celle-ci valide, sous réserve des décisions passées en force de chose jugée, "les prélèvements spécifiques aux jeux des casinos [...] dus au titre de la période antérieure au 1er novembre 2009". En d'autres termes, une loi de validation rétroactive a été adoptée pour éviter que la régularité desdits prélèvements ne soit contestée en ce qu'ils auraient pour source normative un décret (celui de 1959 précité) et non une loi. Les prélèvements sur les PBJ ne relevaient pas de la catégorie des impositions de toute nature à la date du 23 décembre 2008, date à laquelle la société requérante présenta sa demande ; ils relevaient alors de la catégorie des recettes "non" fiscales. Il faut attendre la loi de finances pour 2009 (loi n° 2008-1425 du 27 décembre 2008, de finances pour 2009 N° Lexbase : L3783IC4) pour que les prélèvements sur les PBJ soient rattachés à la catégorie des recettes fiscales de l'Etat, et il faut attendre la loi de finances rectificative pour 2008 (loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008, de finances rectificative pour 2008 N° Lexbase : L3784IC7) pour que la définition de l'assiette de ces prélèvements figure dans la partie législative du CGCT. A cet instant, un détour jurisprudentiel s'impose afin de pouvoir définir plus sereinement la notion d'impositions de toute nature. Quid de la nature des prélèvements sur les PBJ avant l'adoption de la loi de finances pour 2009 ? Sont-ce des "impositions de toute nature" ? Non, répond le Conseil d'Etat dans la décision du 3 novembre 1978 (CE 9° s-s., 3 novembre 1978, n° 2409, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5654AIA) ! Non, répond la Cour de cassation dans la décision du 6 juillet 1982 (Cass. crim., 6 juillet 1982, n° 81-94.160, publié au bulletin N° Lexbase : A3487CGA) ! Reposons la question : les prélèvements sur les PBJ étaient-ils des "impositions de toute nature" ? Oui, répond le Conseil d'Etat dans la décision du 29 mars 2000 (CE 3° et 8° s-s-r., 29 mars 200, n° 176777, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9237AG9) (4) ! Ont le caractère d'une imposition : "le prélèvement sur les mises des loteries spécifiques au territoire de la Polynésie française, le prélèvement proportionnel sur les mises participantes des jeux et loteries pour lesquels il est fait masse commune des enjeux engagés sur l'ensemble du territoire national et le prélèvement progressif sur les gains perçus dans ces jeux" (5). Il n'est guère étonnant que le législateur soit intervenu ultérieurement par le biais d'une loi de validation. Il va de soi que la société requérante n'a pas manqué de se prévaloir de cette décision de mars 2000 devant le Conseil d'Etat. Celui-ci répond, dans l'arrêt présentement commenté, qu'une telle jurisprudence ne peut utilement être invoquée, le juge de l'impôt "se bornant à qualifier d'imposition [...] les prélèvements propres à ce territoire" par application de l'article 10 de la loi du 24 décembre 1971 instituant un fonds intercommunal de péréquation en Polynésie (loi n° 71-1028 relative à la création et à l'organisation des communes dans le territoire de la Polynésie française N° Lexbase : L1669I8C). On ne saurait nier la spécificité juridique et fiscale du territoire polynésien en général, et de la commune de Faa'a en particulier. Pour autant, le raisonnement du Conseil d'Etat apparaît emprunt d'un étrange formalisme territorial, éludant ce qu'il consacre par ailleurs : l'ontologique spécificité des prélèvements sur les PBJ des casinos. A une logique fonctionnelle (les prélèvements sur les PBJ présentent une authentique spécificité, peu importe la localisation) le juge préfère une logique organico-territoriale : la jurisprudence "Faa'a" n'est pas transposable dans un contentieux situé hors pacifique.

B - La société requérante est (seulement) dépositaire de fonds publics pour le compte des collectivités publiques

Seconde question digne d'intérêt : qui est propriétaire des sommes représentant le montant des prélèvements en cause ? Bien souvent, c'est par la négative que l'on qualifie le mieux la particularité d'une situation juridique. Ici, les exploitants de casino ne sont pas propriétaires des sommes représentant le montant des prélèvements en cause. Spécificité des prélèvements sur le produit brut des jeux oblige, la société requérante est seulement dépositaire de fonds publics pour le compte des collectivités publiques. Les sommes perçues sont la propriété de l'Etat et des autres bénéficiaires dès leur entrée dans la "cagnotte" du casino pour les jeux de cercle et dès leur inscription sur les carnets de prélèvements pour les jeux de contrepartie et les machines à sous. En vertu du décret du 22 décembre 1959 (art. 18), le montant des prélèvements (au profit de l'Etat et de la commune) est versé au percepteur le jour même de leur liquidation, ou le lendemain si le casino se trouve dans la même location que le bureau de perception ; dans le cas contraire, il est procédé au versement dans le délai maximum de trois jours. Quand bien même les sommes visées ne sont pas immédiatement exigibles, elles deviennent la propriété de l'Etat ; un identique raisonnement prévaut pour le prélèvement stipulé au profit de la commune par le cahier des charges. Il s'agit d'un principe enraciné de longue date. Dans un arrêt en date du 3 novembre 1978 (préc.), le Conseil d'Etat juge que les prélèvements opérés au profit de l'Etat et de la commune sur le produit des jeux exploités par les casinos sont des "fonds publics" dont lesdits casinos ne sont point propriétaires. Les prélèvements effectués ne sauraient être assimilés à une taxe sur les activités de l'entreprise ; ils n'entrent donc pas dans les recettes des sociétés exploitant des casinos. Si les sommes prélevées sur les PBJ deviennent, dès leur entrée dans la "cagnotte", propriété d'entités publiques, c'est au nom de l'objectif suivant : lutter contre la fraude. En vertu des dispositions de la loi fondatrice de 1907, la publicisation des fonds vise, en effet, à dissuader la dissimulation de sommes perçues par les exploitants ; la non déclaration de la perception de sommes relève du droit pénal. D'où la sentence populaire selon laquelle il ne faut jamais cambrioler un casino ; on vole non point l'argent d'un particulier mais celui de l'Etat ! Nous sommes ainsi en présence d'une appropriation immédiate au profit des entités publiques qui s'explique (au-delà d'une crainte, la dissimulation) par l'intrinsèque spécificité des prélèvements sur les jeux de casinos : les prélèvements sont opérés sur les sommes mises en jeu. On pouvait tirer quelque conclusion audacieuse de ce régime juridique particulier s'agissant de la qualité des directeurs de casinos ; ne mériteraient-ils pas la qualification de comptables publics au regard de la mission si particulière qui leur échoit ? Non. Le juge n'a pas osé aller retenir une telle qualification qui, à défaut d'être emprunte de forte rigueur, aurait généré quelque hilarité dans la profession (Cour de cassation, 4 décembre 1952) (6).

II - De l'introuvable notion de "bien" au sens du droit conventionnel européen

La société requérante ne peut revendiquer un "bien" au sens du 1er Protocole additionnel à la CESDH (N° Lexbase : L1625AZ9) (A). Elle ne possède aucune "espérance légitime" d'obtenir la restitution des sommes prélevées (B).

A - La société requérante ne peut revendiquer un "bien" au sens du 1er Protocole additionnel

La société requérante n'a pas manqué d'invoquer l'article 1er du 1er Protocole additionnel à la CESDH : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens". Il s'agissait (le législateur étant intervenu pour purger les dispositions réglementaires de leur vice normatif présumé) d'avancer l'inconventionalité de la loi. Encore faut-il, pour qu'il soit fait application de l'article 1er du 1er Protocole additionnel, que la requérante puisse faire état de la propriété d'un bien, et qu'il ait été porté atteinte à ce bien en méconnaissance des dispositions conventionnelles précitées. Or, c'est ici qu'apparaît la faille ; elle découle des éléments évoqués en amont liés à la qualité même des exploitants de casinos. Ces derniers ne sont que les dépositaires de fonds publics pour le compte des collectivités publiques. Les sommes par eux perçues qui représentent, selon la formule consacrée, "le montant des prélèvements en cause", sont la propriété de l'Etat et des autres bénéficiaires. A l'aune de ce raisonnement, la conclusion s'impose logiquement : la société requérante ne peut, à bon droit, arguer de la violation de son droit de propriété sur le fondement de l'article 1er du 1er Protocole additionnel puisqu'elle n'est pas propriétaire des sommes en question. Pourtant, l'invocation du droit conventionnel jurisprudentiel (les termes de la CEDH ne prennent sens que par l'interprétation prétorienne qu'en donne la Cour européenne des droits de l'Homme) pouvait être porteuse d'espoir. Il revient au juge (CE 3° et 8° s-s-r., 2 juin 2010, n° 318014, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2044EYD) de s'assurer qu'un requérant remplit bien les conditions posées par les dispositions conventionnelles, notamment la disposition d'un bien lorsqu'est alléguée la violation du droit de propriété. Or, le juge de Strasbourg adopte une conception assez large de la notion de propriété, soucieux qu'il est d'autonomiser et conventionaliser les concepts pour ne pas être l'esclave sémantique des Etats défendeurs. Tant la notion de bien stricto sensu que la notion de créance sont accueillies par la Cour EDH aux fins d'une protection renforcée : mérite la qualité de valeur patrimoniale les créances constituées mais aussi les créances constituant une "espérance légitime" (7). Dès lors que la violation du 1er Protocole additionnel ne semble guère pouvoir être fondée sur l'atteinte à un "bien" (puisque la société ne peut faire état de la propriété des sommes perçues), la question centrale est déplacée sur le terrain de l'espérance légitime. Le Conseil d'Etat ne juge-t-il pas que l'espérance légitime d'obtenir la restitution d'une somme d'argent doit être regardée (à défaut de créance certaine) comme un bien (CE 3° et 8° s-s-r., 19 novembre 2008, n° 292948, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3127EBG) ? Dans notre espèce, le Conseil d'Etat va refuser de faire application de cette jurisprudence : la requérante ne possédant aucune "espérance légitime" d'obtenir la restitution des sommes prélevées.

B - La requérante ne possède aucune "espérance légitime" d'obtenir la restitution des sommes prélevées

Il faut en arriver maintenant à la notion qui pouvait changer le cours de l'histoire fiscale de la société requérante : la notion "d'espérance légitime". Car à défaut de créance certaine, le droit conventionnel peut regarder comme un "bien" (au sens toujours de l'article 1er du 1er Protocole additionnel), l'espérance légitime d'obtenir une somme d'argent (8). Et la requérante avait évidement soutenu l'existence d'une légitime espérance d'obtenir la restitution d'une somme d'argent, celle-ci méritant alors la qualité de "bien". Le remboursement d'une somme d'argent peut en effet s'apparenter à la reconnaissance d'un droit patrimonial. Cela est vrai sur le fondement du droit conventionnel (9) comme en vertu de la jurisprudence du Conseil d'Etat lui-même. Celui-ci, dans une décision du 19 novembre 2008 (préc.), a recours, pour la première fois dans le domaine fiscal, à la notion d'espérance légitime. Dans une décision du 13 octobre 2010 (CE 8° s-s., 13 octobre 2010, n° 307619, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7982GBA), le Conseil d'Etat confirme sa position : l'espérance légitime d'obtenir la restitution d'une somme d'argent peut être regardée comme un bien au sens du droit européen tel qu'interprété par la Cour EDH. La société requérante peut alors insister en 2015 sur un point : elle possédait (au moment de l'adoption de la loi de validation) une créance en raison de l'espérance légitime d'obtenir gain de cause. De plus, l'existence d'une espérance légitime dépend de l'existence d'une jurisprudence consolidée, ce qui est le cas présentement : diverses décisions du juge (cf. en amont) rappellent l'illégalité d'impositions dont l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement ne sont pas établis par la loi. Il semble exister une créance légitime, méritant la qualité de bien, au profit de la société demanderesse ; et le législateur, en adoptant une loi de validation, aurait porté atteinte à ce "bien" au sens du droit conventionnel européen. Il était encore loisible de porter attention à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, au regard de sa décision n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013 (N° Lexbase : A6536KRI) consacrant implicitement la notion de confiance légitime ; était visé le principe d'attente légitime, appliqué à des épargnants. Cependant, le Conseil d'Etat ne fait pas droit à la demande de la société exploitante : pour reprendre l'intitulé de cette sous-partie, la requérante ne possède aucune "espérance légitime" d'obtenir la restitution des sommes prélevées. Notamment parce qu'elle est seulement dépositaire de fonds publics pour le compte des collectivités publiques ; elle n'est pas, en tant qu'exploitante de casino, propriétaire des sommes représentant le montant des prélèvements. En d'autres termes, ce n'est rien de moins que l'argumentation de "l'Etat croupier" (selon la formule du rapport parlementaire visé en note de bas de pages) qui est retenu. La société requérante n'étant qu'un vecteur agissant pour le compte de l'Etat, elle ne saurait prétendre à une espérance légitime quant à la restitution d'un "bien" ; fait défaut la notion même de propriété.

III - De la régularité de la loi de... validation... rétroactive

La loi de validation rétroactive, jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel (A), n'est pas non plus jugée inconventionnelle (B).

A - La loi de validation rétroactive n'est pas contraire à la Constitution

En une phrase soutenue, à savoir trop longue, le Conseil d'Etat constate qu'il est en présence d'une loi de validation : le législateur a validé, sous réserve des décisions passées en force de chose jugée, "les prélèvements spécifiques aux jeux des casinos exploités en application de la loi du 15 juin 1907 relative aux casinos, dus au titre d'une période antérieure au 1er novembre 2009, en tant qu'ils seraient contestés par un moyen tiré de ce que leur assiette ou leurs modalités de recouvrement ou de contrôle ont été fixées par voie réglementaire" (cons. n° 2). Passé ce constat, le juge rappelle qu'il est loisible au législateur de remettre en cause, "fût-ce de manière rétroactive", des droits patrimoniaux à condition de "ménager un juste équilibre entre l'atteinte portée à ces droits et les motifs d'intérêt général susceptibles de la justifier" (cons. n° 4). Le Conseil d'Etat ne peut pas aller au-delà de ces assertions, n'étant pas juge de la constitutionnalité des lois (10). Quid alors des "motifs d'intérêt général" à mêmes de justifier la lésion des droits invoqués ? Il convient de se tourner vers la décision n° 2010-53 QPC du Conseil constitutionnel (Cons. const., 14 octobre 2010, n° 2010-53 QPC N° Lexbase : A7697GBP) qui se prononce sur la régularité de la loi de validation, plus précisément le § III de l'article 27 de la loi du 22 juillet 2009. Dans une sèche décision, à savoir peu argumentée, le Conseil constitutionnel valide la loi. En modifiant la qualification des prélèvements sur les jeux (désormais impositions de toute nature) le législateur a tiré les conséquences d'une jurisprudence susceptible d'ouvrir de multiples contentieux. Le Conseil constitutionnel a "entendu prévenir un contentieux lié à la détermination de cette qualification et susceptible de créer une rupture d'égalité devant les charges publiques entre redevables des prélèvements sur les jeux". Il y aurait eu rupture d'égalité devant les charges publiques entre contribuables ayant contesté les prélèvements et contribuables n'ayant pas contesté ces prélèvements. On avoue assez peu goûter l'argumentation du Conseil constitutionnel ; que vaut ce dernier point face au constat que la loi de validation morigène le droit à un recours effectif, le droit à porter sa cause devant son juge naturel ? Certes, ajoute le juge, les contestations contentieuses (centrées sur le défaut de compétence du pouvoir réglementaire) auraient généré des "conséquences gravement dommageables [...] eu égard aux montants financiers en jeu". La loi de 2009 n'est pas censurée car les sommes en jeux sont considérables. Il suffit de lire les débats parlementaires pour le comprendre, ministres et parlementaires invoquant "l'urgence" et la somme de "1,5 milliards d'euros par an" (11). Le législateur a validé une carence normative (l'incompétence du pouvoir réglementaire) imputable... au législateur. Celui-ci, unique responsable du risque contentieux par son omission coupable, s'affranchit ainsi d'une antique règle : nul ne peut invoquer sa propre turpitude. Le législateur le peut, lui, dès lors que les pertes financières risquent de s'avérer considérables. Car tel est ce qui justifie la constitutionnalité de la loi : le lien entre but d'intérêt général suffisant et "montants financiers en jeu". Que la validation respecte, en vertu de la jurisprudence classique du Conseil constitutionnel (Cons. const., 7 février 2002, n° 2002-458 DC N° Lexbase : A2232AZP), les décisions ayant force de chose jugée, le principe de non-rétroactivité des peines et sanctions, ne méconnaisse aucune règle ni aucun principe de valeur constitutionnelle, possède une portée strictement définie... vient seulement compléter le tableau jurisprudentiel. Semble prévaloir l'idée que toute loi de validation est constitutionnelle en présence de conséquences financières "gravement dommageables" ; on s'interroge gravement sur le contenu matériel de l'adverbe. Ultime argumentation du Conseil constitutionnel : en l'absence de validation, "le reversement aux casinos d'imposition dont ils sont redevables au regard des règles de fond de la loi fiscale pourrait constituer un enrichissement injustifié". Les sommes restituées n'auraient pas été en effet redistribuées aux joueurs ayant fréquenté l'établissement ; droit et morale semblent (à tout le moins aux yeux du juge constitutionnel) s'accoupler.

B - La loi de validation rétroactive n'est pas inconventionnelle

A défaut d'avoir été censuré par le Conseil constitutionnel pour violation de la Constitution ou de principes constitutionnels, la loi de validation pouvait être écartée par le Conseil d'Etat, maître d'oeuvre en matière de contrôle de conventionalité. Il ne s'agit pas ici de revenir sur la notion de "bien" au sens du 1er Protocole additionnel ; mais de cogiter sur le contrôle effectué par la CEDH lorsqu'elle est en présence de loi de validation, a fortiori rétroactive. La CEDH oscille entre volonté d'encadrer l'arbitraire des Etats et souci de leur accorder une marge d'appréciation conforme au principe de subsidiarité. Elle pose ainsi que "le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable s'opposent à toute ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice avec pour objectif d'influer sur le dénouement judiciaire d'un litige" (12). Le juge de Strasbourg ne se contente pas, comme le juge français, d'un d'intérêt général suffisant ; il recherche l'existence "d'impérieux motifs d'intérêt général" (13), formule plus exigeante, d'ailleurs parfois reprise par le Conseil d'Etat lui-même (14). Et, selon la CEDH, la simple perte de recettes budgétaires ne suffit pas à justifier des mesures législatives de nature rétroactive ; d'autres éléments doivent entrer en jeu. Or, tant à la lecture de la décision du Conseil constitutionnel que de la décision du Conseil d'Etat, il semble que la crainte d'une perte financière importante (au détriment de l'Etat et des communes) soit bien le seul motif ayant conduit au vote de la loi de validation. L'objectif était d'éviter que des sommes considérables ne retombent dans l'escarcelle des casinos, au détriment des entités publiques mentionnées. Or, le recours à une loi de validation est jugé contraire à la Convention européenne des droits de l'Homme si elle ne se justifie que par le "simple intérêt financier de l'Etat" et non par une "cause d'utilité publique". Dans la décision du 23 juillet 2009 (CEDH, 23 juillet 2009, Req. 30345/05 N° Lexbase : A1212EK4), la Cour EDH estime que la loi "visait en réalité à préserver le seul intérêt financier de l'Etat en diminuant le nombre de procédures fiscales annulées par les juridictions administratives" et "n'était pas justifiée par l'intérêt général". Pesait alors une "charge anormale et exorbitante sur les requérants" ; l'atteinte portée à leurs biens revêtait un caractère disproportionné. Or, dans la présente affaire, la dimension financière émerge (cf. les débats parlementaires) comme l'unique justification. Les autres éléments évoqués par les juges sont secondaires ; ne sont-ils pas avancés pour enrober de régularité la loi de validation ? Tout observateur hostile à ce raisonnement pourra rappeler qu'une validation législative est présumée régulière par la Cour EDH si elle vise des enjeux financiers substantiels (ce qui est assurément le cas dans le contentieux ici commenté), si elle ne porte pas atteinte au principe de prévisibilité, et si elle intervient lors de l'émergence de contestations (15). L'adoption d'une loi de validation est encore regardée avec bienveillance par la Cour EDH lorsqu'il s'agit de remédier à une "faille technique du droit" ou lorsque les requérants entendaient "bénéficier d'un effet d'aubaine dû à la carence du pouvoir réglementaire" (16). Comment ne pas songer au pénultième considérant de la décision du Conseil constitutionnel (n° 2010-53 QPC, préc.) lorsqu'il se prononce le 14 octobre 2010 sur la loi de validation du 22 juillet 2009 ? Pour le juge de Montpensier, le reversement aux casinos des impositions dont ils sont redevables pourrait constituer un enrichissement injustifié. Si l'on admet que la loi (entendue comme norme de validation) passe sous les fourches caudines de la jurisprudence de la Cour EDH, reste une ultime demande : la loi (entendue comme norme de validation rétroactive) respecte-t-elle les canons d'une jurisprudence de la CEDH de 1999 (CEDH, 28 octobre 1999, Req. 24846/94 N° Lexbase : A7567AW8) ? Dans cette affaire, la France a été condamnée à raison d'une loi de validation déclarée... conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel (17). Pour la Cour EDH, la violation du droit à un procès équitable (CESDH, art. 6, § 1) découlait de plusieurs éléments, notamment du caractère insuffisant du motif financier invoqué (ce qui n'est pas le cas dans notre espèce de 2015, et plaide en faveurs des solutions retenues par le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat). Reste que la Cour EDH souligne, toujours dans son arrêt de 1999, que la loi de validation rétroactive entend faire obstacle à des jurisprudences favorables aux requérants (ce qui est l'essence même d'une telle loi...). Une fois étudiée dans sa globalité, la jurisprudence de la Cour EDH peut prévaloir le sentiment que la loi de validation française passe le test conventionnel de compatibilité. La Cour EDH n'a-t-elle pas, jadis, souligné la nécessité de sauvegarder l'activité économique en général (formule bien générique au demeurant) ? Or, les enjeux financiers en présence sont considérables en matière de PBJ. Cependant, un élémentaire réalisme permet de soutenir l'inconventionalité de la loi, votée dans le "simple intérêt financier de l'Etat".

***

Cela nous amène à des propos conclusifs sur la spécificité de l'activité économique exercée (l'exploitation de casino) et sur le rôle de l'Etat-croupier (le contrôle de ladite exploitation). Les juges devant trancher le sort des sommes issues des casinos ne peuvent le faire à moins de constater que l'Etat ne peut renoncer à de telles recettes. On le concède fort aisément ; reste que la rigueur juridique prend parfois la forme d'un bâton tordu qui peine à se redresser. Ce qui est au coeur du présent débat politico-économico-juridique est la nature "spécifique" des jeux d'argent et de hasard, et des prélèvements fiscaux y afférents. Spécifique est l'adjectif le plus souvent utilisé pour expliquer les relations entre l'Etat et les exploitants de casino ; spécifique est l'adjectif qui semble justifier l'autolimitation du juge s'agissant de son contrôle quand il est saisi d'une espèce relative au PBJ. Car les exploitants de casino ne sont pas seulement des dépositaires de fonds publics pour le compte des collectivités publiques ; ils possèdent également le statut de délégataires de service public en raison de leur soutien à l'économie locale, via le tourisme (18). Dans un arrêt du 25 mars 1966 (CE, 25 mars 1966, n° 46504 N° Lexbase : A7093B89), le Conseil d'Etat qualifie les concessions d'exploitation (délivrées par les communes aux casinos) de concessions de service public. Dans un avis en date du 4 avril 1995, le Conseil d'Etat rappelle l'obligation de l'exploitant, en charge "de contribuer à l'animation culturelle ou touristique de la commune" (19). On reste quelque peu dubitatif quant à la dimension "culturelle" des activités diverses relevant des casinos, sauf à opérer une lecture éminemment ductile et postmoderne de la notion de culture. Certes, ce ne sont pas les activités de jeu en tant que telles qui sont regardées comme relevant de la notion de service public, mais le fait de contribuer au développement économique de la commune, donc (par le biais d'un étrange raccourci conceptuel) au développement social de la commune. On l'aura compris, la prudence des juges (c'està-dire leur volonté de ne pas entrer en conflit avec le pouvoir législatif) renvoie à la relation schizophrénique que l'Etat entretient avec les jeux d'argent. Ces derniers sont perçus par l'Etat "comme un impôt, prélèvement indolore puisé auprès des citoyens" (20). Comment ne pas sourire devant cette faconde hypocrisie consistant à qualifier la mission des casinos de service public sur le fondement d'une activité qui relève, pour une partie non négligeable des participants, de l'addiction, c'est-à-dire de la pathologie ? Il ne s'agit pas de lire les relations sociales selon un angle paternaliste, le rôle de l'Etat n'étant pas de protéger les individus à "l'insu de leur plein gré". Il s'agit seulement de soutenir que, parfois, l'Etat ne mérite guère grande crédibilité lorsqu'il invoque, en guise de facile masque, la notion indéterminée de service public (appliquée ici aux jeux). Celui qui assume in fine la mission la plus délicate est le juge, appelé à accorder noblesse juridique, par le biais d'une argumentation ductile, à certaines normes à la régularité douteuse.


(1) Le PBJ est défini (non sans humour dans un rapport du Sénat) comme "le gain brut de l'établissement avant que ne s'abatte sur lui une véritable déferlante de taxes et d'impôt". Voir F. Trucy, Les jeux de hasard et d'argent en France : l'Etat croupier, le Parlement croupion, Les rapports du Sénat, 2001-2002, n° 223, p. 110.
(2) Prélèvement progressif sur le PBJ (loi du 15 juin 1907, loi du 29 avril 1926), prélèvement communal (CGCT, art. L. 2333-54 N° Lexbase : L8126I4Q), prélèvement fixe de 0,5 % sur le PBJ dans les casinos et de 2 % sur le PBJ des appareils automatiques des jeux d'argent établi par la loi n° 90-1168 du 29 décembre 1990, de finances pour 1991 (N° Lexbase : L1670I8D), contribution sur le produit de certains jeux réalisés dans les casinos prévue par l'article L. 136-7-1 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L0729IK9), contribution sur la totalité du PBJ en application de l'ordonnance n° 96-50 du 24 janvier 1996 (N° Lexbase : L1330AI4).
(3) Loi n° 2009-888 de développement et de modernisation des services touristiques (N° Lexbase : L9298IE4).
(4) Pour confirmation, voir également CE 9° et 10° s-s-r., 20 octobre 2000, n° 197770, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9107AHR). Dans une décision du 4 novembre 1996, le CE estime que la contribution (CRDS) sur une fraction du produit brut des jeux réalisés (entre le 1er février 1996 et le 31 janvier 2009) est une imposition nouvelle (CE 1° et 4° s-s-r., 4 novembre 1996, n° 177162, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1982AP4).
(5) Conclusions de D. Jourdan, Rapporteur public à la cour administrative d'appel de Lyon, concernant un arrêt rendu le 10 juillet 2012 (CAA Lyon, 10 juillet 2012, n° 11LY02567 N° Lexbase : A7997NDK) (arrêt faisant l'objet du pourvoi en cassation devant le CE).
(6) Cité par D. Jourdan, Rapporteur public, dans ses conclusions concernant un arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Lyon, le 10 juillet 2012, n° 11LY02567, préc..
(7) CEDH, 16 avril 2002, Req. 36677/97 (N° Lexbase : A5395AYH).
(8) CEDH, 19 octobre 2004, Req. 58867/00 (N° Lexbase : A7998NDL).
(9) CEDH, 20 novembre 1995, Req. 17849/91 (N° Lexbase : A8772IMT).
(10) Même si la QPC fait de lui un juge de la constitutionnalité de lois par le truchement d'un contrôle négatif/positif. Le Conseil d'Etat, comme la Cour de cassation, est le "portier" du procès constitutionnel selon une formule souvent usitée en Italie. Par leur refus (contrôle négatif) de déférer une loi au Conseil constitutionnel, les cours suprêmes posent (contrôle positif) sa conformité à la Constitution.
(11) Voir le commentaire officiel de la décision n° 2010-53 QPC sur le site du Conseil constitutionnel.
(12) CEDH, 9 décembre 1994, Req. 22/1993/417/496 (N° Lexbase : A6629AWG).
(13) CEDH, 14 février 2006, Req. 67847/01 (N° Lexbase : A8583DMT).
(14) CE 3° s-s., 27 avril 2011, n° 320999, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A4324HPT).
(15) CEDH, 23 octobre 1997, Req. 117/1996/736/933 (N° Lexbase : A6753AWZ).
(16) CEDH, 27 mai 2004, Req. 42219/98 (N° Lexbase : A2603DCE).
(17) Cons. const., 13 janvier 1994, décision n° 93-332 DC (N° Lexbase : A8298ACC).
(18) Cf. la loi du 7 décembre 1949.
(19) Cité par M. Escande, Droit des jeux d'argent et de hasard. Les mutations de l'ordre public, L'Harmattan, 2013, n° 486.
(20) M. Escande, Droit des jeux d'argent et de hasard. Les mutations de l'ordre public, L'Harmattan, 2013, n° 459.

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