Jurisprudence : Cass. crim., Conclusions, 08-01-2025, n° 23-84.535

Cass. crim., Conclusions, 08-01-2025, n° 23-84.535

A70656PD

Référence

Cass. crim., Conclusions, 08-01-2025, n° 23-84.535. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/114809441-cass-crim-conclusions-08012025-n-2384535
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AVIS DE M. AUBERT, AVOCAT GÉNÉRAL RÉFÉRENDAIRE

Arrêt n° 1 du 8 janvier 2025 (B+R) – Chambre criminelle Pourvoi n° 23-84.535⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Chambéry du 27 avril 2023 M. [U] [O] C/ M. [N] [E] _________________

Les soulignements et caractères gras ci-après sont ajoutés.

M. [U][O] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Chambéry en date du 27 avril 2023, qui, pour dénonciation calomnieuse, l'a condamné à quatre mois d'emprisonnement avec sursis et 8000 euros d'amende dont 4000 euros avec sursis, et a prononcé sur les intérêts civils. Dès 1997, M. [O] a engagé plusieurs procédures, au civil comme au pénal, relativement à la disparition alléguée d'une partie importante du patrimoine d'une défunte tante dont il est ayant-droit. Au cours de certaines de ces instances, ont été séparément désignés comme experts judiciaires M. [N] [Y] et M. [N] [E], experts-comptables, contre lesquels M. [O] a conçu divers griefs. Poursuivi du chef de harcèlement moral au préjudice des deux intéressés, à raison, notamment1, de l'envoi en 2018 de plusieurs courriers de plainte au Conseil national 1

le surplus de la prévention du chef de harcèlement visait « des courriers menaçants ou diffamants [adressés] à [Y] [N] et [E] [N], critiquant de façon systématique leurs compétences professionnelles et leurs travaux » (arrêt attaqué p. 2 ; jugement dont appel, p. 3)

1

des compagnies d'experts de justice (CNCEJ), M. [O] a été condamné pour ces faits requalifiés en dénonciation calomnieuse, par jugement du tribunal correctionnel de Chambéry, confirmé, sur la requalification et la culpabilité, par l'arrêt attaqué susvisé. Un mémoire ampliatif propose deux moyens de cassation.

1. Le premier moyen, en quatre branches, fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir confirmé la culpabilité de M. [O] du chef susvisé et d'avoir en conséquence prononcé sur les peines et les intérêts civils, alors que : 1°) la cour d'appel, après avoir relevé que des courriers litigieux ont été adressés par M. [O] au président du Conseil national des compagnies d'experts de justice (CNCEJ), a jugé que ce destinataire « était une autorité ayant le pouvoir d'initier une sanction à l'encontre de Messieurs [N] [E] et [N] [Y] » (arrêt attaqué, p. 8, §3) ; que le président du CNCEJ n'étant pas une autorité de poursuite ou de sanction disciplinaire des experts judiciaires, les faits reprochés à M. [O] n'auraient tout au plus été susceptibles de poursuites que sur le fondement des articles 29 de la loi du 29 juillet 1881🏛 et R. 621-1 du code pénal ; qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé ces textes, ensemble l'article 226-10 du code pénal🏛 ; 2°) la cour d'appel a jugé que M. [O] avait évoqué la qualification de « corruption » dans ses lettres de dénonciation, ce qui caractériserait l'imputation d'une « infraction pénale précise » (arrêt attaqué, p. 11 § 2) ; qu'en statuant ainsi sans mieux s'expliquer sur les faits précis susceptibles d'entraîner des poursuites que le prévenu aurait dénoncés, la cour d'appel n'a pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle sur l'existence des éléments constitutifs de l'infraction poursuivie ; qu'il en résulte qu'elle n'a pas justifié sa décision au regard de l'article 593 du code de procédure pénale🏛, ensemble l'article 226-10 du code pénal ; 3°) en jugeant que M. [O] « ne pouvait avoir, comme évoqué par sa défense, le sentiment qu'il « pouvait avoir raison » en se basant sur le fait que certains de ses arguments ont permis des condamnations car s'il lui a été donné raison sur certains points, cela ne démontre en rien une éventuelle corruption » (arrêt attaqué, p. 9 § 5), la cour d'appel a mis à la charge du prévenu l'obligation de prouver sa bonne foi ; qu'en conséquence, elle n'a pas justifié sa décision au regard de l'article 593 du code de procédure pénale, ensemble l'article 226-10 du code pénal ; 4°) les limites de la liberté d'expression sont plus larges lorsqu'il est question de la critique des experts judiciaires qui, dans l'exercice de leurs fonctions d'auxiliaires de justice, collaborateurs du service public, doivent s'attendre à une critique et un examen de leur conduite plus rigoureux que ceux encourus par de simples particuliers ; qu'en se bornant à affirmer qu'« il ne saurait y avoir disproportion s'agissant de propos sans nuance et graves de corruption c'est-à-dire d'une infraction pénale précise, ne reposant sur rien » (arrêt attaqué, p. 11, § 2), pour écarter le moyen de M. [O] invoquant le bénéfice du fait justificatif d'exercice du droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme🏛, la cour d'appel a violé ce texte.

1.1. Sur la première branche : L'article 226-10 du code pénal incrimine la dénonciation calomnieuse notamment lorsqu'elle est adressée « à une autorité ayant le pouvoir d'y donner suite ou de saisir l'autorité compétente ». 2

Pour un auteur2, « Les autorités en cause ne sont pas retenues sur le critère de leur nature publique ou privée, ou d'un statut particulier. [...] Seul compte le pouvoir qui leur est attaché, soit qu'elles aient la compétence de sanctionner elles-mêmes les faits dénoncés, soit que, faute d'une telle possibilité, voire de manière alternative, elles aient la qualité pour saisir une autre autorité. Toute l'originalité du système tourne autour de ce que le destinataire de la dénonciation, soit exerce de compétence propre, soit sert de relais à une autorité « concurrente ». [...] Tout est affaire d'espèce. Seul le principe mérite d'être appuyé, pour ce qu'il laisse entendre de volonté, de la part du législateur, de saisir tout ce qui s'inscrit dans une intention bien comprise de calomnier autrui à des fins punitives. »

Constitue ainsi une telle autorité une plate-forme téléphonique dédiée à la lutte contre la maltraitance, gérée par une association, dès lors que la saisine du procureur de la République en cas de maltraitance est la raison même de l'existence de la plate-forme d'appel3. En outre, est une autorité au sens de l'article 226-10 précité le destinataire de la dénonciation qui est simplement susceptible d'y donner suite4. Ainsi, un délégué syndical au sein d'une société privée, auquel est adressée la dénonciation de faits de travail dissimulé, est bien une autorité susceptible de lui donner une suite ou d'en saisir l'autorité compétente5. En l'espèce, le moyen critique la cour d'appel en ce qu'elle a retenu que le « président du CNCEJ [...] était bien une autorité ayant le pouvoir d'initier une sanction à l'encontre de Messieurs [N] [E] et [N] [Y] ».

Le verbe « initier » est ici employé par les juges au sens, développé sous l'influence de l'anglais to initiate, de « prendre l'initiative de » ou « être à l'origine de ». Or le CNCEJ, association relevant de la loi de 1901, a notoirement pour objet, selon publication au journal officiel du 28 avril 2007 : « représentation, formation et promotion de la déontologie de leurs membres, experts inscrits auprès des juridictions des ordres judiciaire et administratif en vue de développer et de maintenir à un haut niveau le service public de la justice ; elle a pour objet de contribuer, dans le cadre de l'intérêt général, au service public de la justice par les actions suivantes : [...] promouvoir les valeurs morales et éthiques et le respect des règles de déontologie applicables aux experts ; [...] »

2

Y. Mayaud, Rép. pén., Dénonciation calomnieuse, Dalloz, § 69

3

Crim., 16 oct. 2018, n° 17-86.387⚖️

4

Crim. 12 avril 2016, n° 14-87.124⚖️

5

Crim., 29 nov. 2016, n° 15-87.332⚖️, Bull. n° 310, étant précisé que le rapport afférent relevait qu'« il résulte des dispositions de l'article L. 2313-1 du code du travail🏛 que les délégués du personnel ont pour mission “de présenter aux employeurs toutes les réclamations individuelles ou collectives relatives aux salaires, à l'application du code du travail et des autres dispositions légales concernant la protection sociale, la santé et la sécurité, ainsi que des conventions et accords applicables dans l'entreprise” et “de saisir l'inspection du travail de toutes les plaintes et observations relatives à l'application des dispositions légales dont elle est chargée d'assurer le contrôle”. Il entre de même dans la mission d'un délégué syndical de contrôler l'application du droit du travail. Ainsi, nous avons approuvé une cour d'appel d'avoir jugé “qu'un délégué syndical a le droit et le devoir de contrôler les conditions de travail des salariés où qu'ils se trouvent employés”.

3

En outre, ainsi que constaté au rapport, le CNCEJ, dont sont membres diverses compagnies d'experts de justice, publie une édition des « règles de déontologie de l'expert de justice », qui précise in fine que le CNCEJ informera la compagnie concernée des comportements individuels portés à sa connaissance qui ne respecteraient pas ces règles, pour concertation des deux instances sur les suites éventuelles à donner. Par conséquent, au regard des principes susvisés dégagés par la jurisprudence, l'association CNCEJ - et son président - apparaît bien comme une autorité susceptible, à raison de l'un de ses objets d'action, de saisir toute autorité compétente - instance disciplinaire, procureur général (voire procureur de la République) - d'un fait de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires contre un expert de justice. Le grief sera par conséquent écarté.

1.2. Sur la deuxième branche du moyen, il est souscrit à la proposition de nonadmission exposée au rapport : le grief manque en fait, dès lors qu'après que les premiers juges, dont la décision sur la culpabilité est confirmée par la cour d'appel, ont retenu que M. [O] avait dénoncé « des faits de corruption » de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires, les juges d'appel ont : - rappelé notamment les termes suivants des courriers litigieux de M. [O] visant les parties civiles : « manifestement parjures et corrompus », « experts véreux et corrompus », « les parjures répétés », « des manoeuvres occultes et des parjures », « experts sous influence, véreux et parjures, devant le Tribunal de Grande Instance de MONTPELLIER, dans l'affaire concernant ma famille », « pratiques de nature mafieuse », « des erreurs judiciaires corrélatives à leurs parjures » ; - indiqué qu'« il est reproché à M. [U][O] d'avoir adressé plusieurs courriers au président du CNCEJ pouvant remettre en cause la probité de M. [N] [Y] et de M. [N] [E] en évoquant notamment des « pratiques occultes, un expert parjure, corrompu ou véreux » ; - estimé que « D'une manière générale, ces courriers faisaient état de pratiques occultes, d'experts parjures, corrompus, véreux, de la volonté des experts de « couvrir les auteurs des malversations commises au préjudice de sa tante », de rapports intentionnellement frelatés, d'experts sous influence, escrocs ».

1.3. Quant à la troisième branche, il convient d'en approuver également la nonadmission en ce qu'elle tend en réalité à remettre en cause l'appréciation souveraine des faits de la procédure par les juges du fond, lesquels, par les motifs exposés en substance au rapport, ont suffisamment caractérisé, et sans contradiction, l'élément moral de l'infraction. 1.4. S'agissant de la quatrième branche du moyen. L'examen de ce grief conduit à s'interroger d'abord sur l'office de la chambre criminelle quant au contrôle de proportionnalité conventionnelle en la matière, puis de rechercher, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, les critères pertinents en l'espèce, avant d'analyser à cette aune les énonciations de l'arrêt attaqué. 1.4.1. Sur le contrôle de la Cassation en matière d'examen de proportionnalité.

4

Du tableau de jurisprudence dressé au rapport, il semble ressortir qu'en la matière, le contrôle de la chambre criminelle sur les décisions des juges du fond est d'ores et déjà souple, gradué et ainsi adapté au contentieux spécifique du contrôle de conventionnalité. 1.4.1.1. Tout d'abord, afin de promouvoir l'unification de la jurisprudence, la Cour de cassation impose aux juridictions des normes générales de contrôle, par des trames de raisonnement ou des grilles d'analyse, adaptables. Ainsi, dans le domaine de la confrontation de la liberté d'expression d'une part et de la poursuite d'infractions de droit commun d'autre part, la chambre criminelle a récemment énoncé les principes et la méthodologie suivants : - l'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause6 ; - il appartient au juge, lorsqu'est invoquée une telle atteinte et après s'être assuré, dans l'affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d'expression sur un sujet d'intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation, au terme d'un examen d'ensemble qui doit prendre en compte concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits et la gravité du dommage et du trouble éventuellement causé 7, ou encore le contenu du message exprimé8. Les critères d'analyse fixés sont encore affinés par chef d'infraction : par exemple, lorsque des poursuites du chef de vol sont en cause, « doivent être notamment prises en compte la valeur matérielle du bien, mais également, le cas échéant, sa valeur symbolique, ainsi que la réversibilité ou l'irréversibilité du dommage causé à la victime9. »

1.4.1.2. Ensuite, la chambre criminelle exerce évidemment le contrôle minimum de l'existence de la réponse des juges du fond au moyen d'inconventionnalité dont ils étaient saisis, en censurant les juridictions réfractaires, avec renvoi pour faire assurer une nécessaire appréciation des faits pertinents10. 1.4.1.3. Bien sûr, la chambre criminelle assure également un contrôle dit normal de la suffisance des motifs quant à l'examen de proportionnalité11. 1.4.1.4. En outre, au travers de ce contrôle de la suffisance des motifs, apparaît un contrôle de la qualification de la situation de fait : « la cour d'appel a, à juste titre, considéré que les changements climatiques constituent un sujet d'intérêt général12. » 6

Crim., 22 septembre 2021, pourvoi n° 20-85.434⚖️

7

Crim., 18 mai 2022, n° 21-86.685⚖️ ; 12 oct. 2022, n° 21-87.005 ; 29 mars 2023, n° 22-83.458

8

Crim., 6 septembre 2023, pourvoi n° 22-86.132⚖️

9

Crim., 18 mai 2022, n° 21-86.685, § 12 ; n° 20-87.272⚖️, § 9 et n° 21-86.647⚖️, § 10 et 16.

10

Crim., 13 oct. 2020, n° 19-85.632⚖️ ; 22 sept. 2021, n° 20-85.434 ; 1er juin 2022, n° 21-82.113⚖️

11

Crim., 25 oct. 2005, n° 05-81.457⚖️, Bull. n° 268 ; 12 oct. 2022, n° 21-87.005 ; 29 mars 2023, n° 22-83.458, publié 12

Crim., 29 mars 2023, n° 22-83.458⚖️ déjà cité

5

Le contrôle plus poussé de la Cour de cassation peut ainsi porter sur le résultat même de la mise en balance conventionnelle, par le contrôle de la qualification de l'action incriminée relevant de la liberté d'expression, puis le contrôle, en regard, de la pertinence de certains des motifs des juges du fond : « la Cour de cassation est en mesure de s'assurer que, bien que l'action menée par les prévenus se soit inscrite dans le cadre d'une démarche militante et puisse être considérée comme une expression au sens de l'article 10 précité, la condamnation prononcée n'est pas disproportionnée au regard de [...] »13.

1.4.1.5. Le contrôle de la chambre criminelle est également poussé et actif, lorsque pour approuver les juges du fond, la chambre ajoute au constat des juges et à leurs énonciations qu'« il résulte des pièces de procédure que, d'une part, aucune poursuite n'a été engagée sur le fondement de l'article 55-1, alinéa 1er, du code de procédure pénale🏛, d'autre part, lesdites opérations n'avaient pas pour objet la réalisation d'examens de comparaison avec les traces et indices prélevés pour les nécessités de l'enquête14. »

1.4.1.6. Plus encore, la chambre criminelle peut réaliser elle-même cette qualification de la situation de fait, en puisant dans les énonciations des juges du fond, avant de procéder elle-même à la mise en balance : ainsi, un motif erroné n'emporte pas cassation si les autres énonciations des juges permettent à la Cour de cassation de qualifier un comportement comme relevant d'une démarche de protestation politique, puis de considérer, sur le fondement de sa qualification, que l'incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression15. Dans cette même dernière ligne, un arrêt publié16 plus ancien approuve ainsi les motifs d'un non-lieu à suivre du chef d'escroquerie : « si c'est à tort que la chambre de l'instruction retient que l'élément moral de l'escroquerie s'apprécie au regard du but poursuivi par l'auteur présumé des faits, l'arrêt n'encourt pas la censure dès lors qu'il se déduit de ses énonciations que les agissements dénoncés se sont inscrits dans le cadre d'une enquête sérieuse, destinée à nourrir un débat d'intérêt général sur le fonctionnement d'un mouvement politique, de sorte que, eu égard au rôle des journalistes dans une société démocratique et compte tenu des agissements en cause, leur incrimination constituerait, en l'espèce, une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression ».

1.4.1.7. Enfin, exceptionnellement, on constate un contrôle lourd, plus actif encore, lorsque, nous semble-t-il, apparaît nécessaire un traitement pragmatique de l'évidence. 13

Crim., 18 mai 2022, pourvoi n° 21-86.685, 30 nov. 2022, n° 22-80.959⚖️

14

Crim., 29 mars 2023, pourvoi n° 22-83.458, ici hors champ de la liberté d'expression, s'agissant d'une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privé relativement à des poursuites du chef de refus de se soumettre à un prélèvement biologique. 15

Crim., 26 février 2020, pourvoi n° 19-81.827⚖️, publié

16

Crim. 26 octobre 2016, n° 15-83.774⚖️, n° 278

6

Ainsi, la chambre criminelle, saisie d'un pourvoi invoquant le bénéfice de l'article 10 de la Convention à l'encontre d'une condamnation du chef de tapage injurieux troublant la tranquillité d'autrui, en l'absence de tout moyen d'inconventionnalité préalablement soumis au juge du fond17, procède directement au contrôle de proportionnalité, par l'appréciation des énonciations du jugement attaqué et des pièces de la procédure (en l'occurrence un rapport de police complémentaire)18. De même, la Cour de cassation prononce directement sur la proportionnalité lorsqu'elle peut retenir des éléments quasi objectifs et évidents : l'ingérence, par une mesure de contrôle judiciaire interdisant certaines activités professionnelle « est proportionnée en ce qu'elle est temporaire, l'intéressé pouvant, en outre, à tout moment, en demander la mainlevée dans les conditions de l'article 140 du code de procédure pénale🏛, qu'elle est prononcée à titre de mesure de sûreté et ne porte que sur certaines modalités d'exercice de son activité artistique19. »

1.4.1.8. Un tel contrôle de la chambre criminelle, souple et gradué, apparaît nécessaire et adapté à l'exception d'inconventionnalité. Le contrôle de conventionnalité consiste en effet pour le juge à « vérifier, à l'aune de l'étendue des libertés fondamentales, si l'Etat est autorisé à agir de façon répressive20. » Et il ne faut pas perdre de vue que la Cour de cassation est le dernier juge judiciaire interne de la conventionnalité, avant les fourches Caudines des juges de Strasbourg, lesquels ont « pour mission de statuer en dernier ressort sur la question de savoir si une restriction est conciliable avec la liberté d'expression », doivent être convaincus que les autorités nationales se sont fondées « sur une appréciation acceptable des faits pertinents » ou encore des raisons « pertinentes et suffisantes21 », et rappellent inlassablement que « la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun22 », qu'« elle est assortie d'exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite » et que « le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante23 ».

17

cf. le rapport afférent au premier pourvoi considéré, qui évoque cependant l'absence de nouveauté des « moyens de pur droit, notamment ceux tirés de l'application de la Convention européenne des droits de l'homme, s'ils n'impliquent pas de considération de fait qui ne résulteraient pas des constatations des juges du fond ou des pièces de procédure. » 18

Crim., 3 nov. 2020, n° 19-87.418⚖️ ; 4 avril 2023, n° 20-87.132⚖️, cités au rapport, ainsi que leur commentaire doctrinal approbatif : E. Dreyer, Légipresse 2023, 413 19

Crim., 21 février 2023, pourvoi n° 22-86.760⚖️, publié

20

P. Rousseau, Droit pénal n° 4, avril 2022, étude 8 « Infraction justifiée ou répression injustifiée » ; v. aussi X. Pin, RSC 2022. 817, « Légitimation des infractions expressives : neutralisation de l'incrimination ou atténuation de la peine ? c'est selon... » ; E. Dreyer, Recueil Dalloz 2023 p.137, 124 21

CEDH, Sofranschi c. Moldavie, § 27

22

CEDH, Handyside c. Royaume-Uni, § 49

23

CEDH, Stoll c. Suisse, § 101, Morice c. France, § 124, Pentikäinen c. Finlande, § 87

7

D'ailleurs, c'est bien parce qu'il recèle les ingérences les plus directes dans le droit à la liberté d'expression que le droit pénal spécifique de la presse est un « domaine dans lequel l'influence de la Cour européenne des droits de l'homme est majeure et le contrôle de la Cour de cassation, agissant tel un troisième degré de juridiction, complet 24 »,

contrôle portant à la fois sur la signification des propos incriminés, leur qualification pénale, et la proportionnalité des poursuites. Ainsi, pour les infractions de droit commun touchant à la liberté d'expression, la Cour de cassation, juge du droit et de son application uniforme, assurant le filtre et le lien entre des juges internes et un juge européen des droits de l'homme appréciant les faits, se doit de contrôler, dans la mise en balance conventionnelle, le caractère exhaustif des faits considérés par les juges du fond, le caractère acceptable de la qualification de ces faits relativement aux critères utiles à l'examen de proportionnalité, et la suffisance de la motivation de cet exercice intellectuel. Le cas échéant, le juge de cassation doit aussi pouvoir parfaire ou censurer une telle motivation au regard d'éléments constatés par les juges du fond ou issus de la procédure, voire procéder directement, devant l'évidence et/ou l'objectivation de faits, à l'examen de proportionnalité. 1.4.2. De la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, il ressort les éléments suivants, utiles à l'examen du contrôle de proportionnalité en l'espèce. 1.4.2.1. En premier lieu, dénoncer, notamment par des propos contenus dans une lettre, un comportement prétendument illicite devant une autorité est susceptible de relever de la liberté d'expression au sens de l'article 10 de la Convention25. D'autre part, suggérer qu'un individu a commis une infraction pour laquelle il n'a pas été condamné est de nature à affecter la réputation de ce dernier26, laquelle relève du droit au respect de la vie privée27. La réputation et l'honneur, susceptibles d'être atteints par une telle dénonciation, relèvent en effet, en tant qu'éléments de la vie privée, de la protection de l'article 8 de la Convention28, lorsque l'atteinte à la réputation personnelle - réputation sociale en général et réputation professionnelle en particulier29 - présente un certain niveau de gravité et a été effectuée de manière

24

Cour de cassation, Le rôle normatif de la Cour de cassation, Etude annuelle, 2018, p. 306

25

CEDH, Kwiecien c. Pologne, n° 51744/99, § 41, 49, 50, 9 janvier 2007 ; Diouldine et Kislov c. Russie, n° 25968/02, § 35, 40, 41, 31 juillet 2007 ; Heinisch, n°28274/08, § 43, 45, 21 juillet 2011 ; Tête c. France, n° 59636/16, 26 mars 2020 26

CEDH, White c. Suède, n° 42435/02, § 25, 19 sept. 2006,

27

CEDH, Axel Springer AG c. Allemagne, n° 39954/08⚖️, § 83, 7 février 2012

28

CEDH, Chauvy et a. c. France, 2004, § 70 ; Pfeifer c. Autriche, 2007, § 35 ; Petrina c. Roumanie, 2008, § 28 ; Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, 2010, § 40 29

CEDH, Denisov c. Ukraine, 2018, § 112

8

à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée30. Et la Cour européenne d'inviter à ménager un juste équilibre dans la protection de ces deux valeurs garanties - la liberté d'expression et le droit au respect de la vie privée - qui méritent a priori un égal respect lorsqu'elles apparaissent en conflit31. Par ailleurs, si la protection de l'un de ces droits conduit à une atteinte à l'autre, il convient de choisir les moyens adéquats pour rendre cette atteinte proportionnée au but poursuivi32. 1.4.2.2. Plus précisément, les juges de Strasbourg indiquent que même lorsqu'il est jugé que des propos relèvent de la dénonciation calomnieuse au sens de l'article 226-10 du code pénal, la question du manquement aux devoirs et responsabilités inhérents à l'exercice de la liberté d'expression doit en principe être tout de même appréciée au regard des circonstances de la cause, dans le cadre d'un contrôle de proportionnalité33. En l'absence de toute publicité accompagnant la dénonciation, comme au présent cas d'espèce, les critères à prendre en compte pour cette mise en balance sont à rechercher en premier lieu dans la jurisprudence européenne relative au signalement d'irrégularités dans la conduite d'agents de l'État, auxquels peuvent sans doute être assimilés les experts de justice en mission, alors auxiliaires de justice désignés par les magistrats34. Dans ce cas en effet, les impératifs de la protection au titre de l'article 10 de la Convention doivent être évalués à l'aune non pas des intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion de questions d'intérêt général, mais plutôt du droit du requérant de signaler des irrégularités supposées dans la conduite de fonctionnaires, répondant à des critères spécifiques35. La Cour rappelle à ce sujet que l'un des préceptes de la prééminence du droit est que les citoyens doivent pouvoir informer les agents compétents de l'Etat du comportement d'agents de l'Etat qui leur paraît irrégulier ou illégal36. 30

CEDH, Bédat c. Suisse, 2016, § 72 ; Medžlis Islamske Zajednice Brcko et a. c. Bosnie-Herzégovine, 2017, § 76 ; Balaskas c. Grèce, 2020, § 40 ; Vucina c. Croatie, 2019, § 31 ; Miljevic c. Croatie, 2020, §§ 61, 62 ; De Carvalho Basso c. Portugal, 2021, § 43 31

CEDH, Hachette Filipacchi Associés c. France, n° 71111/01⚖️, § 43, 14 juin 2007 ; MGN Limited c. R.-U., n° 39401/04, § 142, 18 janvier 2011 32

CEDH, Fernández Martínez c. Espagne, 2014, § 123

33

CEDH, 26 mars 2020, Tête c. France, n° 59636/16⚖️
§59 ; à l'encontre de Crim., 12 avril 2016, n° 14-87.124 dont la doctrine n'aurait donc plus cours 34

CEDH, 16 janv. 2018, Ceferin c. Slovénie, n° 40975/08, § 58

35

CEDH, Medžlis Islamske Zajednice Brcko et a. c. B.-H., § 82 ; Zakharov c. Russie, § 23 ; Siryk c. Ukraine, § 42 ; Sofranschi c. Moldavie, § 29 ; Bezymyannyy c. Russie, § 41 ; Kazakov c. Russie, § 28 ; Lešník c. Slovaquie 36

CEDH, Zakharov, § 26 ; Kazakov, § 28 ; Siryk c. Ukraine, n° 6428/07, §42

9

Toutefois, il est loisible aux autorités d'adopter des mesures destinées à répondre de manière appropriée et sans excès aux accusations diffamatoires dénuées de fondement ou formulées de mauvaise foi37. Enfin, même les documents privés diffusés à un nombre restreint de personnes doivent reposer sur une base factuelle, suffisamment exacte et fiable, proportionnée à la nature et au degré des déclarations et des allégations du requérant 38. 1.4.2.3. Dans un arrêt récent39, les juges de Strasbourg résument ainsi : « à la lumière de la jurisprudence de la Cour relative aux déclarations désobligeantes faites à l'encontre d'agents publics dans des plaintes écrites adressées aux autorités, la Cour examine la proportionnalité de l'ingérence en examinant : a) la nature et le mode exact de communication des déclarations ; b) le contexte dans lequel elles ont été réalisées ; c) la mesure dans laquelle ils ont affecté la personne concernée ; et d) la sévérité des sanctions infligées au requérant (Zakharov c. Russie, n° 14881/03, 5 octobre 2006 ; Kazakov c. Russie, n° 1758/02, 18 décembre 2008 ; Sofranschi c. Moldavie, n° 34690/05, 21 décembre 2010 ; Siryk c. Ukraine, n° 6428/07, 31 mars 2011 ; et Marin Kostov c. Bulgarie, n°13801/07, 24 juillet 2012) »

Dans le détail, la Cour juge d'abord d'une importance déterminante le fait que les requérants aient exprimé leurs doléances par voie de correspondance privée40, notamment lorsque l'impact négatif, s'il en est, des propos litigieux sur la réputation a donc été assez limité41. Quant au profil de l'auteur du signalement, un simple particulier rapportant le fruit de ses observations personnelles dispose souvent de moins de moyens pour vérifier et corroborer la véracité des critiques alléguées, qu'une ONG jouant un rôle de chien de garde public à l'instar de la presse, de sorte que la Cour est alors disposée à apprécier la bonne foi d'un requérant ainsi que les efforts déployés par celui-ci pour rechercher la vérité à l'aune de critères plus subjectifs et plus souples que dans d'autres types d'affaires42.

37

CEDH, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A n° 236

38

CEDH, Bilan c. Croatie, n° 57860/14, § 37, 20 oct. 2020 ; Reznik c. Russie, n° 4977/05, § 46, 4 avril 2013 ; Rungainis c. Lettonie, n° 40597/08, § 63, 14 juin 2018 39

CEDH, 23 mars 2021, Matalas c. Grèce, § 42, 46

40

CEDH, Zakharov c. Russie, § 26 ; Sofranschi c. Moldavie, § 33 ; Kazakov c. Russie, § 29 ; Raichinov c. Bulgarie, § 48 41

CEDH, Bezymyannyy c. Russie, § 42

42

CEDH, Medžlis Islamske Zajednice Brcko et a. c. B.-H., § 82

10

La Cour considère aussi que les limites de la critique admissible des fonctionnaires agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles sont plus larges que pour un simple particulier : ainsi, en dehors de l'hypothèse d'attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, compte tenu de leur appartenance aux institutions fondamentales de l'État, les magistrats peuvent faire, en tant que tels, l'objet de critiques personnelles dans ces limites élargies43. Cependant, les fonctionnaires doivent, pour s'acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment et excessivement perturbés ou entravés44 et il peut dès lors s'avérer nécessaire de les protéger45, notamment en l'absence de tout fondement sérieux attendu en regard d'attaques gravement préjudiciables46. La Cour européenne peut encore envisager d'autres critères précis dans le cas particulier d'une dénonciation calomnieuse47 : - la gravité des faits imputés : suggérer qu'un individu a commis une infraction pour laquelle il n'a pas été condamné et, de surcroît, en invoquant des faits jugés inexacts, est de nature à significativement affecter sa réputation, d'autant qu'au regard des peines réprimant l'infraction, soit 2 ans d'emprisonnement et 1.500.000 € d'amende dans l'espèce alors considérée, il s'agissait d'un délit grave ; - la suite donnée à la dénonciation : en l'absence de procédure contre la personne visée par la dénonciation, ou de transmission à une autre autorité compétente, l'atteinte à la réputation est relativisée, notamment en l'absence d'autre élément sur une telle atteinte ; - l'éventuelle expression sur un sujet d'intérêt général et dans le cadre d'une démarche politique et militante lorsque la dénonciation est en même temps médiatisée ; - les précautions de style entourant la dénonciation ; - l'effet dissuasif de la nature et la lourdeur des sanctions infligées : une amende de 3.000 €, à supposer ce montant modéré, constitue une sanction pénale qui peut avoir un effet dissuasif quant à l'exercice de la liberté d'expression, le prononcé même d'une condamnation pénale étant l'une des formes les plus graves d'ingérence dans le droit à la liberté d'expression, outre la prise en compte de la condamnation du requérant au paiement de 10.000 € au titre des frais exposés par les parties civiles devant les juridictions du fond. On ajoute encore d'autres critères, parfois redondants, qui apparaissant utiles à l'examen du présent pourvoi, en cas d'atteinte à la réputation d'autrui par une lettre adressée à des autorités : - l'existence d'autres moyens appropriés ouverts à l'auteur de la dénonciation qui entendait faire redresser par les autorités compétentes des actes qu'il jugeait injustifiés48 ; 43

CEDH, Morice c. France, §131

44

CEDH, Raichinov c. Bulgarie », n° 47579/99, 2006, § 48

45

CEDH Janowski c. Pologne, n° 25716/94⚖️, § 33

46

CEDH, Lešník c. Slovaquie, 2003, § 54

47

CEDH, Tête c. France, 2020, §61, 63

48

CEDH, Lešník c. Slovaquie, 2003, §60

11

- l'absence de propos injurieux, forts ou immodérés, nonobstant des expressions émotionnelles relevant de l'exagération ou de la provocation 49 ; - le fait que les allégations factuelles reposent sur ce que l'intéressé croyait être des motifs valables ou arguments solides, ou le fait qu'il ait tenté d'apporter des éléments de preuve à l'appui de l'allégation17. Enfin, l'appréciation de la proportionnalité d'une ingérence dépendra dans de nombreux cas de la question de savoir si les autorités auraient pu recourir à d'autres moyens qu'une sanction pénale, tels que des recours civils et disciplinaires50. A titre d'ultime d'illustration, on peut évoquer la substance de l'arrêt Lesnik c. Slovaquie du 11 mars 2003 : les lettres taxant un magistrat d'un comportement illicite, tel un abus de pouvoir lié à son implication dans des actes de corruption, comportent des affirmations de fait que les tribunaux internes ont à juste titre demandé à l'intéressé de corroborer par des éléments pertinents ; de telles déclarations factuelles, jugées dénuées de fondement par des motifs pertinents et suffisants, constituent des allégations graves, formulées à diverses reprises, de nature à atteindre le procureur dans l'exercice de ses fonctions et, s'agissant d'une lettre adressée au parquet général, à nuire à sa réputation ; même si l'intéressé entendait faire redresser par les autorités compétentes les actes qu'il jugeait injustifiés ou illicites, il avait tout loisir d'employer les moyens appropriés pour parvenir à ses fins ; le préjudice causé au procureur a certainement été accru dans une certaine mesure par la publication des lettres dans un journal, à laquelle l'intéressé a somme toute contribué en fournissant les documents utiles à l'auteur de l'article ; bien que la peine infligée au requérant (quatre mois d'emprisonnement avec sursis avec une mise à l'épreuve d'un an) ne soit pas négligeable en soi, la Cour note qu'elle se situe au bas de l'échelle des sanctions applicables ; eu égard à l'ensemble de ces considérations et au fait que les autorités nationales jouissent d'une certaine marge d'appréciation en la matière, la Cour estime que l'ingérence litigieuse n'était pas disproportionnée au but légitime poursuivi et peut passer pour « nécessaire » au sens de l'article 10 § 2 de la Convention.

1.4.3. Au présent cas d'espèce. Au préalable, on relève à toutes fins que la condamnation critiquée intervient du chef de dénonciation calomnieuse, qui fait partie, pour un auteur, des « infractions expressives par nature [que] sont les infractions liées à la parole et à l'écrit, à savoir la diffamation, l'injure, la dénonciation calomnieuse, l'outrage ou l'apologie51. »

On sait par ailleurs que l'article 226-10 du code pénal réprime un comportement destiné à nuire à autrui52.

49

CEDH, 21 déc. 2010, Sofranschi c. Moldavie, n° 34690/05, § 29 et s., présentement invoqué en demande.

50

CEDH, Lehideux et Isorni c. France, § 51, 57 ; Cumpana et Mazare c. Roumanie [GC], n° 33348/96⚖️, § 115 ; Raichinov c. Bulgarie, n° 47579/99, § 50 51

X. Pin, RSC 2022. 817, déjà cité

52

Crim., 22 sept. 2015, n° 14-84.029⚖️, Bull. 204

12

1.4.3.1. Pour juger que l'ingérence dans le droit de M. [O] à la liberté d'expression que constitue sa condamnation n'est pas disproportionnée au but légitime de protection de la réputation d'autrui, la cour d'appel retient en substance que : - M. [O] n'a pas agi dans le cadre d'une démarche politique et militante et n'informait pas le public sur un sujet d'intérêt général ; - les termes des dénonciations reprochées n'étaient empreints d'aucune précaution de style et leur formulation, sans nuance, n'était pas interrogative ; - les dénonciations portaient sur des faits graves de corruption constitutifs d'une infraction pénale ; - ces dénonciations ne reposaient sur rien ; - M. [O] « connaissait le caractère calomnieux de ses propos », soit le caractère mensonger d'accusations sciemment portées pour discréditer. Cette motivation, qui ne souffre d'aucune erreur de qualification manifeste, constitue une « appréciation acceptable » relativement à nombre des critères jurisprudentiels précédemment analysés. 1.4.3.2. Pour y ajouter, on peut mettre en lumière les autres énonciations de la cour d'appel suivantes, également en faveur de la conventionnalité de la déclaration de culpabilité : - au titre de la mise en oeuvre de moyens adéquats pour rendre l'atteinte proportionnée, et précisément de mesures répondant de manière appropriée et sans excès aux dénonciations calomnieuses, les juges rappellent que : - M. [O] a déjà été condamné, en 2013, à une amende avec sursis pour expédition de correspondance à découvert contenant une diffamation, sans lien connu avec les faits (arrêt attaqué, p. 12) ;

- en rapport avec les faits mais avant eux, M. [O] a déjà été condamné, à l'issue d'un procès civil qu'il avait intenté à M. [Y], à indemniser ce denier pour « un montant de 50000 € en réparation du préjudice moral causé par le fait d'avoir dû supporter un comportement procédural, assorti d'allégations mensongères et dénigrantes, jetant le discrédit sur son intégrité professionnelle » (arrêt p. 4, 5, 8) ;

- une mesure de rappel à la loi, alternative aux poursuites pénales sur les faits reprochés, a été mise en oeuvre par le procureur de la République, en vain, le 25 juin 2019 (p. 6) ; - au titre d'autre moyen approprié ouvert à l'auteur de la dénonciation qui entendait faire redresser des actes qu'il contestait, la cour d'appel rappelle, comme l'avait fait auparavant la juridiction civile susvisée, qu'il appartenait à M. [O] de solliciter une contre-expertise pour certains de ses griefs à l'encontre des experts (p. 4, 9). 1.4.3.3. Pour tenter enfin d'être complet, d'autres considérations ressortant des constatations des juges peuvent être utilement mises au jour, au bénéfice de M. [O] cette fois, mais sans toutefois contrebalancer de manière évidente, à notre sens, les éléments essentiels ci-dessus exposés, dans l'appréciation de la conventionnalité de la déclaration de culpabilité : - au titre du contexte des dénonciations et de la personnalité d'un particulier développant des appréciations personnelles, on peut envisager une forme de fragilité de M. [O] - que le prévenu n'a cependant jamais revendiquée - dès lors que : - selon l'un des experts victime, M. [O] « semblait avoir des difficultés à comprendre qu'il pouvait uniquement répondre aux questions posées dans le cadre de sa mission et que lui même disposait de voies de droit pour critiquer son rapport [...] » (arrêt, p. 6) ;

13

- le tribunal correctionnel a envisagé une expertise psychiatrique du prévenu, refusée par ce dernier à défaut de pouvoir choisir l'expert (arrêt p. 6, jugement p.4) ; - pour la cour d'appel, M. [O] « utilise constamment un raisonnement par l'absurde » selon lequel MM. [E] et [Y] sont « véreux et corrompus » dès lors qu'ils ne démontrent pas qu'ils ne le sont pas (arrêt p. 9) ; - sur le préjudice causé par les faits, les correspondances incriminées n'ont pas été publiées, il n'est fait mention d'aucune suite donnée aux dénonciations calomnieuses, et la cour d'appel retient, pour requalifier les faits, que rien ne permet d'affirmer que les agissements incriminés ont eu comme conséquence une dégradation des conditions de vie des victimes se traduisant par une altération de leur santé physique ou mentale (p. 8) ; les juges retiennent cependant, au titre de la gravité de l'infraction, les conséquences sur les victimes troublées dans l'exercice serein de leur fonction d'expert judiciaire, soit un préjudice moral indemnisé à hauteur importante de 3000 € pour chacun (p.11, 13).

Quant au critère certes important de la nature et lourdeur de la sanction prononcée, il apparaît sans emport relativement au présent moyen de cassation qui critique principalement la déclaration de culpabilité, outre que la Cour de cassation est en mesure de prendre en compte ce critère à l'occasion de l'examen du second moyen du demandeur qui critique précisément, sur le même fondement conventionnel, les peines prononcées. Il est proposé par conséquent d'écarter le premier moyen également en sa quatrième branche, et donc en son entier.

2. Le second moyen de cassation fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir condamné M. [O] à quatre mois d'emprisonnement avec sursis ainsi qu'au paiement d'une amende de 8.000 euros dont 4.000 euros avec sursis, alors que : la dénonciation du comportement perçu comme illicite de la part d'experts judiciaires s'est faite par voie de correspondance privée à destination des autorités perçues comme compétentes et n'a pas porté atteinte publique au crédit des experts visés ou de l'institution judiciaire ; que dans ces conditions, la condamnation de M. [O] aux peines susvisées a porté une atteinte disproportionnée au droit à sa liberté d'expression ; qu'il s'ensuit que la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention de européenne des droits de l'homme.

2.1. Ayant précédemment pris le parti de la doctrine53 qui analyse le contrôle de conventionnalité comme l'examen d'une exception d'inconventionnalité plutôt que l'examen d'un fait justificatif, on peut citer un autre auteur54 souscrivant également à une telle thèse qui « pourrait expliquer l'étendue inhabituelle des effets du contrôle de proportionnalité opéré (jusqu'ici) dans toutes ces affaires : il permet tantôt de neutraliser entièrement la répression55 (à la façon d'un fait justificatif), tantôt d'en atténuer la sévérité, admettant son principe tout en convenant de ce que les circonstances imposent une 53

cf. note 20.

54

T. Besse, « Liberté d'expression et action militante : l'union défendue ? », AJ pénal 2023. 263

55

Crim., 26 févr. 2020, n° 19-81.827 ; 29 mars 2023, n° 22-83.458

14

modération de la sanction56 (le droit invoqué par le prévenu devient alors un « critère d'appréciation de la peine57 »). »

2.2. Avant le développement d'exigences sur la motivation des peines au regard du droit interne, la Cour de cassation répondait aux exceptions d'inconventionnalité de ces peines qu' « hormis les cas expressément prévus par la loi, les juges ne sont pas tenus de motiver spécialement le choix de la sanction qu'ils prononcent dans les limites légales58 », ou jugeait les moyens irrecevables comme nouveaux 59, ou bien constatait que « les juges n'ont fait qu'user de leur pouvoir d'appréciation de la nécessité de l'atteinte portée au droit de propriété de l'intéressée, au regard de la gravité des faits et de [sa] situation personnelle60 ».

A présent, la chambre criminelle exige explicitement qu'« en matière de presse, les juges vérifient le caractère proportionné de l'atteinte portée par la sanction au principe de la liberté d'expression défini par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme tel qu'interprété par la Cour européenne61 ».

Dans cet arrêt de 2017, on souligne que le grief d'inconventionnalité de la peine semblait né de l'arrêt attaqué, et que la chambre criminelle s'est bornée à constater qu'il se déduisait des motifs justifiant (à bon droit interne) la peine et procédant d'une appréciation souveraine, que « les juges ont apprécié le caractère proportionné de l'atteinte portée au principe de la liberté d'expression défini par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme tel qu'interprété par la Cour européenne ».

Cependant, dans son avis sur le pourvoi en cause, le premier avocat général Cordier estimait que « juge du droit, la Cour de cassation ne saurait se substituer aux juges du fond dans le choix de la peine, mais elle doit veiller à ce que ceux-ci n'aient pas excédé leur marge d'appréciation, en violation de l'article 10 de la Convention », et jugeait à cet égard qu'en l'espèce « la peine d'inéligibilité d'une durée d'un an prononcée est donc en rapport avec la nature des propos et des conditions dans lesquelles le prévenu les a tenus ainsi que la cour l'a spécialement relevé et n'apparaît pas manifestement disproportionnée. »

Cette dernière analyse, qui s'inscrit dans l'office de la Cour de cassation sur le contrôle de proportionnalité tel qu'envisagé lors de l'examen du premier moyen, semble en outre correspondre au contrôle du Conseil d'Etat « hors de proportion », ou de la disproportion manifeste, présenté au rapport62.

56

Crim., 12 octobre 2022, n° 21-87.005⚖️ ; Crim., 18 mai 2022, n° 21-86.685 [il est vrai que la chambre criminelle y évoque le « caractère proportionné de la condamnation », notion qu'on peut distinguer de la culpabilité préalable]. 57

J.-B. Thierry, « À la recherche des critères de la liberté d'expression neutralisante », AJ pénal 2022. 374

58

Crim., 13 mai 2015, pourvoi n° 14-81.894⚖️ ; v. 2 mai 2012, pourvoi n° 11-85.187⚖️

59

Crim., 28 mai 2014, n° 13-83.197, 11-81.640⚖️, Bull. n° 142

60

Crim., 30 mars 2016, pourvoi n° 15-81.550⚖️, Bull. n° 104

61

Crim., 1er février 2017, pourvoi n° 15-84.511⚖️, Bull. n°30

62

v. CE, Assemblée, 30 décembre 2014, M. B…., n° 381245

15

Par ailleurs, on peine à concevoir une raison de distinguer selon que l'ingérence dans une même liberté d'expression provient de la répression d'une infraction prévue par la loi sur la liberté de la presse, ou bien d'une infraction dite de droit commun, le législateur pouvant parfois modifier le fondement textuel d'une incrimination pénale : on pense à l'outrage aux bonnes moeurs, à la provocation à la désobéissance des militaires, ou plus récemment à l'apologie du terrorisme. 2.3. S'agissant de la jurisprudence de la Cour européenne, on a vu précédemment qu'elle invite à prendre en compte, pour la mise en balance conventionnelle dans le cas d'une dénonciation calomnieuse, l'effet dissuasif de la nature et la lourdeur des sanctions infligées, et que la Cour juge, dans une espèce ayant conduit à la condamnation de la France63, qu'une amende de 3.000 €, à supposer ce montant modéré, constitue une sanction pénale qui peut avoir un effet dissuasif quant à l'exercice de la liberté d'expression, le prononcé même d'une condamnation pénale étant l'une des formes les plus graves d'ingérence dans le droit à la liberté d'expression, outre la prise en compte de la condamnation du requérant au titre des frais exposés par les parties civiles. Cependant, dans l'affaire alors considérée, les juges de Strasbourg insistaient sur le sujet d'intérêt général ouvert par la diffusion publique concomitante des écrits calomnieux, aspect étranger au présent cas d'espèce : ce champs du débat d'intérêt général atténue la marge d'appréciation des Etats64 et réserve la peine d'emprisonnement à des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d'autres droits fondamentaux ont été gravement atteints65. Mais dans notre champ de la dénonciation calomnieuse, le danger existe aussi d'un effet dissuasif dans l'exercice de la liberté d'expression, qui s'entend certes pour le principal intéressé à l'avenir, mais surtout pour l'ensemble des citoyens, qui dans un même contexte ne doivent pas être découragés pour leur part, au vu de la lourdeur excessive d'une peine prononcée, de dénoncer aux agents de l'État compétents une conduite qui leur paraît irrégulière ou illicite de la part de fonctionnaires, cette action constituant « l'un des principes de l'État de droit66 » et servant à préserver la confiance dans l'administration publique67. Par ailleurs, s'il est légitime que les institutions de l'État (auxquelles les victimes des dénonciations calomnieuse en l'espèce peuvent être reliées du fait de leur fonction d'expert désigné par l'autorité judiciaire) soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l'ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l'usage de la voie pénale68. 63

Tête c. France, n° 59636/16, 26 mars 2020, déjà cité

64

CEDH, Morice, § 125 ; Mariya Alekhina et a. § 212

65

CEDH, 13 octobre 2022, Bouton c. France, n° 22636/19⚖️
, §53

66

CEDH, Medžlis Islamske Zajednice Brcko et autres c. B.-H. [GC], § 82 ; Zakharov c. Russie, § 26 ; Kazakov c. Russie, § 28 ; Siryk c. Ukraine, § 42 67

CEDH, Shahanov et Palfreeman c. Bulgarie, § 63

68

CEDH, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A n° 236 ; Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54 ; Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57 ; Öztürk c. Turquie [GC], n° 22479/93, § 66 ; Otegi Mondragon c. Espagne, n° 2034/07, § 58, CEDH 2011

16

Le rapport cite en outre les termes d'un autre arrêt 69 condamnant la France, dans lequel la Cour notamment : - relève qu'une peine d'emprisonnement même avec un sursis - susceptible d'être révoqué - ne peut être considérée comme la peine la plus modérée exigée par la jurisprudence de la Cour lorsqu'est en jeu la liberté d'expression de la personne sanctionnée, domaine dans lequel l'usage de la voie pénale ne doit être choisi qu'avec retenue par les instances nationales70 ; - prend en compte la condamnation à des dommages-intérêts. Enfin, on a déjà rapporté (p.13 du présent) la substance d'un arrêt de la Cour (Lesnik c. Slovaquie) du 11 mars 2003 qui ne désapprouve pas le prononcé d'une peine d'emprisonnement dans les circonstances de l'affaire. Cependant, cette décision semble sur ce point assez isolée au sein de la jurisprudence abordée ici, et on souligne d'une part que les juges de Strasbourg retenaient alors le fait d'une diffusion publique des courriers litigieux aggravant le préjudice, et d'autre part que deux de ces juges ont émis une opinion dissidente. 2.4. En l'espèce, au regard de ces principes cardinaux et des énonciations de l'arrêt attaqué déjà analysées ci-dessus, on observe en premier lieu que la cour d'appel n'a pas motivé le choix des peines prononcées spécifiquement en considération de l'ingérence qu'elles constituent par elles-mêmes dans l'exercice par M. [O] de la liberté d'expression. Toutefois, il se déduit des énonciations suivantes de la cour d'appel, précédemment analysées, que les juges ont apprécié le caractère proportionné de l'atteinte portée par le prononcé d'une sanction pénale au principe de la liberté d'expression : l'absence de démarche politique et militante ou de débat d'intérêt général, l'absence de toute prudence dans des allégations de faits graves de corruption afin de discréditer sans aucun fondement et en conscience de leur caractère mensonger, alors que M. [O] avait été averti d'autres moyens appropriés pour faire valoir ses contestations, qu'il avait déjà été condamné au civil pour une conduite abusive similaire, et qu'une mesure alternative aux poursuites pénales avait échoué. Peut être justifié, par cette appréciation des circonstances de la cause « acceptable » et dénuée d'erreur manifeste, le prononcé d'une sanction de nature pénale, afin de garantir la protection de la réputation d'autrui. Cependant, ces motifs apparaissent manifestement insuffisants pour justifier de la proportion de l'atteinte constituée par une peine privative de liberté, au regard des éléments suivants tirés des énonciations des juges : - le contexte des dénonciations, soit la personnalité de leur auteur, dont les juges ont soupçonné la fragilité psychiatrique, et la position institutionnelle dominante des victimes, experts judiciaires, par rapport à l'auteur des faits, simple justiciable ; - le préjudice ou le trouble relatif causé par les faits : en l'absence de publication des correspondances incriminées, de suites disciplinaires ou pénales données aux dénonciations calomnieuses, d'entrave connue aux fonctions officielles des victimes 69

70

CEDH, Bouton c. France, n° 22636/19 v. aussi CEDH, Reichman c. France, n° 50147/11⚖️, 12 juillet 2016, §73

17

ou d'altération de leur santé physique ou mentale, outre l'absence de motivation précise sur le montant important de l'indemnisation d'un préjudice moral.

Par conséquent, la cassation apparaît encourue sur le second moyen.

18

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