Le Quotidien du 8 juin 2021 : Marchés publics

[Questions à...] Pratiques anticoncurrentielles dans les marchés publics, comment évaluer le préjudice subi par le pouvoir adjudicateur ? - Questions à Gilles Le Chatelier, Avocat associé, cabinet Adaltys

Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 27 avril 2021, n° 440348, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A41254QT)

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[Questions à...] Pratiques anticoncurrentielles dans les marchés publics, comment évaluer le préjudice subi par le pouvoir adjudicateur ? - Questions à Gilles Le Chatelier, Avocat associé, cabinet Adaltys. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/68919374-cite-dans-la-rubrique-bmarches-publics-b-titre-nbsp-ipratiques-anticoncurrentielles-dans-les-marches
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le 09 Juin 2021


Mots clés : commande publique • concurrence • préjudice • évaluation

Dans un arrêt rendu le 27 avril 2021, la Haute juridiction administrative a dit pour droit que, pour évaluer l'ampleur du préjudice subi par une personne publique au titre du surcoût lié à une entente, il est loisible de se fonder sur la comparaison des taux de marge de la société pendant la durée de l'entente et après la fin de celle-ci pour en déduire le surcoût supporté par la personne publique sur les marchés litigieux. Pour faire le point sur ce sujet sensible en ces temps de ressources budgétaires se raréfiant pour les collectivités locales, Lexbase Public a interrogé Gilles Le Chatelier, Avocat associé, cabinet Adaltys*.


 

Lexbase : Que recouvre exactement la notion de pratiques anticoncurrentielles en matière de commande publique ?

Gilles Le Chatelier : La notion de pratiques anticoncurrentielles est nécessairement diverse en matière de commande publique. L’obligation de mise en concurrence loyale et sincère s’impose aux acheteurs publics – et à un certain nombre d’acheteurs privés. Ce principe figure aujourd’hui à l’article L. 3 du Code de la commande publique (N° Lexbase : L4460LRM) qui rappelle que les acheteurs publics respectent le principe d’égalité devant la commande publique, dans un souci d’assurer l’efficacité de l’achat public et la bonne utilisation des données publiques. Le Conseil constitutionnel en avait fait un principe à valeur constitutionnelle [1].

Ainsi, la pratique de la commande publique connaît de nombreuses situations où il peut être porté atteinte à une libre concurrence. Sans évoquer des irrégularités qui trouveraient leur origine dans le comportement de l’acheteur public (critères inadaptés, allotissement insuffisant, recours inapproprié à des procédures négociées…), on peut citer par exemple le cas de l’offre anormalement basse (CCP, art. L. 2152-5 N° Lexbase : L4445LR3) ou de l’abus de position dominante dont peut, par exemple, bénéficier le titulaire sortant du marché.

Dans cet ensemble, l’entente occupe une place particulière. Elle est définie à l’article L. 420-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L6583AIN) comme les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions « lorsqu’elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché ». Depuis la décision fondatrice du Conseil d’État « Société Campenon Bernard » [2], elles tiennent une place de plus en plus importante au sein de la jurisprudence administrative qui s’est attachée à déterminer progressivement depuis lors les conséquences d’une telle situation sur l’exécution du contrat et les droits à indemnité de l’acheteur public qui en est victime.

L’entente, en matière de commande publique, se caractérise ainsi par la situation où plusieurs entreprises soumissionnaires à l’attribution d’un contrat de la commande publique s’entendent pour aboutir de manière artificielle à affecter le niveau du prix du marché ou pour arrêter l’identité de l’attributaire.

Un point particulier mérite d’être signalé qui concerne la situation où plusieurs entreprises appartenant à un même groupe candidateraient à un même appel d’offres. Même si cette situation n’est pas constitutive en tant que telle d’une entente [3], elle peut aboutir à une méconnaissance des règles de la commande publique lorsque n’est pas démontrée l’autonomie de chaque entreprise dans l’établissement de son offre et dans les moyens mis en œuvre pour exécuter le contrat [4].

Lexbase : Comment est établi le préjudice subi par la personne publique ?

Gilles Le Chatelier : Les règles relatives à l’évaluation du préjudice subi résultent aujourd’hui à la fois de la jurisprudence et des textes. En effet, l’ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles (N° Lexbase : L2117LDR) est venue ici entériner dans plusieurs articles du Code de commerce à la fois les règles issues du droit européen (Directive 2014/104/UE, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l'Union européenne N° Lexbase : L9861I4Y, dite « Damages ») et les principes retenus par le juge.

Plusieurs éléments procéduraux doivent d’abord être pris en considération.

En premier lieu, l’action en réparation doit être portée devant le juge administratif quand bien même serait en cause la recherche de la responsabilité d’une personne privée, le fait qu’un contrat administratif est à l’origine du contentieux constituant le fondement de la compétence du juge administratif [5]. Cette compétence du juge administratif est largement entendue dans un souci de réalisme et d’efficacité, puisqu’elle s’étend également à l’égard de l’ensemble des entreprises participant à l’entente, y compris celles n’ayant pas participé – volontairement – à la procédure de mise en concurrence [6]. Il en est de même de l’entreprise bénéficiant des effets « positifs » d’une entente à laquelle elle n’a pas participé, ce que l’on dénomme « l’effet d’ombrelle » [7]. Les actions tendant à la réparation d’un dommage causé par une entente sont instruites et jugées selon les règles prévues au Code des juridictions administratives (CJA, art. L. 775-1 N° Lexbase : L5732LLU).

En deuxième lieu, les personnes publiques victimes de l’entente ne sont pas soumises à l’obligation posée par la jurisprudence « Préfet de l’Eure » selon laquelle elles ne peuvent saisir le juge lorsqu’elles ont le pouvoir de prendre unilatéralement des mesures équivalentes à celles qu’elles sont susceptibles de lui demander. Or, dans le contentieux des ententes, la preuve de son existence est souvent délicate, nécessitant fréquemment qu’il soit recouru à une expertise judiciaire préalable. Ainsi, le Conseil d’État a jugé que dans cette situation, la personne publique lésée pouvait choisir de s’adresser au juge [8].

En troisième lieu, se posait la question de la prescription de l’action. Celle-ci ne commence à courir que lorsque les faits sont connus dans leur intégralité et toute leur étendue, de simples soupçons, par exemple révélés par des articles de presse, n’étant pas ici suffisants [9]. L’action se prescrit en cinq ans (C. com., art. L. 482-1 N° Lexbase : L2267LDC).

Les principales questions qui se posent sont bien évidemment celles de la preuve de l’existence de l’entente, de la responsabilité des entreprises s’y étant livrées vis-à-vis de l’acheteur public et du montant du préjudice en résultant pour ce dernier.

Là encore, les textes et la jurisprudence ont entendu renforcer la position de l’acheteur public affecté par l’entente. L’article L. 481-7 du Code de commerce (N° Lexbase : L2254LDT), issu de l’ordonnance du 9 mars 2017, crée une présomption simple d’existence d’un préjudice pour l’acheteur public en cas d’entente. Cette présomption est irréfragable lorsque son existence et l’identification des entreprises y ayant participé résultent d’une décision de l’Autorité de la concurrence ou de la juridiction de recours, si elle est définitive (C. com., art. L. 481-2 N° Lexbase : L2250LDP).

S’agissant du contenu du préjudice potentiellement subi par l’acheteur public, les dispositions de l’article L. 481-3 du Code de commerce (N° Lexbase : L2265LDA) en livrent une liste non limitative : perte résultant d’un surcoût ou d’une minoration de prix, gain manqué, perte de chance, préjudice moral… Le préjudice est évalué à la date où le juge se prononce, dans les conditions de droit commun (C. com., art. L. 481-8 N° Lexbase : L2255LDU).

Lexbase : De quelle manière le juge administratif sanctionne-t-il les ententes lorsqu'elles sont établies ?  

Gilles Le Chatelier : Une personne publique victime d’une entente qui est constitutive d’un dol ayant vicié son consentement peut choisir soit d’engager une action en nullité du contrat, soit une action en responsabilité quasi-délictuelle pour obtenir réparation du préjudice subi, soit les deux actions conjointement [10]. S’agissant de l’action visant à l’annulation du contrat, elle est possible même si l’exécution de ce dernier est achevée [11].

Une telle annulation n’est pas purement symbolique, dès lors qu’elle peut avoir pour conséquence d’imposer à l’entreprise co-contractante de restituer les sommes que lui a versées la personne publique au titre de l’exécution du marché [12]. Toutefois, dans l’hypothèse de la mise en œuvre de cette action en restitution par la personne publique, l’entreprise co-contractante a tout de même droit au remboursement des dépenses qu’elle a engagées et qui ont été utiles à la personne publique, à l’exclusion de toute marge bénéficiaire. Dans ces conditions, le préjudice résultant d’un prix trop élevé sera réparé par l’action en restitution, mais pas les autres préjudices qui résulteraient pour la personne publique de la mise en œuvre de l’entente.

L’autre voie d’action est bien évidemment celle de l’engagement de la responsabilité des entreprises ayant conclu et mis en œuvre l’entente pour obtenir la réparation de l’ensemble des préjudices subis à ce titre.

Le principal préjudice sera celui résultant d’un prix situé artificiellement plus haut du fait d’une l’entente ayant empêché le libre jeu de la concurrence. Cette notion de « surcoût » est définie à l’article L. 481-3 du Code de commerce comme « correspondant à la différence entre le prix du bien ou du service … effectivement payé et celui qui l’aurait été en l’absence de commission de l’infraction ».

Plusieurs méthodes peuvent être utilisées pour évaluer le montant de ce surcoût. Le plus fréquemment le juge s’en tient à une comparaison entre le prix du marché affecté et ceux, de niveau inférieur, des marchés conclus postérieurement au démantèlement de l’entente et prenant compte des autres facteurs qui auraient pu justifier une telle baisse, comme par exemple, la baisse de certaines matières premières entrant dans la production des biens objets du marché [13].

Le juge a aussi admis, comme on l’a vu, la possibilité de mettre en cause la responsabilité des entreprises autres que l’attributaire ayant participé à l’entente, l’ensemble des entreprises y ayant participé étant tenues solidairement vis-à-vis de l’acheteur public (C. com., art. L. 481-9 N° Lexbase : L2256LDW). Selon ce texte, la responsabilité de chaque entreprise est évaluée « à proportion de la gravité de leurs fautes respectives et de leur rôle causal dans la réalisation du dommage ». La responsabilité quasi-délictuelle des entreprises est alors engagée vis-à-vis de l’acheteur public [14]. En effet, le préjudice résultant de l’entente n’a été rendu possible que par l’intervention fautive des entreprises ayant refusé de concurrencer la société attributaire, justifiant l’existence d’un lien de causalité entre leurs agissements et le dommage subi.

Une telle mise en cause de la responsabilité des entreprises ayant participé à une entente est également possible si le marché a finalement été conclu avec une entreprise n’ayant pas participé à l’entente [15].

Lexbase : L'arrêt du 27 avril 2021 marque-t-il une étape importante en la matière ?

Gilles Le Chatelier : La décision du 27 avril 2021 « Société Lacroix City Saint Herblain » constitue un approfondissement utile sur la question de la méthode d’évaluation du préjudice résultant du surcoût acquitté par l’acheteur public du fait de l’entente.

La question de l’évaluation de cette donnée peut s’avérer délicate. La Commission européenne a d’ailleurs édicté un guide à cet effet. Deux méthodes sont principalement mises en avant, sans avoir aucun caractère exhaustif : celle de la comparaison consistant à comparer les prix pratiqués pour le marché ayant donné lieu à entente à ceux qui l’ont été antérieurement ou postérieurement, ou par d’autres acheteurs sur la même période ; celle de la simulation cherchant à mesurer le prix qui aurait dû être fixé en l’absence d’entente.

La méthode de la comparaison dans le temps semble celle être la plus fréquemment utilisée par les juridictions administratives, comme le relevait Mireille Le Corre dans ses conclusions sous l’arrêt du 27 avril 2021. La jurisprudence importante rendue par le Conseil d’État en 2020 dans toute une série d’affaires avait pu laisser penser que la méthode devant être suivie était celle de la comparaison entre les prix pratiqués pendant l’entente et postérieurement à celle-ci.

L’apport majeur de la décision du 27 avril 2021 est ici de rappeler qu’il n’existe pas une seule méthode d’évaluation du préjudice, mais qu’il peut en exister plusieurs dès lors qu’elles sont cohérentes et s’attachent à saisir le préjudice dans toute son étendue. Le Conseil d’État valide ainsi dans cette décision la méthode de comparaison des taux de marge pratiquée par l’expert désigné par le juge des référés du tribunal administratif de Nantes. Peuvent également être valablement employées simultanément par le juge plusieurs méthodes d’évaluation du surcoût pour parvenir à une évaluation du surcoût en croisant les résultats obtenus par chacune d’entre elles. Tel est le principal apport de cette décision.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique.

[1] Cons. const., décision n° 2003-473, DC du 26 juin 2003 (N° Lexbase : A9631C89).

[2] CE, 19 décembre 2007, n° 268918, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1460D3H).

[3] CJUE, 17 mai 2018, aff. C-531/16, « VSA Vilnius » UAB (N° Lexbase : A8248XMG).

[4] CE, 11 juillet 2018, n° 418021, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8005XXR) ; CE, 8 décembre 2020, n° 436532, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A225439D).

[5] CE, 19 décembre 2007 n° 268918, préc. ; T. confl., 16 novembre 2015, n° 4035 (N° Lexbase : A1459NYP).

[6] CE, 27 mars 2020, n° 421758, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A42513KN).

[7] CE, 12 octobre 2020, n° 432981, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A40583XL).

[8] CE, 24 février 2016, n° 395194, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1632QDS).

[9] C. com., art. L. 482-1 (N° Lexbase : L2267LDC) ; CE, 22 novembre 2019, n° 418645, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4882Z39).

[10] CE, 19 décembre 2007, n° 268918, préc.

[11] CE, 22 novembre 2019, n° 418645, préc.

[12] CE, 10 juillet 2020, n° 420045, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A17973RY).

[13] CE, 27 mars 2020, n° 420491, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A42493KL) ; CE, 27 mars 2020, n° 421833, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A42523KP).

[14] CE, 27 mars 2020, n° 421758, préc.

[15] CE, 12 octobre 2020, n° 432981, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A40583XL).

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