La lettre juridique n°812 du 6 février 2020 : Durée du travail

[Jurisprudence] Les supérettes, hauts-lieux des nuits parisiennes ?

Réf. : Cass. crim., 7 janvier 2020, n° 18-83.074, F-P+B+I (N° Lexbase : A11673AH)

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N2094BY9

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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux

le 06 Février 2020


Mots-clés : travail de nuit • travail en soirée • accord collectif de travail • présomption de conformité • commerce de détail alimentaire

Résumé : les juges du fond ne peuvent, pour relaxer les prévenus du chef de mise en place illégale du travail de nuit dans une entreprise, énoncer que celui-ci est autorisé dans les conditions énoncées aux articles L. 3122-1 (N° Lexbase : L6858K9U) et L. 3122-15 (N° Lexbase : L8125LGZ) du Code du travail et ajouter que l'article 5-12 de la Convention collective nationale du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire du 12 juillet 2001, négociée et signée par les organisations syndicales représentatives investies de la défense des droits et intérêts des salariés et applicable à la société, envisage le travail de nuit comme étant celui qui se déroule entre 21 heures et 7 heures du matin, que l'utilité sociale d'un commerce alimentaire ouvrant après 21 heures dans une grande métropole où de nombreux travailleurs finissent leur activité professionnelle très tard le soir et doivent entreprendre de longs trajets pour rentrer chez eux, répond à un besoin profond des consommateurs, ce dont témoigne le décalage des rythmes de vie observé dans la société depuis de nombreuses années, que l'accord de branche étendu du 12 juillet 2001 l'autorise expressément en prévoyant des compensations et des garanties liées au volontariat des salariés concernés, et précisent encore que depuis l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail (N° Lexbase : L7629LGN), il est conféré à un tel accord collectif une présomption de légalité que les parties civiles n'ont pas renversé en l'espèce, alors que ces motifs ne répondent pas aux exigences des dispositions d'ordre public de l'article L. 3122-32, devenu L. 3122-1 du Code du travail, et qu'il leur appartenait de mieux contrôler si ces exigences étaient remplies dans le cas de l'établissement en cause, fût-ce en écartant les clauses d'une convention ou accord collectif non conformes.


Les folles nuits parisiennes ne se résument pas aux soirées passées au Moulin Rouge, au Lido ou chez feu Michou. Si les parisiens sont réputés pour s’encanailler dans les cabarets et autres discothèques, si les touristes aiment flâner sous les lumières nocturnes des Champs-Elysées, ce sont aussi de nombreux travailleurs aux horaires déconnectés des rythmes de vie collectifs, si tant est qu’il en existe encore, qui cherchent parfois le soir à faire quelques achats de première nécessité. La concurrence avec d’autres établissements situés en zone touristique internationale, l’émergence d’une demande de consommation nocturne de biens de consommation courante et les difficultés récurrentes du secteur du commerce alimentaire de détail face aux mastodontes de la livraison et du drive ont fait se développer la pratique illicite d’emploi nocturne de salariés à Paris et dans le centre de quelques autres grandes villes françaises.

La pratique n’est pas qu’illicite sur le plan civil : le Code du travail prescrit certes que le travail de nuit doit demeurer exceptionnel, mais il adjoint à cette interdiction des infractions pénales auxquelles s’exposent les épiceries contrevenantes. Cela explique que la Chambre criminelle de la Cour de cassation soit une nouvelle fois saisie d’une affaire impliquant l’une d’elles. Par un arrêt rendu le 7 janvier 2020, d’une importance remarquable comme en témoigne sa publication sur le site internet de la Cour de cassation (P+B+I), la Chambre criminelle casse une décision d’appel qui avait relaxé la société contrevenante et avait débouté les parties civiles de leur demande d’indemnisation. Alors que les juges du fond faisaient application anticipée, par l’effet du principe de la rétroactivité de la loi pénale plus douce, de la présomption de conformité des accords collectifs de travail encadrant le travail de nuit instituée en 2017, la Chambre criminelle les enjoint de vérifier que le contenu de ces accords respecte bien les principes cardinaux du travail de nuit posés par l’article L. 3122-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6858K9U), quand bien même les parties civiles ne seraient pas parvenues à renverser la présomption de conformité à ce texte.

Cette solution audacieuse, bien plus protectrice des salariés que ne l’étaient les premières prises de position du Conseil constitutionnel et de la Chambre sociale de la Cour de cassation, ne sera probablement qu’éphémère, le législateur s’apprêtant à légitimer ces ouvertures illicites.

I - L’illicéité du travail en soirée dans les commerces de détail alimentaire

Les contentieux du travail en soirée. Le début des années 2010 a été marqué par de volumineux contentieux relatifs aux temps de travail et de repos dans le secteur du commerce, s’agissant du repos hebdomadaire dans les enseignes de bricolage d’une part, du travail de nuit dans les commerces de vente de parfums d’autre part [1]. La loi n° 2015-990 du 6 août 2015, pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques (N° Lexbase : L4876KEC) a fait, en grande partie, disparaître l’objet de ces litiges, en créant le régime du travail en soirée [2], dérogatoire aux règles de droit commun du travail de nuit, qui permet aux commerces de détail des zones touristiques internationales l’emploi de salariés à des horaires tardifs, jusqu’à minuit. Par ailleurs, les magasins de bricolage ont été ajoutés à la liste des secteurs bénéficiant d’une dérogation permanente au repos dominical [3].

Un autre contentieux d’importante ampleur continue d’alimenter les juridictions civiles et pénales concernant l’ouverture le dimanche et, surtout, en soirée, des épiceries et autres petites surfaces de distribution que l’on trouve dans de nombreux centres-villes. En effet, à l’exception des supérettes situées en zones touristiques internationales, l’ouverture nocturne et, dans une moindre mesure, dominicale de ces commerces reste soumise aux règles strictes des articles L. 3132-12 (N° Lexbase : L0466H97) et suivants pour le repos dominical et L. 3122-1 (N° Lexbase : L6858K9U) et suivants pour le travail de nuit.  

Ce dernier texte dispose en particulier que « le recours au travail de nuit est exceptionnel » et qu’« il prend en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et est justifié par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services d'utilité sociale ». L’article L. 3122-15 (N° Lexbase : L8125LGZ) du Code du travail autorise un accord collectif, d’entreprise ou de branche, à mettre en place le travail de nuit ou à l'étendre à de nouvelles catégories de salariés, à la condition notamment que les justifications du recours au travail de nuit mentionnées à l'article L. 3122-1 soient énoncées par l’accord. Le texte ajoute, in fine, que l’accord « est présumé négocié et conclu conformément aux dispositions de l'article L. 3122-1 ».

Le soutien inopérant de la négociation collective au travail en soirée. Plusieurs enseignes de distribution de proximité cherchent, depuis une dizaine d’années, à ouvrir leurs commerces le soir dans les grandes agglomérations [4]. Cela est en particulier le cas des sociétés Monoprix et Monop’ qui ont essayé de mettre en place ce travail en soirée par plusieurs moyens.

Elles ont tenté de négocier un accord d’entreprise couvrant l’ensemble des établissements au niveau national, lequel autorisait le recours au travail en soirée jusqu’à minuit. L’accord avait été conclu avec des syndicats minoritaires, tandis que les syndicats majoritaires faisaient jouer le droit d’opposition alors en vigueur [5]. À défaut d’accord d’entreprise, des accords d’établissement autorisant le travail en soirée ont été conclus, donnant lieu à condamnation pour violation de l’article L. 3122-1 du Code du travail [6]. Après de nouvelles élections professionnelles, les résultats d’audience électorale permettaient aux syndicats, autrefois minoritaires, d’acquérir la majorité. Un nouvel accord d’entreprise était négocié et conclu le 9 décembre 2016 par la CFDT et la CFE-CGC [7]. Saisie en référé, la cour d’appel de Paris considérait toutefois que ce nouvel accord ne permettait pas de recourir au travail de nuit, que les justifications exigées par l’article L. 3122-1 du Code du travail n’étaient pas respectées et que le fait de faire travailler les salariés de nuit constituait un trouble manifestement illicite [8]. D’autres établissements de l’entreprise ont simplement tenté de s’appuyer sur l’ancien article 5.12 de la Convention collective nationale du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire du 12 juillet 2001[9], qui fixait à 22h le début de la plage horaire caractérisant le travail de nuit, autorisait qu’un salarié travaille « occasionnellement » de nuit et prévoyait le bénéfice de contreparties salariales en pareil cas. Cet argument ne convainquait pas davantage les juridictions pénales et aboutissaient, là encore, à de multiples condamnations [10].

C’est dans ce sillage que prend place l’affaire jugée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 7 janvier 2020.

L’affaire. La société Monop’ était poursuivie du chef d’infractions à la législation sur le travail de nuit, le repos dominical et la fermeture hebdomadaire. Elle était, en cause d’appel, relaxée de chacune de ces infractions et les parties civiles étaient déboutées de leurs demandes de réparation. Plusieurs syndicats formaient pourvoi en cassation devant la Chambre criminelle en soutenant trois moyens.

Le premier moyen était focalisé sur la violation de la législation relative au travail de nuit. En 2015, des salariés avaient été employés plusieurs mois d’affilée le soir, après 21h, dans un établissement parisien de la société. Les juges d’appel considéraient que les stipulations de l’article 5.12 de la CCN du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire autorisaient le travail exceptionnel de nuit et que les parties civiles ne renversaient pas la présomption de régularité de cet accord résultant de l’article L. 3122-15 du Code du travail, texte établi par l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017. Le juge pénal faisait donc jouer la rétroactivité de la loi pénale plus douce en appliquant la présomption à des faits antérieurs, ce que contestaient les demandeurs au pourvoi à titre principal en avançant que la présomption instituée ne constituait pas une règle de fond susceptible de se voir appliquer la rétroactivité. À titre subsidiaire, ils soutenaient que la présomption pouvait être renversée par la démonstration que l’accord ne répondait pas aux exigences de l’article L. 3122-1 du Code du travail et, en particulier, que le travail de nuit n’était pas « indispensable pour la continuité de l’activité économique ou des services d'utilité sociale ».

Si l’argument contestant le jeu de la rétroactivité in mitius n’est pas retenu, la Chambre criminelle de la Cour de cassation casse cependant l’arrêt sur ce moyen au visa de l’article L. 3122-32, devenu L. 3122-1, du Code du travail et de l’article 593 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3977AZC). À l’appui du premier de ces textes, elle juge en particulier que « l'existence d'une convention collective, dût-elle être présumée valide, ne suffit pas à établir que ces conditions sont réunies ». La motivation des juges d’appel ne répondait pas « aux exigences des dispositions d'ordre public de l'article […] L. 3122-1 du Code du travail, alors qu'il [leur] appartenait de mieux contrôler si ces exigences étaient remplies dans le cas de l'établissement en cause, fût-ce en écartant les clauses d'une convention ou accord collectif non conformes ».

Le deuxième moyen intéressait le repos dominical. Alors qu’à plusieurs reprises, des salariés de l’enseigne avaient travaillé le dimanche après 13 heures sans autorisation préfectorale, les juges d’appel relaxaient les prévenus au motif que l’article 5.14 de la convention de branche prévoyait que « les établissements pourront être amenés à ouvrir régulièrement ou occasionnellement le dimanche ». La Chambre criminelle casse la décision pour violation des articles L. 3132-3 et L. 3132-13 du Code du travail [11].

Le troisième moyen, enfin, était relatif à la violation d’un arrêté préfectoral de fermeture hebdomadaire. Les juges d’appel avaient relaxé les prévenus parce que l’arrêté préfectoral de fermeture ayant été abrogé, le principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce devait s’appliquer. La Chambre criminelle casse à nouveau l’arrêt d’appel sur ce moyen, au visa de l’article L. 3132-29 du Code du travail. En effet, si l’arrêté préfectoral avait bien disparu, le texte législatif support de l’incrimination était toujours en vigueur, si bien que l’abrogation ne pouvait jouer de façon rétroactive.

On laissera de côté les deuxième et troisième moyens pour se focaliser sur la question du travail de nuit. La réponse qu’apporte la Chambre criminelle au premier moyen présente, en effet, un grand intérêt, d’abord, parce qu’elle prend pour la première fois position sur la présomption de conformité de l’accord collectif encadrant le travail de nuit aux dispositions de l’article L. 3122-1 du Code du travail, ensuite, parce que cette solution doit être confrontée aux évolutions législatives projetées en la matière.

II - La légitimation du travail nocturne par accord collectif de travail

La présomption de conformité des accords collectifs relatifs au travail de nuit. Dès l’adoption des ordonnances du 22 septembre 2017, des doutes ont été émis quant à l’effectivité des présomptions de régularité d’accords collectifs de travail [12]. Sur le modèle de la présomption de justification des différences de traitement conventionnelles [13], sensiblement nuancée depuis [14], les projets d’ordonnance envisageaient l’introduction d’une présomption générale de légalité de tout accord collectif dans les termes suivants : « les conventions ou accords collectifs répondant aux règles de validité applicables à la date de conclusion sont présumés négociés et conclus conformément à la loi ». L’article 4 de l’ordonnance n° 2017-1385 du 22 septembre 2017, relative au renforcement de la négociation collective (N° Lexbase : L7631LGQ) a finalement retenu une version allégée, suite à l’avis du Conseil d’État qui avait émis des doutes quant à sa constitutionnalité [15]. A minima, un article L. 2262-13 du Code du travail qui dispose qu’« il appartient à celui qui conteste la légalité d'une convention ou d'un accord collectif de démontrer qu'il n'est pas conforme aux conditions légales qui le régissent » a été introduit, constitutif d’une présomption simple de conformité.

Toutefois, l’article 34 de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail (N° Lexbase : L7629LGN) maintenait une position stricte et similaire aux projets d’ordonnance, s’agissant spécifiquement du travail de nuit, et aboutissait à la création de l’article L. 3122-15 et de la présomption de conformité des accords collectifs aux dispositions de l’article L. 3122-1 du Code du travail. Cette mesure, destinée à briser la jurisprudence Sephora [16], a été soumise au Conseil constitutionnel par recours a priori, à l’occasion de l’adoption de la loi de ratification des ordonnances [17]. Relativisant l’ampleur de la présomption, le Conseil jugeait que « les dispositions contestées se bornent à instituer une présomption simple, qui peut être renversée. Elles ne modifient pas les conditions de recours au travail de nuit posées par l'article L. 3122-1 du Code du travail ni ne dispensent les accords collectifs du respect de ces conditions » [18]. Il semblait donc faire peu de doute que la présomption puisse être renversée.

Un arrêt rendu par la Chambre sociale le 30 mai 2018 confirmait cette interprétation [19]. Saisi en référé de la violation des dispositions relatives au travail de nuit, alors que celui-ci était encadré par un accord collectif, le juge judiciaire considérait que « si le fait, pour un employeur, de recourir au travail de nuit en violation des dispositions de l'article L. 3122-32, devenu L. 3122-1, du Code du travail, constitue un trouble manifestement illicite, il appartient à celui qui se prévaut d'un tel trouble d'en rapporter la preuve ». En l’espèce, la preuve de l’illicéité du travail de nuit reposait donc sur les épaules des syndicats demandeurs, comme cela aurait été le cas si la présomption de conformité tirée de l’article L. 3122-15 du Code du travail s’était appliquée. Comme l’expliquait fort clairement le Professeur Véricel, cette solution semblait donc directement inspirée de la législation nouvelle issue des ordonnances du 22 septembre 2017 [20]. Dans le même temps, la Chambre sociale acceptait que la preuve contraire soit apportée par les syndicats.

L’intensité du contrôle des juges du fond et la neutralisation de la présomption. On peut légitimement se demander si la Chambre criminelle de la Cour de cassation ne va pas plus loin que ne l’avaient été le juge constitutionnel en 2017 et, surtout, la Chambre sociale en 2018. La Chambre criminelle casse la décision d’appel qui jugeait que les syndicats parties civiles ne renversaient pas la présomption de légalité des accords collectifs. Le simple rejet de cette motivation pourrait déjà être interprété comme une volonté de neutraliser la présomption. La Chambre criminelle pousse toutefois la logique plus loin, dans le prolongement de l’argumentation du Conseil constitutionnel pour qui, rappelons-le, la présomption ne dispense pas les accords collectifs du respect des conditions posées par l’article L. 3122-1 du Code du travail. En effet, les Hauts magistrats enjoignent les premiers juges de s’immiscer dans le régime probatoire de la licéité de l’accord. La cassation est prononcée pour insuffisance de motivation, les juges d’appel n’ayant pas répondu « aux exigences des dispositions d'ordre public de l'article […] L. 3122-1 du Code du travail, alors qu'il lui appartenait de mieux contrôler si ces exigences étaient remplies dans le cas de l'établissement en cause, fût-ce en écartant les clauses d'une convention ou accord collectif non conformes ». En somme, les juges du fond doivent écarter les stipulations d’un accord collectif qui ne prennent pas « en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs » et ne sont pas « justifié[es] par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services d'utilité sociale », quand bien même les parties civiles ne démontreraient pas ces irrégularités, comme la présomption devrait pourtant le leur imposer.

On pourrait être tenté de nuancer ce raisonnement au regard des particularités des règles probatoires pénales ou du principe de légalité des délits et des peines, la dérogation conventionnelle aux dispositions légales étant moins facilement admissibles en droit pénal. Cet argument n’a toutefois qu’une faible portée en l’espèce puisque la Chambre criminelle ne casse la décision d’appel qu’« en ses seules dispositions civiles ».

Rien n’indique que la Chambre sociale poursuivra dans cette voie, d’autant que des évolutions législatives pourraient perturber encore davantage la discussion.

Les perspectives d’évolutions législatives du travail en soirée. L’ouverture nocturne des supérettes de centre-ville pose de véritables difficultés contentieuses, essentiellement, nous l’avons vu, par la résistance dont font preuve les enseignes qui refusent de se plier au caractère exceptionnel du travail de nuit. Ne parvenant guère à obtenir l’oreille du juge, seront-elles mieux entendues par le législateur ? Cela semble assez fort probable.

L’article L. 3122-2 du Code du travail fixe la période de travail de nuit de 21h à 7h du matin. Par exception, l'article L. 3122-3 du Code du travail autorise de réduire cette période à 7 heures consécutives comprenant l'intervalle entre minuit et 5 heures pour les activités de production rédactionnelle et industrielle de presse, de radio, de télévision, de production et d'exploitation cinématographiques, de spectacles vivants et de discothèque. L’article 19 de la loi « Pacte » étendait cette dérogation aux commerces de détail alimentaire, à condition d’être couverts par un accord d'entreprise ou d'établissement ou, à défaut, de branche, lequel devait comporter des contreparties au bénéfice des salariés [21]. La disposition, constitutive d’un cavalier législatif, a été censurée par le Conseil constitutionnel [22].

Le Gouvernement a immédiatement annoncé que la mesure serait rapidement remise au programme des débats du Parlement. À la demande de « toutes les parties », une concertation a toutefois été ouverte avec les syndicats et les organisations patronales du secteur [23]. Alors que la mesure de la loi « Pacte » était reprise presque à l’identique par le projet de loi ratifiant diverses ordonnances de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel et portant diverses mesures d'ordre social, elle a finalement été temporairement laissée de côté. L’article 6, I du projet de loi déposé en Conseil des ministres vise à habiliter le Gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance afin « d’adapter la législation applicable en matière de travail de nuit aux évolutions sociétales et aux nouveaux modes de consommation pour les commerces de détail à dominante alimentaire situés en dehors des zones touristiques internationales mentionnées à l’article L. 3132-24 du Code du travail, notamment en définissant les garanties et les contreparties applicables ». Si la concertation est engagée de manière loyale par le Gouvernement, il semblerait logique que ses fruits intègrent le texte de la future ordonnance.

Comment croire toutefois que les résultats de ces discussions soient sensiblement différents des dispositions de la loi « Pacte » censurées ? L’observation des accords collectifs d’entreprise de la société en cause permet d’en douter. Le Gouvernement et les organisations patronales sont favorables à la légalisation du travail en soirée dans les commerces de détail alimentaire, tout comme la CFDT et la CGC, syndicats majoritaires signataires d’accords collectifs dans les entreprises de la branche [24]. Les arguments évoqués par l’étude d’impact du projet de loi sont en grande partie d’ordre économique : il s’agirait d’un secteur en pleine croissance économique, essentiel au dynamisme des centres urbains, concernant potentiellement plus de 800 000 salariés [25]. Le Conseil d’Etat, dans son avis relatif au projet de loi rendu le 7 novembre 2019, n’a rien trouvé à redire au projet [26]. Il y a pourtant lieu de s’en émouvoir.

Après Plan de campagne [27], Sephora et Bricorama, ce sont aujourd’hui Monoprix et consorts qui sont sur le point d’obtenir la légalisation d’une pratique illicite. Pour illustrer le problème posé par cette méthode législative, prenons un exemple dans un autre domaine de répression pénale. Pourrait-on imaginer qu’à force de rouler à 140 km/h sur les autoroutes de France, les automobilistes puissent obtenir une réforme du Code de la route modifiant les limitations de vitesse ? La question peut sembler incongrue, parce que les objectifs de sécurité routière et, donc, de protection de la santé des conducteurs et de leurs passagers paraissent s’y opposer. Il n’est pas impossible, pourtant, d’argumenter sur l’enjeu économique d’une telle mesure.  Les sociétés d’autoroute auraient sans doute intérêt à un relèvement des limitations de vitesse, parce que cela inciterait les automobilistes à choisir ces voies plutôt que d’autres routes ou moyens de transport et aurait, par conséquent, un intérêt économique notable. De la même manière, les établissements de restauration et autres stations d’autoroutes verraient leur activité s’accroître, ce qui génèrerait probablement la création d’emplois. Ce scénario semble pourtant improbable, parce que la sécurité et la protection de la santé ne doivent pas céder devant des intérêts économiques. C’est exactement le contraire qui semble se produire à propos du travail en soirée, ce qui explique le choix de cette analogie. Le caractère exceptionnel du travail de nuit est justifié par un impératif de protection de la santé et de la sécurité, énoncé par le législateur lui-même à l’article L. 3122-1 du Code du travail, en écho à la Directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 (N° Lexbase : L5806DLM) et à l’article 3 de la Convention n° 171 de l’OIT sur le travail de nuit [28]. Pourtant, ce sont bien des objectifs économiques qui guident la réforme, le fait que ces commerces « contribuent activement au dynamisme des centres urbains et à la création d’emplois » [29].


[1] Ch. Radé, Séphora : un parfum de révolte ?, Lexbase Social, 2014, n° 555 (N° Lexbase : N0323BUI).

[2] V. notre étude, Loi "Macron" : dispositions relatives au repos dominical et au travail en soirée, Lexbase Social, 2015, n° 623 (N° Lexbase : N8671BUP).

[3] Décret n° 2013-1306 du 30 décembre 2013, portant inscription temporaire des établissements de commerce de détail du bricolage sur la liste des établissements pouvant déroger à la règle du repos dominical (N° Lexbase : L7442IYB). L’article 2 du décret prévoyait que l’inscription cesserait de produire effet au 1er juillet 2015, mais un nouveau décret n° 2014-302 du 7 mars 2014 (N° Lexbase : L6640IZX) l’a finalement pérennisée.

[4] La problématique relative à la fermeture hebdomadaire semble susciter moins de litiges. V. toutefois Cass. crim., 9 janvier 2018, n° 15-85.274, F-P+B (N° Lexbase : A1915XA8).

[5] Accord conclu le 20 novembre 2006, ayant donné lieu à opposition régulière de la CGT, v. Cass. soc., 8 juillet 2014, n° 13-18.390, FS-P+B (N° Lexbase : A3989MUB).

[6] Cass. crim., 11 décembre 2018, n° 17-87.432, F-D (N° Lexbase : A6978YQI).

[7] Monoprix conclut un accord majoritaire sur le travail de nuit, LSQ, nº 17223, 16 décembre 2016.

[8] CA Paris, Pôle 6, 1re ch., 7 septembre 2018, n° 17/16450, Juris tourisme, 2018, n° 212, p. 8, obs. X. Delpech.

[9] Ce texte a été abrogé par avenant conclu le 15 janvier 2019, non encore étendu. Les stipulations relatives au travail de nuit figurent désormais à l’article 5.11 de la Convention collective révisée.

[10] V. par ex., Cass. crim., 4 septembre 2018, n° 17-83.674, F-D (N° Lexbase : A7238X3H).

[11] En raison d’erreurs matérielles de rédaction, la motivation de la Chambre criminelle sur ce moyen est parfaitement incompréhensible.

[12] Ch. Radé, Ordonnances réformant le droit du travail : le droit de la négociation collective après l'ordonnance n° 4 relative au renforcement de la négociation collective, Lexbase Social, 2017, n° 712 (N° Lexbase : N0159BX8).

[13] Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-22.179, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3401NA9) et n° 13-25.437, FS-P+B (N° Lexbase : A6934NA3), Dr. soc., 2015, p. 237, étude A. Fabre ; RDT, 2015, p. 339, obs. E. Peskine.

[14] Cass. soc., 30 novembre 2017, n° 16-20.532, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9773W3D) et les obs. de Ch. Radé, Transferts conventionnels des contrats de travail et égalité de traitement : la Cour de cassation s'inscrit dans l'évolution générale de la législation du travail, Lexbase Social, 2017, n° 723 (N° Lexbase : N1675BXC).

[15] G. Loiseau et L. Gamet, Observations sur les nouvelles règles de contestation d'un accord collectif, Cah. soc., 2017, p. 601.

[16] Cass. soc., 8 janvier 2014, n° 13-24.851, FS-P+B (N° Lexbase : A2002KTC) et les obs. de Ch. Radé, préc.. Adde. M. Véricel, RDT, 2015, p. 52.

[17] Cons. const., décision n° 2018-761 DC du 21 mars 2018 (N° Lexbase : A4835XHK).

[18] § 99.

[19] Cass. soc., 30 mai 2018, n° 16-26.394, FP-P+B (N° Lexbase : A1770XQM), RDT, 2019 p. 731, note M. Véricel.

[20] Ibid.

[21] Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises (N° Lexbase : L3415LQK)

[22] Cons. const., décision n° 2019-781 DC du 16 mai 2019, Loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (N° Lexbase : A4734ZBX).

[23] Le Monde, L’exécutif renvoie à une concertation sur le travail de nuit dans le commerce alimentaire, 12 novembre 2019.

[24] Pour une idée de la répartition des forces syndicales dans le secteur du commerce alimentaire, v. Arrêté du 20 juillet 2017, fixant la liste des organisations syndicales reconnues représentatives dans la convention collective nationale du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire (N° Lexbase : L3753LG4).

[26] CE, sect. soc., avis, 7 novembre 2019, n° 398848.

[27] Création des PUCE en 2009, v. notre étude, Le paradoxe de la loi du 10 août 2009 : réaffirmation du principe du repos dominical et extension des hypothèses dérogatoires, Lexbase Social, 2009, n° 362 (N° Lexbase : N7432BLT).

[28] Dont il convient toutefois de remarquer qu’elle n’a pas été ratifiée par la France.

[29] Etude d’impact, préc..

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