La lettre juridique n°586 du 9 octobre 2014 : Éditorial

"Administration de substances nuisibles" : un euphémisme incertain mais nécessaire

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 09 Octobre 2014


La condamnation, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence, le 2 octobre 2014, à 12 ans de réclusion criminelle, d'un homme ayant sciemment transmis le virus du Sida à sa partenaire et exposé cinq autres femmes au risque de contracter le VIH, après avoir déjà été condamné, en 2005, à une peine de 9 ans de prison pour des faits similaires, présente, outre une nouvelle révélation de la noirceur de l'âme au regard de la problématique de la récidive et l'avantage d'alimenter la colonne des faits divers les plus sordides, le mérite certain de replacer au centre du débat la question de la criminalisation de la transmission du virus du Sida, et plus généralement des "maladies vénériennes" ; une criminalisation écartée in extremis en 2005, à la suite d'un amendement rejeté du Sénat, mais qu'une "loi émotive" comme l'on en connaît à foison, encouragée sous la pression européenne, pourrait faire renaître de ses cendres.

Cette pénalisation de la transmission sexuelle du virus du Sida n'est absolument pas nouvelle. Certes, par un arrêt du 2 juillet 1998, la Cour de cassation a dit pour droit que le crime d'empoisonnement impliquant l'intention homicide, ne donne pas de base légale à sa décision, la chambre d'accusation qui, pour renvoyer une personne devant la cour d'assises, du chef d'empoisonnement, énonce que la seule connaissance du pouvoir mortel de la substance administrée à la victime suffit à caractériser l'intention homicide. En clair, pour la Chambre criminelle, le fait d'être porteur du VIH n'implique pas nécessairement la mort et le fait de savoir que l'on est séropositif et d'avoir des relations non protégées n'implique pas une volonté de transmettre le virus pour donner la mort. L'élément intentionnel de l'homicide par empoisonnement ferait ainsi cruellement défaut. C'est pourquoi les victimes infectées ou exposées ont bâti l'incrimination sur l'administration de substances nuisibles de l'article 222-15 du Code pénal ; infraction transposable à la transmission du virus du Sida, d'abord reconnue par la cour d'appel de Colmar en 2005, puis confirmée par la Haute juridiction en 2006, puis en 2010.

Ainsi, le fait d'entretenir des relations sexuelles non protégées en se sachant porteur du virus du Sida est constitutif, non du crime d'empoisonnement, mais du délit d'administration de substances nuisibles. La subtilité du fondement de la pénalisation de la transmission sexuelle du virus est à la mesure de l'hypocrisie entourant la gestion de la criminalisation de cette transmission ; une hypocrisie qui ne satisfait ni les victimes atteintes ou exposées du fait de cette transmission sur fond, le plus souvent, de duperie, de dol ; ni les associations de prévention ou le Conseil national du Sida qui, sans dédouaner le comportement répréhensible des infracteurs, craignent que cette pénalisation ne stigmatise les porteurs du virus et ne décourage le dépistage, au risque d'une propagation du virus certes inconsciente, mais une propagation tout de même.

Pour autant, face au tabou que constitue encore le fait d'être séropositif ou malade du Sida, mêlant "le sexe, le sang et la mort" comme l'a si "élégamment" rappelé l'infracteur récidiviste, est-il possible, en France, d'avoir une attitude qui ne soit pas ambiguë, ou plutôt entre deux eaux, face à la transmission sexuelle du VIH ?

On sait que la tyrannie commence avec la fraude des mots, mais la "tyrannie de la communication" impose sans doute cette ambiguïté. D'abord, le jeu des deux infractions proches, mais à la sémantique émotionnelle différente, -"l'empoisonnement" revêt assurément une intention meurtrière que "l'administration de substance nuisible" n'implique pas nécessairement, comme évoqué supra-, permet un glissement vers une approche moins passionnelle du débat sur cette transmission ou le risque associé à la pratique de rapports non protégés. Ensuite, l'administration "en toute conscience" diffère de l'administration "volontaire", de manière à ne pas ériger une présomption d'intention criminelle du porteur du virus, que son ou sa partenaire soit ou non au fait de la séropositivité et du risque encouru.

Cette connaissance du risque emporte, d'ailleurs, la question de la responsabilité du partenaire ayant consenti à des relations sexuelles non protégées. Cette "participation" à l'infraction emporterait-elle exonération du premier infecté ? En Allemagne, on sait que la théorie de la bewusste eigenverantwortliche selbstfährdung empêche à une victime de l'infection d'invoquer systématiquement une tromperie de la part du partenaire, car l'absence de protection implique une exposition volontaire à la contamination : l'auto-exposition consciente limiterait donc la responsabilité du porteur du virus. Ainsi, une personne séropositive qui transmet le virus du Sida alors qu'elle s'en savait porteuse tombe sous le coup de l'article du Code pénal relatif aux lésions corporelles dangereuses, à moins qu'elle n'ait fait le nécessaire pour éviter la contamination ou qu'elle n'ait prévenu son partenaire de sa séropositivité. Cette théorie n'a pas court en France, ni même dans nombre de pays occidentaux, mais elle est un signe fort de l'auto-responsabilisation dans la pratique sexuelle, incitant à la protection et au dépistage. Mais, bien évidemment, elle ne règle pas, d'abord, le cas le plus courant qui est celui du dol, ni même celui de la manipulation, tels qu'ils ont été relatés à l'occasion de la condamnation du 2 octobre 2014.

On sait à travers un rapport d'information sénatorial de 2005 que, bien que la jurisprudence soit relativement peu abondante, en particulier en Europe, il est possible d'établir une nette distinction entre plusieurs groupes de pays :

- le Danemark et la moitié des Etats américains ont érigé la transmission du virus du Sida en infraction spécifique ;

- l'Autriche, la Suisse et quelques Etats américains recourent aux dispositions pénales sur la propagation des maladies contagieuses pour punir la transmission du virus du Sida par voie sexuelle ;

- ailleurs, ce sont les dispositions pénales générales sur les voies de fait qui sont mises en oeuvre.

Et l'on voit clairement que les pays où le dogme de la responsabilisation est très prégnant adoptent une incrimination spécifique visant à sanctionner clairement et avant tout le porteur du virus. Mais, pour forcer cette prise de responsabilité, sans stigmatiser le malade et la maladie, certains pays, comme le Canada, estiment que toute personne séropositive a l'obligation de divulguer sa séropositivité avant de s'adonner à une activité sexuelle qui comporte un risque important de contamination. En 2003, la Cour suprême canadienne a même étendu l'obligation de divulgation aux personnes qui ont des doutes sur leur séropositivité.

On ne badine pas avec maladies vénériennes, qui portent bien mal leur nom quand Apaté l'emporte sur Vénus. La syphilis, "cadeau empoisonné du Nouveau monde" n'aura eu comme réparation que la variole du Vieux continent pour décimer, de part et d'autre, les populations. Et, la tromperie et la manipulation ne peuvent être que l'apanage des rois ! L'on imagine mal Louis XV s'interdire de "s'entretenir" avec la Du Barry ou Rosalie Glorieux, alors atteint de la petite vérole, à la veille même de son trépas : n'est pas le "Bien aimé" qui veut. Et, l'on sait que qui trop embrasse mal étreint, qu'au "jeu" de la manipulation des sentiments, l'on finit le plus souvent le "mal aimant". Sait-on d'ailleurs comment George Sand vécut 74 ans malgré son "amour terrible" pour un Musset adepte des grisettes et atteint du "mal de Naples" depuis l'âge de 15 ans ? Le risque n'en vaut certainement pas la chandelle !

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