Lexbase Social n°573 du 5 juin 2014 : Hygiène et sécurité

[Jurisprudence] Vers un assouplissement des conditions d'exonération de l'obligation de sécurité ?

Réf. : Cass. soc., 21 mai 2014, n° 13-12.666, F-D (N° Lexbase : A5037MMI)

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par Sébastien Tournaux, Professeur à Université des Antilles et de la Guyane

le 05 Juin 2014

La Chambre sociale de la Cour de cassation aurait-elle décidé de faire "machine-arrière" s'agissant de l'obligation de sécurité à la charge de l'employeur ? C'est une question que l'on peut légitimement se poser à la lecture d'une décision rendue le 21 mai 2014 qui revient, une fois encore, sur les conditions de la prise d'acte de la rupture du contrat de travail par le salarié en raison d'un prétendu manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat (I). Si cet arrêt semble ouvrir la voie d'un assouplissement des conditions d'exonération à l'obligation de sécurité, il convient de ne pas en tirer de conclusions trop hâtives, tant les faits de l'espèce étaient particuliers, mais aussi, en raison du choix de la Cour de ne pas publier cette décision (II).
Résumé

Au regard de l'objectif légitime poursuivi par l'employeur tenant à déterminer si des salariés de son entreprise avaient été exposés, à l'occasion de séminaires professionnels, à des situations mettant en danger leur santé ou leur sécurité, l'atteinte portée à la vie privée de la salariée par cette enquête était justifiée par ces considérations et proportionnée au but poursuivi.

N'a pas manqué à ses obligations l'employeur qui avait pris les mesures utiles pour assurer la santé et la sécurité de la salariée, d'autant plus que, par ailleurs, la réaction de la salariée aux rumeurs dont elle prétendait avoir été l'objet, sans en établir l'ampleur, apparaissait disproportionnée, excluant ainsi que ces faits aient été de nature à entraîner la dégradation de son état de santé.

Commentaire

I - L'intensité de l'obligation de sécurité de l'employeur

  • Obligation de sécurité de l'employeur : obligation de garantie

Chacun se souvient de deux arrêts rendus par la Chambre sociale de la Cour de cassation au mois de février 2010 qui caractérisaient l'aboutissement d'une évolution, celle de l'intensité de l'obligation de sécurité de l'employeur. La Chambre sociale jugeait alors que, l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité de résultat, en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, manque à cette obligation lorsqu'un salarié est victime de violences physiques ou morales, "quand bien même il aurait pris des mesures en vue de faire cesser ces agissements" (1).

On s'approchait là de la conception classique de l'obligation de résultat selon laquelle le débiteur d'une obligation qui n'a pas été exécutée, ne peut s'exonérer de sa responsabilité qu'à la condition de démontrer l'existence d'un cas de force majeure. Cette conception semblait définitivement assise lorsque, deux ans plus tard, la Chambre sociale recherchait avec les juges du fond si les critères d'extériorité, d'imprévisibilité et d'irrésistibilité étaient réunis pour exclure la responsabilité de l'employeur (2).

Ce positionnement suscite parfois l'interrogation des commentateurs, que l'employeur ait ou non pris les mesures nécessaires s'il survient un dommage au salarié, ce qui peut créer une sorte d'effet déresponsabilisant (3). A quoi sert-il en effet de prendre des mesures de prévention, comme l'impose pourtant l'article L. 4121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L3097INZ) si, qu'elles aient été prises ou non, l'employeur est automatiquement responsable ?

L'idée est que l'employeur n'est plus simplement un responsable en la matière mais bien un garant. Le spectre de la déresponsabilisation disparaît alors : l'employeur paiera toujours en cas d'atteinte à la santé et à la sécurité et, s'il veut que la facture soit allégée, il lui appartient de prendre toutes les mesures possibles pour que de tels dommages ne surviennent pas.

C'est dans ce contexte qu'a été rendue la décision du 21 mai 2014.

  • En l'espèce

Dans cette affaire, une salariée prend acte de la rupture de son contrat de travail en raison de différents manquements de son employeur. Elle lui reproche, d'abord, d'avoir gravement porté atteinte à sa vie privée, dans le cadre d'une enquête interne à l'entreprise, en l'ayant interrogé sur ses pratiques et partenaires sexuels. Elle avance, ensuite, que l'employeur n'a pas pris les mesures suffisantes pour faire taire les rumeurs circulant dans l'entreprise à son sujet, lesquelles rumeurs seraient la cause de la dégradation de son état de santé.

La cour d'appel de Toulouse juge que les manquements reprochés à l'employeur ne sont pas d'une gravité suffisante et fait produire à la prise d'acte les effets d'une démission. La salariée se pourvoit en cassation. Par une décision rendue sous la présidence du conseiller le plus ancien faisant fonction de président, et vouée à demeurer inédite, la Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi, s'agissant tant de l'atteinte à la vie privée que du manquement à l'obligation d'assurer la santé et la sécurité de la salariée.

Sur le premier point, la Chambre juge en effet qu'"au regard de l'objectif légitime poursuivi par l'employeur tenant à déterminer si des salariés de son entreprise avaient été exposés à l'occasion de séminaires professionnels à des situations mettant en danger leur santé ou leur sécurité, l'atteinte portée à la vie privée de la salariée par cette enquête était justifiée par ces considérations et proportionnée au but poursuivi".

Sur le second point, les juges reprennent le constat de la cour d'appel selon lequel "l'employeur avait répondu aux lettres de la salariée pour lui confirmer qu'à la suite de l'enquête interne, aucun reproche n'était retenu à son encontre et que le directeur général lui avait assuré qu'il veillerait personnellement à ce que sa hiérarchie mette tout en oeuvre pour qu'elle ne soit pas inquiétée" et "que la réaction de la salariée aux rumeurs dont elle prétendait avoir été l'objet, sans en établir l'ampleur, apparaissait disproportionnée, excluant ainsi que ces faits aient été de nature à entraîner la dégradation de son état de santé". La Chambre sociale considère que la cour d'appel a donc, légitimement, pu en déduire que "l'employeur, qui avait pris les mesures utiles pour assurer la santé et la sécurité de la salariée, n'avait pas manqué à ses obligations".

II - L'assouplissement de l'obligation de sécurité de l'employeur ?

  • Conciliation entre vie privée et impératifs de sécurité

La première partie de l'argumentation met donc en exergue la conciliation d'intérêts différents que la Chambre sociale de la Cour de cassation doit contrôler.

La vie privée et familiale du salarié est un droit protégé par de nombreux textes tels que l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4798AQR) ou l'article 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY). Il est relativement rare que l'employeur soit autorisé à s'immiscer dans cette partie de la vie du salarié qui ne le regarde pas. Ainsi, la fouille des salariés n'est pas, en principe, autorisée (4), tout comme celle de leurs casiers ou vestiaires (5), de leurs courriels et ordinateurs personnels (6), etc..

L'article L. 1121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0670H9P) prévoit cependant qu'il soit permis de porter atteinte à ce droit, à condition que l'atteinte soit justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché. Les impératifs de sécurité peuvent ainsi parfois justifier une telle atteinte, qu'il s'agisse d'un risque pour la sécurité des biens de l'entreprise (7) ou, plus souvent, pour la sécurité des personnes. Ainsi la fouille des sacs des salariés est considérée comme justifiée par un contexte d'alerte à la bombe et de protection de la sécurité des personnes (8) de même que la faculté de contrôler l'éventuelle absorption d'alcool ou de stupéfiants auprès des membres de l'équipage d'un ferry ou parmi le personnel d'une centrale nucléaire (9).

Il n'y a donc, en définitive, rien d'étonnant à voir la Chambre sociale accepter une atteinte à la vie privée, au nom de l'obligation de sécurité à la charge de l'employeur. L'appréciation du second grief formulé par la salariée est bien plus surprenante.

  • L'assouplissement de l'appréciation du manquement à l'obligation de sécurité

Avant toute chose, il faut, à nouveau, rappeler que la décision commentée étant demeurée inédite, il convient de ne pas tirer de conclusions définitives de son interprétation.

En 2011, la Chambre sociale jugeait que l'employeur, qui considère injustifiée la prise d'acte de la rupture par un salarié qui, étant victime d'un accident du travail, invoque une inobservation des règles de prévention et de sécurité, doit démontrer que la survenance de cet accident est étrangère à tout manquement à son obligation de sécurité de résultat (10). Il découlait de cette solution que l'employeur supportait donc la charge de la preuve de ne pas avoir manqué à son obligation. Comment, cependant, prouver qu'aucun manquement ne peut lui être reproché si, dans le même temps, seule la force majeure semble avoir grâce aux yeux du juge ?

Il est possible de voir, dans la solution commentée, une évolution dans le sens d'un assouplissement de ces exigences. En jugeant que l'employeur avait pris les mesures utiles pour assurer la santé et la sécurité de la salariée, la Chambre sociale prend, en effet, le contrepied des décisions qui caractérisent un manquement à l'obligation, "quand bien même l'employeur aurait pris des mesures en vue de faire cesser ces agissements". L'action de l'employeur n'est donc pas inutile, quoiqu'il faille probablement distinguer selon le moment auquel ses mesures sont adoptées.

En effet, la décision commentée s'intéresse en réalité à des mesures préventives : l'employeur prend des mesures pour qu'aucune atteinte à la santé et à la sécurité ne survienne, si ces mesures "utiles" ont été prises, aucun manquement ne peut être caractérisé, la prise d'acte n'est pas justifiée. Au contraire, quoique cela ne soit pas précisé par l'arrêt, les mesures curatives, adoptées pour réagir à une atteinte à la santé ou à la sécurité, devraient demeurer inefficaces pour exonérer l'employeur.

Cette distinction, qui peut sembler logique, se brouille cependant dès que l'on s'interroge sur la distinction entre santé et sécurité. Les mesures préventives en matière de sécurité ou en matière de santé peuvent, selon le cas, intervenir plus ou moins tôt. Une mesure prise pour empêcher une atteinte à la santé qui n'a pas encore eu lieu, est bien une mesure préventive, une mesure utile pour assurer la santé. Elle sera, en revanche, bien souvent une mesure curative en matière de sécurité. Une mesure préventive destinées à empêcher une atteinte à la sécurité doit être prise bien en amont, avant même que le risque d'atteinte à la santé ne soit né. Pour mieux comprendre, il suffit de revenir à l'espèce : l'employeur avait "répondu aux lettres de la salariée" pour lui confirmer "qu'aucun reproche n'était retenu à son encontre" et que tout serait "mis en oeuvre pour qu'elle ne soit pas inquiétée" : certainement ces mesures étaient utiles pour éviter une atteinte à la santé, mais l'étaient-elles vraiment pour éviter une atteinte à la sécurité de la salariée qui, avec toutes les réserves auxquelles les faits de l'espèce obligent, semblait déjà souffrir des effets de l'enquête interne ?

On peut, en revanche, saluer l'usage du qualificatif "utile" pour accompagner les mesures qui doivent être prises par l'employeur. En effet, l'employeur ne devrait pas seulement prendre les mesures "nécessaires", ce qui pourrait dans certains cas être un peu restrictif. Il doit prendre les mesures "utiles", ce qui semble plus vaste, pour que soit démontrée l'absence de manquement à son obligation de sécurité. Ce vocabulaire paraît d'autant mieux adapté qu'il est difficile de dire que des mesures préventives sont nécessaires, puisque l'on ne sait pas si le dommage va se produire alors qu'il est plus aisé d'envisager leur utilité au regard du risque encouru.


(1) Cass. soc., 3 février 2010, deux arrêts, n° 08-40.144, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6060ERU) et n° 08-44.019, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6087ERU) et nos obs., La vigueur retrouvée de l'obligation de sécurité de résultat, Lexbase Hebdo n° 383 du 18 février 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2358BNN).
(2) Cass. soc., 4 avril 2012, n° 11-10.570, FS-P+B (N° Lexbase : A1271IIW) et les obs. de Ch. Radé, L'employeur peut-il s'exonérer de son obligation de sécurité de résultat ?, Lexbase Hebdo n° 482 du 19 avril 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N1460BTA).
(3) Par ex., P.- Y. Verkindt, Obligation de sécurité de résultat : dura lex..., JCP éd. S, 2011, 1043.
(4) Cass. soc., 11 février 2009, n° 07-42.068, FS-P+B+R (N° Lexbase : A1262ED4) et nos obs., La protection accrue du salarié contre la fouille de ses effets personnels, Lexbase Hebdo n° 339 du 26 février 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N5751BIT).
(5) Cass. soc., 15 avril 2008, n° 06-45.902, F-P (N° Lexbase : A9622D7I).
(6) Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942, publié (N° Lexbase : A1200AWD).
(7) Cass. soc., 17 mai 2005, n° 03-40.017, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2997DIT) et les obs. de Ch. Radé, L'employeur et les fichiers personnels du salarié : la Cour de cassation révise la jurisprudence "Nikon", Lexbase Hebdo n° 169 du 26 mai 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N4601AIA).
(8) Cass. soc., 3 avril 2001, n° 98-45.818 (N° Lexbase : A2001ATB).
(9) V. J. Mouly, J.- P. Marguénaud, L'alcool et la drogue dans les éprouvettes de la CEDH : vie privée du salarié et principe de proportionnalité, D., 2005, p. 36.
(10) Cass. soc., 12 janvier 2011, n° 09-70.838, FS-P+B (N° Lexbase : A9810GPZ) et nos obs., Prise d'acte, obligation de sécurité et charge de la preuve, Lexbase Hebdo n° 425 du 27 janvier 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N1679BRM).

Décision

Cass. soc., 21 mai 2014, n° 13-12.666, F-D (N° Lexbase : A5037MMI)

Rejet, (CA Toulouse, 20 décembre 2012, n° 10/07055 N° Lexbase : A3440IZG)

Textes visés : néant.

Mots-clés : vie privée ; obligation de sécurité.

Liens base : (N° Lexbase : E2921ETD).

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