La lettre juridique n°416 du 11 novembre 2010 : Rel. collectives de travail

[Questions à...] La réquisition, atteinte disproportionnée au droit de grève ? - Question à Fabienne Leconte, avocate au Barreau de Nantes

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par Grégory Singer, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 04 Janvier 2011

La France a connu, ces derniers temps, de fortes journées de mobilisation collective durant le processus législatif de la réforme des retraites. Face à une situation de pénurie d'essence dans les stations service, les préfets ont multiplié les réquisitions de salariés des sites pétroliers au grand dam des syndicats. Le tribunal administratif de Nantes, dans un jugement en date du 22 octobre 2010 (1), a estimé que ladite réquisition ne portait pas une atteinte illégale au droit de grève. Le 27 octobre 2010, le juge des référés du Conseil d'Etat a, également, rejeté la demande de suspension d'un autre arrêté préfectoral procédant à la réquisition d'une partie des salariés d'un site pétrolier des Yvelines (2). Afin de faire le point sur cette limite à l'exercice du droit constitutionnel de grève, Lexbase Hebdo - édition sociale a rencontré, cette semaine, Maître Fabienne Leconte, avocate au Barreau de Nantes, représentant les salariés réquisitionnés du dépôt pétrolier de Nantes. Lexbase : En quoi la réquisition des salariés du dépôt pétrolier porte une atteinte grave et manifestement illicite au droit de grève ?

Fabienne Leconte : Tout d'abord, je me dois de vous répondre que le tribunal administratif de Nantes a estimé, dans son jugement, que les réquisitions contestées ne portaient pas une atteinte illégale au droit de grève.

Ce n'est pas mon opinion. Je considère et m'appuie en cela, notamment, sur un arrêt du Conseil d'Etat de 2003 (CE 1° et 2° s-s-r., 9 décembre 2003, n° 262186 N° Lexbase : A4691DAY), selon lequel le droit de grève, constitutionnellement reconnu, ne peut subir d'atteinte que proportionnelle et subsidiaire, dans la mesure où un intérêt d'ordre public est en jeu. Ce qui signifie que tous les autres moyens ont été mis en oeuvre pour maintenir l'ordre public.

Or, les réquisitions litigieuses ne respectaient pas ces deux limites.

L'atteinte portée n'est pas subsidiaire : l'Etat n'a, à aucun moment du conflit, mis en place quelque mesure que ce soit pour restreindre l'accès aux stations services, seulement, aux véhicules prioritaires, par le biais de réquisition. Il a laissé la pénurie, ou la crainte de la pénurie, s'installer, pour contraindre, ensuite, des salariés grévistes à se rendre sur leur lieu de travail pour charger des camions. Or, ces véhicules étaient destinés à ravitailler des stations qui, elles-mêmes, non réquisitionnées, ravitaillaient tout client qui se présentait.

Dès lors qu'elle n'est pas subsidiaire, l'atteinte ne peut pas être proportionnée. Une atteinte proportionnée serait celle qui consisterait à réquisitionner des grévistes pour charger des camions à destination unique de véhicules prioritaires. Il est à noter qu'une telle réquisition aurait été parfaitement inutile, les grévistes ne s'étant, à aucun moment, opposés au chargement, et à travailler pour le chargement, dans une telle optique.

Un des critères de la proportionnalité est la notion de service minimum : les réquisitions ne peuvent avoir pour effet de rétablir un fonctionnement normal de l'entreprise. Dans ces dossiers, cet argument a été balayé, au motif qu'il existait un besoin urgent, et que le critère était donc la satisfaction de ce besoin, quel que soit l'effectif nécessaire.

Mais, si la subsidiarité avait été respectée, un effectif minimum aurait été suffisant, le ravitaillement ne concernant alors que les véhicules prioritaires.

Lexbase : Le tribunal a retenu la nécessité de maintenir un effectif suffisant pour garantir la sécurité et la continuité du fonctionnement de certaines professions médicales et para-médicales. Est-ce que le préfet a suffisamment étayé ce risque ?

Fabienne Leconte : Je ne le pense pas, mais là encore mon argumentaire a été contredit par le tribunal administratif.

La Préfecture produisait aux débats un certain nombre de courriers de profession de santé faisant état de difficultés d'approvisionnement, et demandant, plusieurs jours avant les réquisitions, de leur délivrer des cartes de véhicules prioritaires, et de leur transmettre la liste des stations essence réquisitionnées. Les termes de ces courriers démontraient la pertinence des arguments développés sur la subsidiarité.

Lexbase : Pour vous, cette réquisition se heurte également au principe de sécurité relatif aux transports des marchandises ?

Fabienne Leconte : Au transport de marchandises dangereuses, oui. Dans la mesure où le dépôt de Donges (44) était réquisitionné, par la Préfecture, au même titre que ses salariés, je pense qu'il appartenait à cette dernière de s'assurer que tous, salariés et clients, évoluaient de façon sécurisée. Même une urgence sanitaire n'autorise pas à utiliser des procédures de sécurité dégradées, sous peine de s'exposer et/ou d'exposer autrui à une catastrophe. La décision du Préfet se heurte, ici, à un principe fondamental, que précisément elle était, normalement, destinée à assurer. La sécurité du site n'était pas assurée.

Les dispositions de l'article 6, paragraphe 2, de l'arrêté du 29 mai 2009, relatif aux transports de marchandises dangereuses par voies terrestres dit "arrêté TMD" (N° Lexbase : L2910IN4), sont, en effet, violées. Ce texte prévoit, sous peine de sanctions pénales, la mise en place d'un conseiller à la sécurité, qui doit être déclaré à la DREAL (Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement). Or, il n'existe aucun conseiller de ce type au sein du dépôt.

Par ailleurs, il n'existait pas de protocole de sécurité avec les transporteurs venant s'approvisionner durant les réquisitions. Normalement, les transporteurs, pénétrant sur le site, signent un protocole de sécurité pour le chargement. Durant la grève, les chargements se sont faits en dehors de tout protocole de sécurité, ce qui mettait gravement en péril la sécurité du site.

Enfin, une file de 200 camions voire, parfois plus, stationnait sur le bas côté de la route, sur un pipeline qui, évidemment, n'est pas calculé pour supporter une telle masse. Il a fallu, sur ce point, que l'Inspection du travail se déplace sur site pour interdire un tel stationnement.

Lexbase : Le juge des référés a conclu à l'absence d'atteinte manifestement illicite à l'exercice du droit de grève dans une ordonnance du 27 octobre 2010 (3) pour des faits, semblant, similaires à la réquisition du dépôt de Donges (4). Qu'en pensez-vous ?

Fabienne Leconte : Nous assistons à une interprétation extensive de l'article L. 2215-1 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L8592HW7). Y est mentionnée la possibilité de réquisitionner pour le préfet, lorsqu'une "atteinte [est] constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques". Le maintien de l'activité économique n'est pas mentionné dans ce texte. Le Conseil d'Etat, pourtant, a validé l'arrêté contesté, notamment pour ce motif. Le véhicule automobile est devenu un besoin essentiel, dont acte. Nous constatons, surtout, qu'il n'y a pas eu d'anticipation de cette situation de pénurie par la réquisition des stations services.

Enfin, il est à souligner un problème d'accessibilité au juge et, plus particulièrement, au Conseil d'Etat par la brièveté des arrêtés. Sur Nantes, nous n'avons pas pu interjeter appel, malgré la volonté du syndicat, contre le jugement du tribunal administratif : nous nous serions exposés à un risque de non lieu à statuer, le délai de réquisition étant arrivé à terme. 

(1) TA Nantes, 22 octobre 2010, n° 1007766 (N° Lexbase : A7796GCQ). Dans cette affaire, quatre salariés avaient été réquisitionnés aux fins d'effectuer les tâches nécessaires au fonctionnement du dépôt, sous l'autorité et suivant les instructions de leur employeur. Ils estimaient que cette réquisition portait une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève.
(2) CE référé, 27 octobre 2010, n° 343966, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8011GCP).
(3) CE, référé, 27 octobre 2010, préc.
(4) Dans cette affaire, le préfet des Yvelines avait réquisitionné une partie des salariés grévistes d'un site pétrolier sur le fondement des pouvoirs conférés aux préfets et énoncés à l'article L. 2215-1 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L8592HW7). Cet arrêté était motivé à la suite des difficultés d'approvisionnement de l'aéroport Roissy Charles-de-Gaulle et des livraisons minimales dans les stations-service du département des Yvelines. Le syndicat X et plusieurs salariés réquisitionnés ont demandé la suspension de l'exécution de l'arrêté dans le cadre de la procédure dite de "référé-liberté" (CJA, art. L. 521-2 N° Lexbase : L3058ALT), cette réquisition caractérisant une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève. Le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a rejeté cette demande, estimant que malgré la limitation de l'exercice du droit de grève, la réquisition n'était pas entachée d'une illégalité manifeste. Le syndicat et le salarié avaient fait appel de cette décision devant le juge des référés au Conseil d'Etat.

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