La lettre juridique n°773 du 21 février 2019 : Justice

[Le point sur...] Les moyens humains de la Justice et leur allocation

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par Henri Paul, Président de chambre honoraire à la Cour des comptes, Avocat à la Cour of counsel UGGC Associés

le 20 Février 2019

Mots-clefs : Notice • Cour des comptes • Enquête "Approche méthodologique des coûts de la Justice"

La commission des finances de l’Assemblée nationale a innové en demandant à la Cour des comptes, en application de l’article 58, 2° de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (N° Lexbase : L1295AXA), une enquête originale. Il s’agissait, sur une idée d’Eric Woerth, député de l’Oise et ancien ministre du Budget, son président, d’élaborer une méthodologie de mesure du coût/efficacité des moyens humains accordés au ministère de la Justice, pour le fonctionnement du service public de la Justice judiciaire.

 

Le rapport déposé en décembre dernier, et qui a fait l’objet d’une audition de la Cour à l’Assemblée le 29 janvier dernier, se concentre essentiellement sur la Justice judiciaire, et il est riche d’un certain nombre de constats. Il nous laisse, cependant, un peu sur notre faim quant au caractère efficace et pratique des propositions, qui apparaissent un peu timides.

 

1. Au chapitre des constats, le rapport de la Cour dresse un panorama actualisé du sujet. Il fait d’abord apparaître que le budget des juridictions (judiciaire et administrative) en France est, en pourcentage du PIB, très en dessous des pays européens comparables (0, 18 % du PIB contre 0, 29 %, qui est la médiane européenne, hors Irlande et Royaume-Uni). Le chiffre du nombre de magistrats pour 100 000 habitants est à l’unisson : 13 en France, 31 en Allemagne et dans la médiane de l’Union européenne, hors Royaume-Uni et Irlande.

En second lieu, la Cour note un effort récent de rattrapage, avec une hausse de près de 9 % du budget global de la Justice judiciaire depuis 2013, et de 13 % des crédits de fonctionnement courant. Issu des récents «chantiers de la Justice», le projet de loi de programmation 2018-2022 prévoit une hausse de 24 % du budget de la mission Justice sur la période.

 

La Cour nuance immédiatement cette observation en remarquant que cet effort (modéré) n’a eu aucune incidence sur le terrain, puisqu’entre 2013 et 2017, les effectifs de magistrats ont été quasiment stables (+ 0, 5 %), et ceux des fonctionnaires en service au ministère en légère hausse (+ 1,8 %). La Cour y voit la conséquence de la durée de la formation des magistrats, mais aussi d’une gestion des ressources humaines défaillante : forte mobilité des magistrats mal appréciée par les services gestionnaires, inégalités géographiques persistantes avec des territoires mal desservis, écart entre les prévisions de plafond d’emplois et leur exécution.

 

Un deuxième constat est tout aussi inquiétant : c’est celui de la dégradation de la performance des juridictions. Sous la réserve générale de la faiblesse et de la mauvaise qualité des indicateurs d’activité, la Cour observe quand même que, face à une diminution du nombre des affaires traitées depuis 2013 (baisse du contentieux civil entrant et de l’activité pénale), les délais de traitement ne s’améliorent pas, voire ont tendance à s’allonger : ainsi le délai moyen de traitement d’une procédure civile est passé sur la période considérée (2013-2017) de 10,5 à 11,8 mois pour les TGI et de 11, 7 à 14, 7 mois pour les cours d’appel. En matière pénale, et en dépit d’un arbitrage favorable dans la gestion des moyens nouveaux, les délais de traitement s’allongent aussi : de 37, 9 mois à 40, 3 mois pour un crime, de 11,9 mois à 12,4 mois pour un délit. Le nombre d’affaires traitées par magistrat est en légère augmentation au civil et en retrait au pénal.

 

Force est de constater qu’on manque de raisons objectives à donner à ces évolutions, qui semblent échapper au pilotage de l’administration centrale. La Cour observe enfin un dernier indice du malaise : le nombre de juridictions en grande difficulté (celles pour lesquelles le délai moyen de traitement des procédures civiles est supérieur de 15 % au délai moyen des juridictions) est en augmentation, surtout pour les TGI.

 

2. Un des apports principaux du rapport consiste à donner des exemples étrangers d’évaluation du temps de travail qui pourraient éclairer notre sujet, mais dont notre pays est fort éloigné. Il pourrait paraître étonnant, par exemple, que la France ne participe pas au groupe de travail du Conseil de l’Europe sur la pondération des affaires, qui pourrait déboucher sur de meilleurs indicateurs d’activité.

Les différents pays observés ont leurs méthodes de calcul et d’évaluation du temps de travail.

La Cour nous explique que ces systèmes d’analyse ont d’abord été construits pour permettre aux juridictions d’évaluer leur charge de travail et d’améliorer l’allocation de leurs ressources. C’est le cas en Allemagne, qui présente «un des exemples les plus anciens et les plus opérationnels du système de pondération des affaires». Ce système date des années 2000, époque à laquelle les ministres de la Justice des Länder, aidés par un cabinet de conseil, ont mis en place une commission qui a établi une liste des catégories d’affaires, et leur a affecté, sur la base d’un échantillon et d’une observation pratique, un temps moyen de traitement. Il n’est pas obligatoire, chaque ministère l’utilisant comme il veut. Il est révisé régulièrement et sert en réalité de référence aux allocations de moyens et aux discussions budgétaires. Les juridictions gardent en interne la liberté d’affecter leurs moyens, mais le système recouvre les juges du siège, les procureurs et les personnels administratifs. La principale critique qui lui est adressée est qu’il sous-estime la complexité de certains dossiers, notamment pénaux.

Un autre modèle est utilisé en Norvège. Il est lui aussi fondé sur une étude des temps de travail d’un échantillon de juridictions, mais il détermine, à l’intérieur de grandes catégories de contentieux, le temps estimé de traitement en fonction de critères de complexité (nombre de témoins, recours à des experts, etc.). En outre l’allocation de moyens est faite par une agence indépendante, qui recourt à ce logiciel, mais aussi à une négociation directe avec les cours. L’administration norvégienne considère que ce système doit être revu.

En Israël, un dispositif de pondération existe pour les juridictions traitant du contentieux du travail, qui s’appuie sur une conférence de consensus, et sur l’évaluation des différentes phases de la procédure et leur complexité, en combinant les deux approches par des coefficients par type d’affaires.

Plus généralement, l’analyse de la complexité ne semble utilisée dans le domaine judiciaire que de manière expérimentale.

 

3. Dans le cas français, la Cour constate que l’évaluation de l’activité ne repose pas sur des critères objectifs. En effet, les outils de gestion actuellement utilisés (OUTILGREF pour les fonctionnaires, PHAROS pour les magistrats) sont lacunaires. Pour PHAROS, par exemple, la Cour relève que la qualité des informations qu’il donne dépend des informations qui l’alimentent, qui sont fournies avec retard et qui sont purement déclaratives.

La Cour note que les modifications législatives et réglementaires qui affectent directement les procédures et les pratiques ne comportent que peu d’études d’impact sur la productivité ou le temps de travail, y compris lorsque les textes viennent de la Chancellerie elle-même, et que la numérisation en cours n’est pas correctement appréhendée dans ses incidences sur les méthodes de travail et la productivité.

Comme dans bien d’autres ministères, les indicateurs de performance sont insuffisants et ne rendent pas compte de la complexité de la machine judiciaire.

La Cour est particulièrement critique sur les conditions du dialogue budgétaire au sein du ministère («des services centraux insuffisamment coordonnés»), sur le manque de transparence des modalités de calcul des besoins, le manque de lisibilité des critères de répartition, et le manque d’articulation entre la discussion budgétaire et la performance.

Au fond, les besoins n’étant pas rationnellement et objectivement définis, une part très belle semble faite à la débrouillardise et aux capacités de négociation des chefs de cour ! C’est ce qui transparaît entre les lignes du rapport.

Mais ce tableau est nuancé par quelques travaux, toutefois «non aboutis» (sic), ayant pour objet l’évaluation de la charge de travail.

Des groupes de travail ont été constitués par le ministère depuis les années 1990, et plus récemment au cours des années 2010-2018, pour recenser et classifier les contentieux et collecter des données d’activité réelle (cour d’appel de Paris et de Riom), et éditer des référentiels d’activité, après un vote des membres du groupe de travail. La mise en œuvre n’a pas été menée à son terme, et aucun de ces référentiels n’a été validé par l’administration.

Il reste que, face à l’absence de référentiels nationaux, certaines cours en utilisent quand même. De multiples outils ont été déployés à l’échelle locale, qui ne sont pas homologués. Ainsi la Cour cite la cour d’appel de Rennes qui détaille l’ensemble de l’activité des magistrats du siège de son ressort, et le référentiel du parquet général de la cour d’appel de Riom, qui fait ressortir la multiplicité et l’hétérogénéité des tâches des parquetiers. 

 

4. Face à ce qu’il faut bien considérer comme une situation très peu satisfaisante, la Cour fait des recommandations de bon sens. Il s’agit d’améliorer et organiser la saisie des données d’activité, de développer l’expertise, de rénover le dialogue de gestion, de mieux faire cadrer les mouvements de personnel avec l’évaluation des moyens, de rendre plus transparents les critères de gestion et de répartition des moyens, et de créer un pilotage national, s’appuyant sur un consensus.

La recommandation phare consiste à préconiser la création dans les trois ans d’un système de pondération se fondant sur une typologie des affaires judiciaires et sur les actuels et futurs outils de gestion, un système à l’allemande. Mais la Cour manque de précision sur les moyens d’y arriver.

En réalité, ce qui manque vraiment, au moment où les initiatives locales et ponctuelles se multiplient, c’est la volonté politique de faire aboutir cette réforme, alors qu’on ne compte en France pas plus de 8 000 magistrats judiciaires environ.

 

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