Jurisprudence : Cass. civ. 3, Conclusions, 28-05-2025, n° 24-10.352

Cass. civ. 3, Conclusions, 28-05-2025, n° 24-10.352

B6865ACA

Identifiant européen : ECLI:FR:CCASS:2025:C300264

Identifiant Legifrance : JURITEXT000051680514

Référence

Cass. civ. 3, Conclusions, 28-05-2025, n° 24-10.352. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/119764978-cass-civ-3-conclusions-28052025-n-2410352
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Abstract

Le juge de l'expropriation doit refuser de prononcer le transfert de propriété des immeubles ou des droits réels déclarés cessibles par le préfet s'il constate que le dossier n'est pas constitué conformément aux prescriptions de l'article R. 221-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, ou si la déclaration d'utilité publique ou les arrêtés de cessibilité sont caducs ou ont été annulés par une décision définitive du juge administratif. A défaut de telles circonstances, il prononce le transfert de propriété des parcelles visées dans l'arrêté de cessibilité, peu important que leur propriétaire ait préalablement notifié à la collectivité publique ou à l'établissement public son souhait d'exercer son droit de délaissement

AVIS DE M. BURGAUD, AVOCAT GÉNÉRAL RÉFÉRENDAIRE

Arrêt n° 264 du 28 mai 2025 (FS-B) – Troisième chambre civile Pourvoi n° 24-10.352⚖️ Décision attaquée : Tribunal judiciaire de Versailles du 9 novembre 2023 l'établissement Public foncier d'Ile-de-France C/ la société Immobilière Gabriel Wattelez _________________

Sens de l'avis : Cassation

I. Faits et procédure Pour un exposé exhaustif des faits et de la procédure, il convient de se référer aux écritures des parties. Nous ne rappellerons ici que les points essentiels à la compréhension de l'avis. Le 20 décembre 2013, la commune de [Localité 17] a créé une zone d'aménagement concerté dénommée [Adresse 21]. Le 1er juillet 2022, la société immobilière Gabriel Wattelez a mis en demeure la commune de [Localité 17] d'avoir à acquérir l'ensemble des parcelles lui appartenant incluses dans le périmètre de la zone d'aménagement concerté.

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En l'absence d'accord sur le prix d'acquisition des parcelles, la société immobilière Gabriel Wattelez a saisi le 7 juillet 2023 le juge de l'expropriation des Yvelines aux fins de voir prononcer le transfert de propriété et la fixation du prix de cession. Parallèlement, le 12 avril 2023, le préfet des Yvelines a déclaré le projet d'aménagement d'utilité publique. Il a autorisé l'Etablissement public foncier d'Ile-de-France à acquérir les terrains nécessaires à sa réalisation dans le délai de cinq ans et, le 20 octobre 2023, a déclaré les parcelles concernées cessibles immédiatement pour cause d'utilité publique. Enfin, saisi de la demande d'expropriation du préfet, le juge de l'expropriation des Yvelines a entre autres dispositions, dans une ordonnance rendue en dernier ressort1 le 10 novembre 2023, rejeté la demande d'expropriation des parcelles appartenant à la société immobilière Gabriel Wattelez au motif que «la procédure de délaissement ayant été diligentée antérieurement à la procédure d'expropriation, elle ne peut être considérée comme étant sans objet au jour de la signature de l'ordonnance d'expropriation». Il s'agit là de l'ordonnance attaquée par un pourvoi formé le 10 janvier 2024 par l'Etablissement public foncier d'Ile-de-France.

II. Identification des questions juridiques Le pourvoi propose un moyen unique en une branche. Le demandeur au pourvoi fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté la demande d'expropriation des parcelles comprises dans le périmètre de la zone d'aménagement concerté et appartenant à la société immobilière Gabriel Wattelez. Il reproche au juge de l'expropriation d'avoir excédé son pouvoir en retenant que «la procédure de délaissement ayant été diligentée antérieurement à la procédure d'expropriation, elle ne peut être considérée comme étant sans objet au jour de la signature de l'ordonnance d'expropriation», sans constater un manquement des formalités prescrites par le livre I du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique et alors que, selon le moyen, l'ordonnance portant transfert de propriété est rendue par le juge de l'expropriation au vu des pièces constatant que les formalités prescrites par le livre I du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ont été accomplies. L'examen du pourvoi a d'abord été orienté en audience de formation restreinte avant d'être réorienté en formation de section en raison de son caractère inédit. Dans la partie réservée à la discussion, nous allons étudier le bien-fondé de la critique d'excès de pourvoir adressée au juge de l'expropriation.

III. Discussion Le demandeur au pourvoi fait valoir que le juge de l'expropriation a excédé son pouvoir en rejetant la demande d'expropriation des parcelles appartenant à la société immobilière Gabriel Wattelez au motif qu'une procédure de délaissement avait précédemment été engagée par cette dernière. 1

Voir l'article L. 223-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique🏛: « L'ordonnance d'expropriation ne peut être attaquée que par pourvoi en cassation et pour incompétence, excès de pouvoir ou vice de forme ».

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Aux termes de ses écritures, il considère que le juge de l'expropriation a excédé négativement son pouvoir en refusant de se reconnaître un pouvoir que la loi lui conférait. En matière civile, la Cour de cassation sanctionne en effet, depuis le début du XXème siècle, la méconnaissance du pouvoir juridictionnel par le juge. Ainsi, dans un arrêt du 14 mai 19002, la chambre civile de la Cour de cassation a sanctionné, pour excès de pouvoir3, un jugement par lequel un juge de paix avait rejeté une requête civile au motif erroné que la loi n'autorisait pas ce recours en justice de paix. L'excès de pouvoir est envisagé, s'agissant de l'ordonnance expropriation, par l'article L. 223-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique. La demandeur au pourvoi soutient qu'à partir du moment où les conditions du transfert de propriété prévues par la loi sont réunies, le juge de l'expropriation est tenu d'ordonner l'expropriation. Ici le contrôle exercé par le juge de l'expropriation est limité au contrôle de la présence des pièces prévues à l'article R 221-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique🏛, de l'absence de caducité de la déclaration d'utilité publique et de l'arrêté de cessibilité ainsi que de l'absence d'annulation des documents par le juge administratif. Pour arriver à cette conclusion, il s'appuie sur la rédaction de l'article R. 221-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique🏛 qui dispose que le juge prononce par ordonnance l'expropriation des immeubles ou des droits réels cessibles et sur celle de l'article R. 221-5 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique🏛 qui prévoit qu'il refuse par ordonnance motivée de prononcer l'expropriation s'il constate que le dossier n'est pas constitué conformément aux prescriptions de l'article R. 221-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ou s'il constate une caducité ou une annulation par le juge administratif. Le présent de l'indicatif des verbes «prononcer» et «refuser» des articles R. 221-2 et R. 221-5 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique équivaut à un mode impératif. D'ailleurs sur ce point, force est de constater que le Conseil constitutionnel a lui-même relevé, dans une décision du 16 mai 20124, que « le juge de l'expropriation se borne à vérifier que le dossier que lui a transmis l'autorité expropriante est constitué conformément aux prescriptions du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique».5 Pour s'opposer à la cassation de l'ordonnance attaquée, la défenderesse au pourvoi extirpe l'adage Prior tempore potior jure qui pourrait se traduire simplement par «premier en date, meilleur en droit», autrement dit que celui qui est le premier dans le temps l'emporte en droit. C'est règle trouve à s'appliquer dans le cadre des créances où la priorité entre les créanciers munis d'une garantie sujette à publicité est réglée par l'ordre des publications.

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Civ., 14 mai 1900, DP 1900, 1, 356.

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L'excès de pouvoir consiste, selon les termes mêmes de la Cour de cassation, «pour le juge à méconnaître l'étendue de son pouvoir de juger». Voir en ce sens: 1re Civ., 20 février 2007, pourvoi n° 06-13.134⚖️, Bull. 2007, I, n° 61. (Sommaire: « L'appel-nullité n'est recevable qu'en cas d'excès de pouvoir consistant pour le juge à méconnaître l'étendue de son pouvoir de juger »)

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Cons. const., décision n° 2012-247 QPC du 16 mai 2012, § 6.

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C'est nous qui soulignons.

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De même, ce principe d'antériorité règle les rapports entre deux acquéreurs successifs d'un même bien tenant leur droit d'une même personne. Dans ce cas, la possession première l'emporte si le possesseur est de bonne foi. Il en est ainsi également, pour les immeubles, en faveur de celui qui a publié en premier son titre d'acquisition de bonne foi. Si une partie de la doctrine préconise d'y recourir en dehors des hypothèses de départition de droits concurrents dans les relations entre personnes privées, notamment dans le cadre des relations internationales, il paraît difficile de le retenir au cas présent en présence de deux saisines successives du même juge pour une même demande. Certes, l'article 100 du code de procédure civile🏛 procède d'un raisonnement similaire lorsqu'un même litige est pendant devant deux juridictions de même degré également compétentes pour en connaître car il s'agit d'éviter les contrariétés de jugement. Dans ce cas, et dans le cadre d'une bonne administration de la justice, la juridiction saisie en second doit se dessaisir au profit de la première lorsque l'une des parties le demande. Il en va tout autrement de plusieurs saisines d'une même juridiction. En règle générale, et toujours dans le cadre d'une bonne administration de la justice, les deux procédures sont jointes pour être jugées ensemble. En ce qui concerne notre affaire, il ne nous semble pas que cet adage, présenté en défense pour justifier la décision contestée du juge de l'expropriation, puisse être utilement retenu: un même juge ne saurait arguer de l'antériorité d'une autre procédure en cours devant lui pour refuser d'effectuer un transfert de parcelles alors que les conditions légales de la procédure d'expropriation sont réunies. Il est vrai toutefois que la procédure de délaissement se distingue de l'expropriation en ce que le droit de délaissement, défini comme la faculté offerte aux propriétaires d'un bien, concerné par une opération d'urbanisme, d'obliger l'expropriant du projet à acquérir le bien en question. En cas de délaissement, le juge de l'expropriation peut être saisi pour prononcer le transfert de propriété et fixé, non pas le montant de l'indemnisation due, mais le prix du terrain «dans les mêmes conditions et avec les mêmes effets qu'en matière d'expropriation». Dans l'hypothèse d'un désaccord sur le prix, le juge de l'expropriation peut être saisi soit par le propriétaire du bien, soit par la collectivité où se situe le bien. Outre le transfert de propriété, le juge fixe alors le prix du bien, y compris l'indemnité de réemploi. Ce prix est fixé et payé comme en matière d'expropriation conformément aux dispositions du troisième alinéa de l'article L. 230-3 du code de l'urbanisme🏛. Dans l'hypothèse d'une saisine du juge pour voir prononcer l'expropriation, le propriétaire du bien bénéficie d'une indemnisation pour la perte de son bien comprenant également une indemnité de réemploi. Dans les deux situations, le juge de l'expropriation devra, si les conditions sont réunies, prononcer le transfert de propriété et, en cas de désaccord sur le prix, fixer la somme que recevra le propriétaire en échange de l'abandon de son bien. Compte tenu du pouvoir limité du juge saisi par le préfet d'une demande d'expropriation lorsque les conditions sont réunies pour prononcer le transfert de propriété, il n'apparaît pas concevable de laisser au juge de l'expropriation la faculté de s'opposer à ce transfert au motif qu'une procédure de délaissement antérieure demeure en cours, et alors que les procédures de délaissement et d'expropriation doivent aboutir au même résultat: celui de servir une juste et préalable indemnité aux propriétaires de terrains visés par la création d'une zone d'aménagement concerté.

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La saisine préalable du juge de l'expropriation d'une procédure de délaissement ne devrait pas avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du juge de prononcer le transfert de propriété s'il est saisi d'une demande d'expropriation par le préfet. En décider autrement pourrait d'ailleurs avoir un effet pervers, celui d'inciter le préfet, informé d'une procédure de délaissement en cours, à renoncer de déposer de requête en expropriation pour l'ensemble du projet de création de zone d'aménagement concerté. En l'espèce, il nous apparaît qu'il est non seulement de bonne administration de la justice, mais aussi de l'intérêt tant de l'expropriant que de l'exproprié, de voir prononcer le transfert de propriété de tous les terrains visés par la procédure d'expropriation dans une même décision. Il nous semble que le refus du juge de l'expropriation n'est pas justifié. Le motif de rejet retenu dans la décision contestée nous apparaît erroné. C'est la raison pour laquelle nous vous invitons à dire que si le juge de l'expropriation refuse de prononcer le transfert de propriété alors que toutes les formalités légales ont été dûment accomplies, celui-ci commet un excès de pouvoir négatif. Au vu de ces conclusions, nous sommes d'avis de censurer la décision attaquée pour excès de pouvoir.

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