Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 11-03-2025, n° 24-10.452

Cass. soc., Conclusions, 11-03-2025, n° 24-10.452

A626564S

Référence

Cass. soc., Conclusions, 11-03-2025, n° 24-10.452. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/116989971-cass-soc-conclusions-11032025-n-2410452
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AVIS DE M. HALEM, AVOCAT GÉNÉRAL RÉFÉRENDAIRE

Arrêt n° 297 du 11 mars 2025 (FS-B) – Chambre sociale Pourvoi n° 24-10.452⚖️ Décision attaquée : 15 novembre 2023 de la cour d'appel de Paris M. [Z] [T] C/ la société Intel Corporation _________________

Salarié de la société Intel corporation (ci-après “l'employeur”) depuis le 25 octobre 2001, M. [T] (ci-après “le salarié”) a été licencié le 21 mai 2019. Le 20 mai 2020, il a saisi la juridiction prud'homale de demandes en paiement de sommes liées à la rupture et à l'exécution du contrat de travail, notamment de dommages-intérêts pour non-respect des dispositions conventionnelles relatives à l'exécution des conventions de forfait en jours. Par jugement du 31 août 2021, le conseil de prud'hommes de Paris a condamné l'employeur au remboursement de frais professionnels et au paiement d'une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse mais rejeté la demande au titre de la convention de forfait en jours.

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Par arrêt du 15 novembre 2023, la cour d'appel de Paris a infirmé le jugement sauf en ce qui concerne le paiement de frais professionnels et rejeté les autres demandes. Le 15 janvier 2024, le salarié a formé un pourvoi en cassation.

ANALYSE SUCCINCTE DES MOYENS Le pourvoi du salarié se fonde sur trois moyen de cassation. * Les premier et troisième d'entre eux, en ce qu'ils tendent à remettre en cause le pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond du caractère réel et sérieux d'une cause de licenciement (premier moyen) et du bien-fondé d'un rappel de congés payés au titre du compte épargne-temps (troisième moyen), ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation et pourront faire l'objet d'un rejet non spécialement motivé dans les conditions évoquées au rapport. * Le deuxième moyen, qui fera seul l'objet d'une analyse développée dans le cadre du présent avis, pose la question de l'opportunité d'appliquer la théorie du préjudice nécessaire au non-respect par l'employeur des stipulations d'un accord de forfait annuel en jours. A cette fin, il soutient que lorsque l'employeur ne respecte pas les dispositions légales et les stipulations de l'accord collectif relatives au forfait en jours qui ont pour objet d'assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié et de son droit au repos, le salarié subit nécessairement un préjudice. Alors qu'elle constatait que l'employeur n'établissait pas avoir respecté l'article 14 de l'accord national du 28 juillet 1998 sur l'organisation de travail dans la métallurgie ainsi que des articles L. 3121-60, L. 3121-64 et L. 3121-65 du code du travail🏛🏛🏛 dont il résulte que l'employeur doit s'assurer que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail, établir les modalités de son droit à la déconnexion et organiser chaque année des entretiens spécifiques portant sur l'exécution de cette convention, la cour d'appel a débouté le salarié sa demande de dommages-intérêts pour inobservation de ces dispositions au motif que le salarié ne rapportait pas la preuve du préjudice qui en résulte (violation de l'article 14 de l'accord national du 28 juillet 1998 sur l'organisation de travail dans la métallurgie, des articles L. 3121-60, L. 3121-64 et L. 3121-65 du code du travail dans leur version applicable au litige, interprétés à la lumière des articles 17, § 1, et 19 de la directive 2003/88 du 4 novembre 2003 et de l'article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne - ci-après “la Charte” -, de l'alinéa 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 - ci-après “le Préambule de 1946” , de l'article 151 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne - ci-après “TFUE” - se référant à la Charte sociale européenne et à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs). Le salarié fait valoir à cet égard que la chambre sociale de la Cour de cassation retient l'existence d'un préjudice nécessaire dès lors que le manquement de

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l'employeur méconnaît le droit de l'Union comme en cas de dépassement de la durée maximale quotidienne de travail, de sorte qu'il doit en être de même en cas de méconnaissance des règles du forfait en jours. Or le non-respect des dispositions de l'accord ayant pour objet d'assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié et de son droit au repos lui ont nécessairement causé un préjudice que la cour d'appel devait réparer. L'employeur réplique qu'un manquement de l'employeur ne permet pas l'octroi de dommages-intérêts lorsque les juges du fond constatent souverainement que le salarié ne démontre l'existence d'aucun préjudice. Si le préjudice nécessaire est admis en cas de violation d'un texte légal y attachant une indemnisation, d'un droit de particulière importance reconnu par un texte européen ou d'un droit fondamental, celle de l'obligation conventionnelle pour l'employeur d'organiser un entretien annuel sur la charge de travail des salariés au forfait-jours n'entre dans aucune de ces catégories, celui-ci n'étant qu'une modalité d'application des durées maximales de travail et du droit au repos effectif. De plus, ni l'article 31 de la Charte ni l'alinéa 11 du Préambule de 1946 ne mentionnent de droit à un tel entretien. En outre, les reconnaissances récentes d'un préjudice nécessaire visent des cas où le droit de l'Union prévoit une obligation de sanctionner et poursuit un objectif identique à celui d'une règle nationale. Il ne peut donc y avoir d'indemnisation automatique lorsque le salarié se borne à invoquer le manquement à l'obligation d'entretien annuel sans atteinte à un droit fondamental tel que le respect des durées maximales de travail ou le droit au repos. Les nombreux développements jurisprudentiels de la théorie du préjudice nécessaire appellent à titre liminaire un bilan de sa pratique (1) qui, au regard de l'obligation de l'employeur de suivre la charge de travail du salarié au forfait annuel en jours et de ses sanctions (2), conduira en l'espèce à retenir son application au manquement de l'employeur aux stipulations de l'accord de forfait en la matière (3).

1. Bilan d'étape de la pratique du préjudice nécessaire Créée il y a plus de trente ans en matière de licenciement (1.1) puis largement développée en droit du travail (1.2), la théorie du préjudice nécessaire a connu un coup d'arrêt en 2016 (1.3) avant de réapparaître dans plusieurs domaines (1.4). Son extension récente invite dès lors à une nouvelle tentative de systématisation (1.5), incluant quelques points d'attention pour sa mise en œuvre future (1.6). 1.1. Elaborée au début des années 1990 afin de garantir l'effectivité de certains droits essentiels du salarié, notamment en matière de procédure de licenciement 1, la théorie du préjudice nécessaire consiste, pour engager la responsabilité 1

Voir notamment Soc, 28 novembre 1991, n° 90-42.450⚖️ (défaut de remise du certificat de travail à l'issue d'un licenciement), Soc, 7 octobre 1998, n° 96-43.276⚖️ (non-respect du délai de 5 jours ouvrables entre la lettre de convocation et l'entretien préalable au licenciement), Soc, 7 mai 1998, n° 94-42.115 et n° 96-40.382⚖️ (non-respect de la priorité de réembauchage en cas de licenciement économique) et Soc, 7 juillet 1999, n° 97-43.140⚖️ (défaut d'indication des critères de licenciement économique).

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contractuelle de l'employeur, à supprimer l'exigence d'une preuve par le salarié d'un dommage, requise à côté de celle d'une faute et d'un lien de causalité avec celui-ci selon le droit commun2. Il en résulte que la reconnaissance du fait fautif ouvre de ce seul fait droit à la réparation. Compte tenu du rapport de force inégalitaire propre à la relation de travail, cette présomption irréfragable de préjudice se justifiait selon la Cour de cassation “(...) par un principe d'effectivité du droit, la sanction automatique de manquements au respect de règles de procédure prévues par le code du travail étant le moyen le plus sûr d'en obtenir le respect pour l'avenir” (rapport annuel 2016, p. 247). Elle avait également la vertu de simplifier le contentieux, le salarié pouvant se borner à invoquer l'existence d'un préjudice sans avoir à produire des éléments particuliers ou invoquer des faits précis sauf pour justifier le montant de l'indemnité sollicitée3. Selon certains auteurs, elle traduit également la fonction punitive de la responsabilité civile appliquée au droit du travail4. 1.2. Cette réparation automatique s'est alors développée à tous les stades de la relation de travail, à savoir en matière : - de recrutement, en cas de non-remise d'un document conventionnel confirmant celui d'un salarié (Soc, 27 mars 2001, n° 98-46.119⚖️) ; - d'exécution du contrat, pour manquement à l'obligation de faire passer au salarié une visite médicale d'embauche (Soc, 5 octobre 2010, n° 09-40.913⚖️) ou les visites périodiques obligatoires (Soc, 12 février 2014, n° 12-26.241⚖️), de non-respect par l'employeur du repos quotidien de 11 heures (Soc, 23 mai 2013, n° 12-13.015⚖️), de la législation relative au repos compensateur pour heures supplémentaires (Soc, 8 octobre 2014, n° 13-16.840⚖️ ; Soc, 28 janvier 2004, n° 01-46.913⚖️) ou lorsque l'employeur empêche un salarié de prendre ses congés payés (Soc, 6 mai 2002, n° 00-43.655⚖️), pour harcèlement moral (Soc, 6 mai 2014, n° 12-25.253⚖️) ou 2

Ainsi, l'article 1231-1 du code civil🏛 prévoit qu'en matière contractuelle, “Le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, s'il ne justifie pas que l'exécution a été empêchée par la force majeure”. Il est donc traditionnellement exigé par la jurisprudence, pour engager la responsabilité de l'auteur d'un manquement contractuel, la preuve d'un préjudice (Civ 3ème, 5 juin 1973, n° 72-10.012⚖️ ; Com, 9 avril 2002, n° 98-22.851⚖️ ; Civ 1ère, 13 novembre 2002, n° 0100.377 et n° 01-02.592⚖️ ; Civ 1ère, 4 février 2003, n° 00-15.572⚖️ ; Com, 19 juin 2007, n° 06-11.907⚖️ ; Civ 1ère, 26 février 2002, n° 99-19.053⚖️ ; Civ 3ème, 3 décembre 2003, n° 02-18.033⚖️). 3

Voir sur ce point P. Florès, Un retour au droit commun, Semaine sociale Lamy, 2 mai 2016, n° 1721.

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J. Mouly, Les présomptions de dommage en droit du travail : abandon ou simple reflux ?, RJS 2016: “Il convient d'abord de rappeler que, telles qu'elles sont pratiquées en droit du travail, les présomptions de dommage restreignent singulièrement la fonction du juge, en le réduisant à un rôle purement sanctionnateur. En cela, elles se distinguent, comme on l'a vu, de celles que l'on rencontre dans d'autres domaines, comme le droit des affaires, où le juge est amené à exercer, de manière complémentaire, une fonction régulatrice en déterminant une "police des comportements" (38) illicites. Au contraire, en droit du travail, le juge se borne, par les présomptions de dommage, à assurer l'automaticité de la sanction de la violation d'une obligation légale prédéfinie, dont il peut tout au plus, par interprétation, préciser le contenu. On peut ainsi le constater, les présomptions de dommage, en droit du travail, ne sont rien d'autre que l'expression de la fonction punitive - et dissuasive - de la responsabilité civile. C'est ce qui explique que certains arrêts ne se contentent pas d'une réparation symbolique”.

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manquement de l'employeur à son obligation de sécurité (Soc, 9 décembre 2015, n° 14-20.377⚖️) ; - de représentation du personnel, en cas d'absence de mise en place d'institutions représentatives du personnel (Soc, 20 janvier 2015, n° 13-23.431⚖️ ; Soc, 17 mai 2011, n° 10-12.852⚖️) ; - de salaire, en l'absence de paiement de la rémunération (Soc, 5 novembre 2014, n° 13-17.831⚖️) ou de mention dans le bulletin de paie de la convention collective applicable (Soc, 19 mai 2004, n° 02-44.671⚖️) ; - de rupture du contrat de travail, toutes les fois où l'employeur ne respecte pas la procédure de licenciement (Soc, 17 décembre 2013, n° 12-23.726⚖️ ; Soc, 18 novembre 2009, n° 08-41.243⚖️ ; Soc, 7 novembre 1991, n° 90-43.151⚖️ ; Soc, 23 octobre 1991, n° 88-43.235⚖️)5. Le préjudice nécessaire était plus rarement retenu, en droit commun civil, par d'autres chambres de la Cour de cassation, notamment en cas de violation du droit au respect de la vie privée (Civ 1ère, 5 novembre 1996, n° 94-14.798⚖️), de propriété (Civ 3ème, 9 septembre 2009, n° 08-11.154⚖️), en matière de responsabilité médicale délictuelle (Civ 1ère, 3 juin 2010, n° 09-13.591⚖️) ou de concurrence déloyale (Com, 9 février 1993, n° 91-12.258⚖️ ; Com, 25 avril 2001, n° 98-19.670⚖️). 1.3. Cette théorie, dont les frontières étaient difficiles à appréhender, conduisait à déposséder le juge du fond de son pouvoir d'appréciation du dommage, qu'il ne pouvait retrouver même en allouant une réparation symbolique 6. Elle incitait également les plaideurs à un pourvoi en cassation systématique dans les domaines d'application déjà identifiés7, bénéficiant parfois d'un effet d'aubaine. C'est pourquoi par un arrêt de principe du 13 avril 2016, la chambre sociale de la Cour de cassation a abandonné cette doctrine, jugeant, au sujet de la délivrance 5

Un préjudice nécessaire avait donc été retenu en cas d'absence de mention du lieu de l'entretien préalable au licenciement dans la lettre de convocation à cet entretien (Soc, 13 mai 2009, n° 07-44.245⚖️), de non-respect du délai de cinq jours ouvrables entre la présentation au salarié de la lettre de convocation à l'entretien préalable au licenciement et la tenue de celui-ci (Soc, 7 octobre 1998, n° 96-43.27621), de non-respect de la procédure de licenciement (Soc, 18 novembre 2009, n° 08-41.243), de la procédure disciplinaire préalable à la rupture du contrat à durée déterminée pour faute grave (Soc, 27 juin 2001, n° 99-42.216⚖️) et en cas d'inobservation de la procédure conventionnelle de mise à la retraite (Soc, 23 novembre 2010, n° 09-43.005⚖️). 6

Soc, 11 mars 1998, n° 96-41.350⚖️ (l'attribution d'un franc symbolique n'est pas suffisant à réparer le préjudice nécessairement lié au non-respect de la procédure de licenciement) ; Soc, 18 novembre 2009, n° 08-43.523⚖️ (une somme symbolique allouée à un syndicat qui intervenait pour la défense des intérêts collectifs de la profession ne dispense pas le juge de l'évaluation du préjudice réellement subi). 7

Voir J. Mouly, op. cit. : “En réalité, il n'est pas impossible que les présomptions de dommage, en droit du travail, aient été victimes de leur propre succès. En effet, depuis plus de vingt ans, elles n'ont cessé de se multiplier au point de gagner progressivement des domaines où elles n'étaient sans doute pas absolument indispensables. Elles se sont ainsi fragilisées d'autant qu'elles ont constitué pour les travailleurs une incitation à saisir la Cour régulatrice dès lors qu'ils n'avaient pas obtenu satisfaction devant les juges du fond. Grâce à la théorie du “dommage nécessaire”, ils étaient sûrs d'obtenir gain de cause. L'arrêt du 13 avril 2016 constitue très certainement une réaction à cette tendance à l'instrumentalisation des présomptions de dommage”.

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tardive des certificats de travail et bulletins de paie, que “L'existence d'un préjudice et l'évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond” (Soc, 13 avril 2016, n° 14-28.293⚖️). Dans son rapport annuel précité, la Cour de cassation soulignait les limites d'un développement non maîtrisé de la règle : “Mais l'effet “boule de neige”, qui affecte parfois une jurisprudence, a eu pour conséquence de multiplier les hypothèses dans lesquelles la chambre sociale retient que tel ou tel manquement de l'employeur a nécessairement causé un préjudice au salarié, transformant ainsi une exception limitée (et pouvant être justifiée dans certains cas) aux règles de la responsabilité civile en une véritable méconnaissance de ces règles par l'effet de sa généralisation” (p. 248).

Outre une meilleure cohérence avec les décisions de ses plus hautes formations8, celle-ci entendait ainsi “rev[enir] à une application plus stricte et plus rigoureuse des principes de la responsabilité civile” (Ibid.). Dans un premier temps, la chambre sociale a appliqué la nouvelle règle de manière rigoureuse, écartant le préjudice nécessaire en cas d'absence de visite médicale d'embauche (Soc, 27 juin 2018, n° 17-15.438⚖️), périodique (Soc, 12 décembre 2018, n 17-22.697) ou de reprise (Soc, 17 mai 2016, n° 14-23.138), d'absence de mention de la convention collective applicable sur le bulletin de paie (Soc, 17 mai 2016, n° 14-21.872⚖️), d'irrégularité affectant la procédure de licenciement (Soc, 13 septembre 2017, n° 16-13.578⚖️ ; Soc, 30 juin 2016, n° 15-16.066⚖️), de méconnaissance de l'ordre des licenciements (Soc, 26 février 2020, n° 17-18.136⚖️), d'absence de système destiné à contrôler la durée du travail et de manquement à l'obligation de sécurité en résultant (Soc, 20 septembre 2017, n° 15-24.999⚖️), de non-paiement des heures supplémentaires (Soc, 29 juin 2017, n° 16-11.280⚖️) ou d'inobservation des procédures de consultation des représentants du personnel et d'information de l'administration en matière de licenciement économique (Soc, 21 septembre 2017, n° 16-14.220⚖️ ; Soc, 14 juin 2017, n° 16-16.003). 1.4. Cependant, plusieurs arrêts ont révélé qu'il s'agissait moins d'un abandon que d'un simple reflux de la jurisprudence du “préjudice nécessaire”. Un commentateur autorisé indiquait en effet, un an après l'arrêt du 13 avril 2016 : “Il pourra y avoir d'autres exceptions (...). C'est la chambre qui au hasard des affaires qui lui seront soumises déterminera au cas par cas dans quelles hypothèses il peut être considéré que le préjudice subi se présume du seul fait du manquement caractérisé de l'employeur constaté par les juges du fond. Il ne pourra, en toute hypothèse, s'agir que d'un manquement (grave) à une obligation essentielle, générateur comme tel et par lui-même d'un préjudice”9. 8

Considérant que l'existence ou l'absence de préjudice relève de l'appréciation souveraine des juges du fond, de même que son évaluation (Ch. mixte, 6 septembre 2002, n° 98-14.397 ; Ch. mixte, 6 septembre 2002, n° 98-22.981⚖️ ; Ass. plén., 26 mars 1999, n° 95-20.640⚖️). 9

J.-Y. Frouin, Quel bilan tirer de la jurisprudence 2017 de la chambre sociale, quelles perspectives pour 2018 ?, FRS 4/18, 26 janvier 2018, p. 29, § 44.

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Une première brèche à la solution de cet arrêt a ainsi été faite concernant la perte injustifiée de son emploi par le salarié en application de l'ancien article L. 1235-5 du code du travail🏛, dont il a été jugé qu'elle lui cause un préjudice dont il appartient au juge d'apprécier l'étendue (Soc, 13 septembre 2017, n° 16-13.578, précité). Elle a été confirmée au sujet de l'employeur qui met en œuvre une procédure de licenciement sans avoir accompli les diligences nécessaires à la mise en place d'institutions représentatives et sans que soit établi un procès-verbal de carence (Soc, 17 octobre 2018, n° 17-14.392⚖️ ; Soc, 15 mai 2019, n° 17-22.224⚖️). Dans le cadre de cette première vague, il a été encore recouru au préjudice nécessaire en matière d'atteinte à certains droits de la personnalité tels que la vie privée (Soc, 7 novembre 2018, n° 17-16.799⚖️ ; dans le même sens : Soc, 12 novembre 2020, n° 19-20.583⚖️), le droit à l'image (Soc, 19 janvier 2022, n° 2012.420, 20-12.421) ou encore en cas de violation des dispositions d'un accord de branche causant un préjudice à l'intérêt collectif de la profession (Soc, 20 janvier 2021, n° 19-16.283⚖️). La variété de ces hypothèses a cependant conduit une partie de la doctrine à s'interroger sur les critères de maintien du préjudice nécessaire ainsi que sur le risque de réduction des dommages-intérêts versés aux salariés10. La difficulté de les systématiser a été accentuée par la multiplication de nouveaux cas de recours à cette théorie sous l'influence du droit de l'Union européenne, en matière de violation des règles relatives au temps de travail des salariés, comme portant atteinte à leur droit à la santé. 1.5. Dans ce contexte, plusieurs auteurs11 ont proposé une grille d'analyse de la jurisprudence du préjudice nécessaire afin de préciser les conditions de la responsabilité de l'employeur en cas de violation des dispositions du code du travail. Si toute classification est par nature imparfaite et vouée à être réactualisée périodiquement, il est néanmoins possible de distinguer en l'état, à la lumière des derniers arrêts rendus par la Cour de cassation, trois principales causes de préjudice nécessaire.

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Voir notamment J. Icard, Le reflux désordonné du préjudice nécessaire. Brefs propos sur la sanctuarisation circonscrite d'une présomption de préjudice, Revue des contrats, décembre 2019, n°04, p. 98: “En définitive, le domaine du reflux amorcé par la chambre sociale en matière de préjudice nécessaire est pour le moins incertain : la cohérence des critères de maintien du préjudice nécessaire interroge ; leur mise en œuvre surprend. Or, le choix exprès de l'orthodoxie n'est pas, sur ce plan, affaire de pure technique : le quasi-abandon du préjudice nécessaire aura pour conséquence que, dans de nombreuses hypothèses, la méconnaissance des règles travaillistes ne fera l'objet d'aucune sanction. Les débats judiciaires inhérents à l'évaluation du préjudice ne manqueront pas de retentir sur la question de son existence, de sorte qu'il est probable que ce revirement conduise à une forte réduction des dommagesintérêts versés aux salariés”. 11

On examinera avec profit les analyses suivantes formulées par : le doyen J.-G. Huglo, La Cour de cassation et la réparation en droit du travail, Droit social 2023, 286 ; P. Bailly , Un retour discret du préjudice “nécessaire” ?, Semaine Sociale Lamy, n° 1991, 14 mars 2022 ; M. Morand, Étude relative à la notion de préjudice nécessaire, Semaine Sociale Lamy, n° 2105, 16 septembre 2024 ; M. Véricel, Nouvelles décisions sur le préjudice nécessaire : une jurisprudence toujours en décalage avec la réalité sociale, Semaine Sociale Lamy, n° 2111, 28 octobre 2024.

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1.5.1. En premier lieu, le non-respect d'une obligation fixée par le code du travail ouvrant droit à réparation12. Entre dans cette première catégorie la perte injustifiée de son emploi par le salarié, l'article L. 1235-5 du code du travail dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017🏛, octroyant au salarié victime de licenciement abusif “une indemnité correspondant au préjudice subi” (Soc, 13 septembre 2017, n° 16-13.578). Pour la même raison, devrait pouvoir y être assimilé le licenciement abusif d'un salarié de moins de deux ans d'ancienneté d'une entreprise de moins de onze salariés, l'article L. 1235-14 du même code🏛 ouvrant alors droit à “une indemnité correspondant au préjudice subi”13. Tel devrait également être le cas du licenciement injustifié au sens de l'article L. 1235-3 du code du travail🏛, qui accorde au salarié un montant minimum d'indemnisation en vertu du barème issu de l'ordonnance du 22 septembre 2017 précitée14. Il est en outre permis d'y ajouter les situations prévues par le même code de non-respect de la priorité de réembauche en matière de licenciement économique (article L. 1235-13)15 et de licenciement économique effectué dans une entreprise n'ayant pas respecté l'obligation de mise en place de représentants du personnel (article L. 1235-15), le salarié ayant droit dans les deux cas à une indemnité qui ne peut être inférieure à un mois de salaire16. 1.5.2. En second lieu, le manquement à une norme européenne ou internationale d'effet direct. 1.5.2.1. D'une part, le droit de l'Union européenne s'est avérée être, dans la jurisprudence récente, la terre d'élection du préjudice nécessaire. Il est en effet apparu à la chambre sociale de la Cour de cassation que “Pour caractériser l'existence du préjudice nécessaire, “une disposition d'une directive de l'Union européenne d'effet direct” devrait être concernée”17, dans l'objectif d'assurer, grâce 12

Outre l'étude de P. Bailly, op. cit, voir en ce sens P. Florès, op cit.) : “La formule employée par la chambre sociale est large et marque l'abandon de la notion de préjudice nécessaire lorsque celle-ci ne résulte pas d'un texte ou d'une règle qui en consacrerait clairement le principe”. 13

En ce sens, voir P. Bailly, op. cit.

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Voir en ce sens le doyen J.-G. Huglo, op. cit.

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Voir cependant la position divergente de P. Bailly (op. cit.), estimant qu'“Aucune disposition ne leur reconnaît en effet un droit à indemnisation au titre d'un préjudice présumé” mais que “La réponse pourrait être différente pour un manquement à l'obligation de réembauche d'un salarié ayant démissionné pour élever un enfant”, “L'article L. 122571 envisage[ant] en effet, en ce cas, l'attribution de dommages-intérêts (C. trav., art. L. 1225-67) (...)”, et de M. Véricel (op. cit.), l'incluant dans cette catégorie. 16

Un auteur ajoute à cette liste le maintien de la jurisprudence antérieure à l'arrêt du 13 avril 2016 selon laquelle le non-respect du Smic crée nécessairement un préjudice (Soc, 29 juin 2011, n° 10-12.884⚖️), compte tenu de la finalité de ce salaire minimum (voir M. Morand, op. cit.). 17

Propos du doyen J.-G. Huglo aux rencontres d'automne de l'AFDT le 30 septembre 2023, cités dans la Semaine Sociale Lamy, n° 2034, 20 février 2023.

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au jeu de la responsabilité civile, l'effectivité de la norme européenne lorsqu'elle prévoit une obligation de sanctionner18. Plusieurs directives, au moyen de différentes modalités de mise en conformité du droit national, ont été mobilisées à cette fin. Sur le fondement de la directive 2002/14 du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne, dont l'article 8, § 1, impose aux Etats membres de prendre des mesures appropriées en cas de non-respect de celle-ci par l'employeur, lorsque celui-ci manque à son obligation de mise en place d'institutions représentatives du personnel sans établissement d'un procès-verbal de carence (Soc, 28 juin 2023, n° 22-11.699⚖️ ; Soc, 8 janvier 2020, n° 18-20.591⚖️ ; Soc, 15 mai 2019, n° 17-22.224 ; Soc, 17 octobre 2018, n° 17-14.392). Sur le fondement de la directive 2003/88 du 4 novembre 2003 sur l'aménagement du temps de travail, il a été considéré que causait nécessairement préjudice au salarié le dépassement de la durée hebdomadaire maximale de travail (Soc, 26 janvier 2022, n° 20-21.636⚖️), en raison de l'article 6, sous b) de cette directive expressément cité, lui-même reconnu comme étant d'effet direct par la jurisprudence de la CJUE (CJUE, 14 octobre 2010, Fuß c. Stadt Halle, C-243/09, § 53 54). En tant que les dispositions internes participent de l'objectif de garantir la sécurité et la santé des travailleurs par la prise d'un repos suffisant et le respect effectif des limitations de durées maximales de travail concrétisé par la même directive, un préjudice nécessaire a été identifié en cas de non-respect de la durée quotidienne maximale de travail (Soc, 11 mai 2023, n° 21-22.281 et 21-22.912⚖️), de la durée hebdomadaire maximale de travail du travailleur de nuit calculée sur une période quelconque de douze semaines consécutives (Soc, 27 septembre 2023, n° 2124.782) et du repos journalier conventionnel de douze heures entre deux services (Soc, 7 février 2024, n° 21-22.809 et 21-22.994⚖️). Par le biais d'une interprétation à la lumière de l'article 4 de la directive n° 2003/88, un préjudice nécessaire a également été admis en cas de manquement au temps de pause d'une durée minimale de vingt minutes dès que le temps de travail quotidien atteint six heures (Soc, 4 septembre 2024, n° 23-15.944⚖️). Sur le fondement de l'interprétation du droit interne à la lumière des articles 5 et 6 de la directive 89/391 du 12 juin 1989, il a également été jugé que le seul constat du manquement de l'employeur qui a fait travailler un salarié pendant son arrêt de 18

Voir J.-G. Huglo, La Cour de cassation et la réparation en droit du travail, Droit social 2023, p. 286: “Il semble possible de discerner un ratio decidendi sous-jacent à cette jurisprudence. Hormis le cas où, comme il a été dit, le législateur français a prévu une sanction spécifique (...), en l'absence de toute sanction spécifique, c'est le régime de la responsabilité civile qui assure cette effectivité de la norme. Or, s'il est loisible au législateur français de ne prévoir de sanctions que par le recours à la responsabilité civile, avec l'exigence dès lors d'un préjudice – de la même manière que la violation de nombreuses règles de procédure civile nécessite l'existence d'un grief –, en revanche, lorsqu'est en jeu une obligation européenne ou internationale de sanctionner, l'abandon de l'évaluation du préjudice au pouvoir souverain des juges du fond risque de conduire à l'absence de toute sanction de la violation de la norme européenne ou internationale considérée et à la priver ainsi de toute effectivité. En quelque sorte, c'est l'obligation où se trouve la Cour de cassation de faire respecter nos obligations européennes et internationales qui détermine la reconnaissance d'un préjudice nécessaire lorsqu'une telle obligation de sanctionner existe dans le droit européen ou international”.

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travail pour maladie ouvre droit à réparation (Soc, 4 septembre 2024, n° 23-15.944, précité), l'employeur étant tenu d'une obligation de sécurité envers les salariés lui imposant de prendre les mesures nécessaires à l'égard des travailleurs malades et des travailleuses enceintes. Compte tenu toutefois du libellé des dispositions de l'article 14 de la même directive renvoyant aux législations et pratiques nationales, qui “ne confèrent au salarié de droits subjectifs, clairs, précis et inconditionnels en matière de suivi médical”, le manquement de l'employeur à son obligation de faire bénéficier la salariée d'un suivi médical et d'une visite de reprise à la suite de son congé de maternité nécessite la démonstration par celle-ci, pour percevoir des dommages-intérêts, d'un préjudice (Soc, 4 septembre 2024, n° 22-16.129⚖️). L'absence d'effet direct du même article a conduit à écarter le préjudice nécessaire en cas de défaut d'organisation d'une visite de reprise dès la décision de classement en invalidité de deuxième catégorie (Soc, 4 septembre 2024, n° 22-23.648⚖️). Sur le fondement, enfin, de l'interprétation du droit interne à la lumière de l'article 8 de la directive 92/85 du 19 octobre 1992, il a été considéré que le seul constat que l'employeur a manqué à son obligation de suspendre toute prestation de travail durant le congé de maternité ouvre droit à réparation (Soc, 4 septembre 2024, n° 2216.129, précité)19. 1.5.2.2. D'autre part, l'effet direct de certaines normes de droit international paraît avoir sous-tendu la décision de la chambre sociale de la Cour de cassation de reconnaître l'existence d'un préjudice nécessaire, par exemple en matière de perte injustifiée de son emploi par le salarié (Soc, 13 septembre 2017, n° 16-13.578, précité)20 ou à l'inverse de l'écarter, comme en cas en cas d'absence d'entretien préalable au licenciement (même arrêt)21.

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S'agissant de la directive n° 2019/1152 du 20 juin 2019 relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l'Union européenne, qui permet l'information du travailleur sur la convention collective applicable sous la forme de plusieurs documents fournis dans les sept premiers jours de la relation de travail, le refus d'un préjudice nécessaire en cas de défaut d'indication de sur la convention collective applicable sur les bulletins de paie (Soc, 17 mai 2016, n° 14-21.872, précité) ne devrait, selon le doyen J.-G. Huglo (op. cit), pas être remis en cause dès lors que l'information est mentionnée sur le contrat de travail. 20

Selon le doyen J.-G. Huglo (op. cit.), la solution trouve sa justification dans l'obligation de sanctionner clairement instituée par l'article 10 de la convention n° 158 de l'OIT, selon lequel “si les organismes mentionnés à l'article 8 de la présente convention arrivent à la conclusion que le licenciement est injustifié, et si, compte tenu de la législation et de la pratique nationales, ils n'ont pas le pouvoir ou n'estiment pas possible dans les circonstances d'annuler le licenciement et/ou d'ordonner ou de proposer la réintégration du travailleur, ils devront être habilités à ordonner le versement d'une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée”. 21

Selon le doyen J.-G. Huglo (op. cit.), cette solution résulte “résulte de l'absence d'effet direct de l'article 7 de la Convention n° 158 de l'OIT aux termes duquel “un travailleur ne devra pas être licencié pour des motifs liés à sa conduite ou à son travail avant qu'on ne lui ai offert la possibilité de se défendre contre les allégations formulées, à moins que l'on ne puisse pas raisonnablement attendre de l'employeur qu'il lui offre cette possibilité””.

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1.5.3. En troisième et dernier lieu, bien que cette catégorie soit contestée 22, l'atteinte à certains droits et libertés fondamentaux. Il a notamment été jugé que la seule constatation du non-respect de la vie privée (Soc, 12 novembre 2020, n° 19-20.583 ; Soc, 7 novembre 2018, n° 17-16.799) ou du droit à l'image (Soc, 19 janvier 2022, n° 20-12.420 et 20-12.421⚖️) du salarié lui ouvre droit à réparation. Tel est encore le cas en présence d'une violation des dispositions d'un accord de branche causant un préjudice à l'intérêt collectif de la profession qui fonde l'intérêt à agir d'un syndicat (Soc, 20 janvier 2021, n° 19-16.283). Un auteur y rattache les arrêts relatifs au manquement de l'employeur à son obligation d'installation d'institutions représentatives du personnel précités23 . 1.5.4. La même jurisprudence laisse entrevoir quatre facteurs de pondération dans la reconnaissance ou l'exclusion d'un préjudice automatique. 1.5.4.1. D'abord, le caractère objectif du dommage, c'est-à-dire la faculté de le constater indépendamment de la situation individuelle du salarié. Tel paraît être le cas des arrêts précités rendus au sujet du dépassement des durées maximales quotidiennes et hebdomadaires de travail, la CJUE ayant récemment précisé au sujet des “exigences découlant, en matière de durée du travail, de l'article 6, sous b), et de l'article 8 de la directive 2003/88”, que “(...) [leur] méconnaissance cause, de ce seul fait, un préjudice au travailleur concerné, dès lors qu'il est ainsi porté atteinte à sa santé par la privation de temps de repos dont il aurait dû bénéficier ou par l'imposition d'heures de travail de nuit excessives”(CJUE, 20 juin 2024, Artemis security SAS, C-367/23, § 42). 1.5.4.2. Ensuite, dans les situations où une appréciation subjective du dommage est permise, la gravité du manquement et son incidence sur la situation individuelle du salarié. Ainsi, si le défaut de mise en place d'institutions représentatives du personnel par l'employeur a justifié l'admission d'un préjudice nécessaire, tel n'est pas le cas, en présence de celles-ci, lorsque des élections partielles doivent être organisées du fait de la réduction du nombre des membres élus de l'une d'elles, les salariés n'étant pas en ce cas privés d'une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts (Soc, 4 novembre 2020, n° 19-12.775⚖️). Dans un arrêt récent, la chambre sociale a par ailleurs jugé que l'absence de remise par l'employeur des fiches d'exposition à l'amiante et aux autres produits chimiques cancérigènes ne dispensait pas le salarié de justifier du préjudice qui en était résulté pour eux (Soc, 4 septembre 2024, n° 22-20.917, 22-20.919, 22-20.920 et 22-20.921⚖️), ces éléments n'étant pas 22

Voir le compte-rendu des rencontres de l'automne 2022 de l'Association française de droit du travail à la Semaine sociale Lamy, Vers une nouvelle jurisprudence sur le préjudice nécessaire ? (n° 2016, 10 octobre 2022), faisant état de réserves du doyen J.-G. Huglo sur ce point, motivées par le fait que le préjudice du syndicat est spécifique et que les arrêts cités sur l'atteinte à la vie privée se bornent à reprendre la solution des autres chambres en la matière. 23

M. Morand, op. cit. ; voir les arrêts cités supra au § 1.5.2.1. : Soc, 28 juin 2023, n° 22-11.699 ; Soc, 8 janvier 2020, n° 18-20.591 ; Soc, 15 mai 2019, n° 17-22.224 ; Soc, 17 octobre 2018, n° 17-14.392.

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de nature, comme le soulignait l'avocat général dans son avis, à établir de manquements de l'employeur aux mesures de prévention et de protection qui lui incombent de nature à générer une pathologie grave pour la santé, à l'origine du préjudice d'anxiété revendiqué. 1.5.4.3. En outre, le caractère certain et actuel du dommage. Pour conclure à l'absence de violation de l'article 9, § 1, sous a), de la directive 2003/88, par le choix d'un régime de responsabilité classique, en cas de manquement à l'obligation de visite médicale préalable d'un travailleur de nuit et de suivi médical régulier ensuite, la CJUE a jugé en effet que ce manquement n'engendre pas inévitablement une atteinte à la santé du travailleur concerné ni, dès lors, un dommage réparable dans le chef de celui-ci, la survenance éventuelle d'un tel dommage étant fonction de la situation de santé propre à chaque travailleur et de l'évolution concrète que connaît celle-ci (CJUE, 20 juin 2024, Artemis security SAS, C-367/23, précité, § 42). 1.5.4.4. Enfin, l'existence de sanctions alternatives, entendues au sens large, aux dommages-intérêts. Dans son arrêt de du 20 juin 2024 précité, pour exclure la reconnaissance d'un préjudice automatique en matière de suivi médical renforcé des travailleurs de nuit, la CJUE relève notamment que “(...) le droit national applicable comporte des règles spécifiques permettant d'infliger des amendes en cas de violation, par l'employeur, des dispositions nationales ayant assuré la transposition de l'article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2003/88” et que “De telles règles, qui ont essentiellement une finalité punitive, ne sont, pour leur part, pas subordonnées à l'existence d'un dommage” (§ 36). Par ailleurs, dans son avis, suivi par la Cour de cassation dans son arrêt ayant refusé d'admettre l'existence d'un préjudice nécessaire pour défaut d'organisation d'une visite de reprise dès la décision de classement en invalidité de deuxième catégorie (Soc, 4 septembre 2024, n° 22-23.648, précité), l'avocat général notait l'existence de mécanismes incitatifs autres que l'allocation de dommagesintérêts, tels que la faculté pour le salarié de provoquer une visite de reprise devant le médecin du travail et celle de prendre acte de la rupture du contrat de travail. 1.6. Dans le cadre de cette classification provisoire, la jurisprudence du préjudice nécessaire paraît pouvoir utilement prendre en compte, pour ses futurs développements, deux éléments complémentaires24. En premier lieu, la valeur de l'obligation en cause, au-delà de la norme juridique qui la fonde25. 24

Voir sur ce sujet les remarques déjà faites dans l'avis sur Soc, 7 juin 2023, n° 21-23.557, §⚖️ 2.3, qui demeurent en partie d'actualité. 25

Voir sur ce sujet J. Mouly, op. cit. : “Il s'agit alors d'envisager les présomptions de dommage non pas du point de vue du préjudice subi par la victime, mais du point de vue de l'obligation dont la violation est censée avoir nécessairement causé ce préjudice. A cet égard, il faut bien reconnaître que toutes les obligations, même parmi celles ayant déjà donné lieu à l'application de la théorie du “dommage nécessaire”, ne sauraient se voir attribuer la même valeur. En réalité, ne peuvent certainement justifier une présomption de dommage que les obligations auxquelles le

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Des obligations importantes pour la protection des salariés peuvent en effet relever de normes législatives et mériter que le salarié bénéficie de la facilité probatoire du préjudice nécessaire, ainsi que le révèlent les arrêts rendus au sujet du respect des procédures de licenciement26 ou pourraient le justifier les règles applicables en matière de rémunération, de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs ou de discrimination. La violation de certains droits fondamentaux du salarié de niveau constitutionnel, d'ailleurs parfois appliqués en combinaison avec des normes européennes 27, pourrait également justifier en tant que telle l'admission d'un préjudice automatique28. Une telle approche a en outre l'intérêt de recouper celle retenue par d'autres chambres de la Cour de cassation, qui semblent privilégier le critère de l'atteinte à un droit fondamental de la victime29. En second lieu, compte tenu des objectifs du revirement de jurisprudence de 2016, la nécessité de limiter le risque d'un nouvel “effet boule de neige” dans la mise en œuvre des normes supranationales. Si l'adoption récente, concernant la directive 89/391/CE du 12 juin 1989, du critère des “droits subjectifs, clairs, précis et inconditionnels”30 contribue à sécuriser les

juge attache une importance toute particulière, s'agissant des valeurs primordiales que ces obligations sont destinées à défendre”. 26

Voir supra, § 1.5.1.

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Voir par exemple : Soc, 28 juin 2023, n° 22-11.699, dans le cas de l'instauration d'institutions représentatives du personnel. 28

Voir J. Mouly, op. cit., “A chaque fois, l'on constate que la théorie du " dommage nécessaire " est appliquée à la violation de droits fondamentaux. Comment admettre, en effet, que l'atteinte illicite à un droit fondamental puisse ne pas engager la responsabilité de son auteur et ne pas causer un dommage à la victime, ce dommage fût-il purement moral ? Si l'on s'en tient aux relations de travail subordonnées, force est de constater qu'un certain nombre d'applications de la théorie du “dommage nécessaire” correspondent effectivement à cette hypothèse de violation d'un droit fondamental”. 29

Voir J. Mouly, op. cit., “Ainsi, la Chambre criminelle et la Première chambre civile, dans leurs arrêts précités de 2009 et 2012, n'ont reconnu l'existence d'une présomption de dommage au profit des victimes que parce qu'étaient en cause leurs droits à l'intégrité physique ou au respect de la dignité humaine. On pourrait faire la même observation, s'agissant cette fois d'un autre droit primordial, le droit de propriété, à l'égard de l'arrêt de la troisième Chambre civile du 9 septembre 2009, relatif à la voie de fait. A chaque fois, l'on constate que la théorie du “dommage nécessaire” est appliquée à la violation de droits fondamentaux. Comment admettre, en effet, que l'atteinte illicite à un droit fondamental puisse ne pas engager la responsabilité de son auteur et ne pas causer un dommage à la victime, ce dommage fût-il purement moral ? Si l'on s'en tient aux relations de travail subordonnées, force est de constater qu'un certain nombre d'applications de la théorie du “dommage nécessaire” correspondent effectivement à cette hypothèse de violation d'un droit fondamental”.

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conditions d'admission d'un préjudice nécessaire sur le fondement d'une directive correctement transposée, le développement d'une “interprétation conforme autonome” à la lumière du droit de l'Union européenne, parfois de la finalité d'une directive sans en reprendre une disposition précise ni une jurisprudence de la CJUE31, peut se heurter au champ très large de certaines notions et contraindre la Cour de cassation, par souci de cohérence jurisprudentielle, à devoir admettre des préjudices nécessaires qui ne s'imposeraient pas, au détriment de l'approche “au cas par cas” adoptée au lendemain de l'arrêt du 13 avril 201632. De plus, le principe d'effectivité33, qui garantit avec le principe d'équivalence34 la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l'Union, implique seulement que les voies de droit nationales permettent d'obtenir une satisfaction adéquate, par exemple par un recours en réparation. Or la CJUE a récemment rappelé, au sujet du suivi médical des travailleurs de nuit, comme par ailleurs dans d'autres matières35, que la faculté pour le salarié d'obtenir 30

Ce pour exclure la reconnaissance d'un préjudice nécessaire en matière de visite de reprise à la suite de son congé de maternité (Soc, 4 septembre 2024, n° 22-16.129) ou dès la décision de classement en invalidité de deuxième catégorie (Soc, 4 septembre 2024, n° 22-23.648). 31

Voir sur ce sujet l'étude lumineuse de A. Fabre et du doyen J.-G. Huglo, Regards croisés sur l'interprétation conforme du droit social national, Droit social 2021, p. 964. 32

Voir en ce sens la note critique de T. Montpellier sur Soc, 4 septembre 2024, n° 23-15.944 : “Par conséquent, ici, la volonté de donner pleine efficacité à une disposition d'effet direct d'une directive qui n'aurait pas de sanction paraît très artificielle et opportuniste. Le recours au droit européen, s'il est compréhensible, n'est pas totalement convainquant. En réalité, ce qui est en cause, c'est l'existence d'une obligation essentielle qui pèse sur l'employeur, consacrée par une directive-cadre mais aussi par le droit interne, bien plus que la nécessité d'assurer à une disposition issue de normes européennes une pleine efficacité. Or, précisément, le président Frouin expliquait dans la droite ligne du rapport annuel de 2016, que désormais le préjudice nécessaire serait appliqué “au cas par cas” en présence d'un “manquement (grave) à une obligation essentielle, générateur comme tel et par lui-même d'un préjudice” (J.-Y. Frouin, Quel bilan tirer de la jurisprudence de 2017 de la chambre sociale ? Perspectives pour 2018 : FRS 4/18, 26 janv. 2018, p. 29). Il nous semble que ce principe, bien plus en rapport avec la jurisprudence des autres chambres de la Cour de cassation, est bien plus convainquant et fécond que le fait de s'abriter de manière restrictive derrière le paravent du droit européen ou international”. 33

Les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits des justiciables ne doivent pas rendre impossible en pratique ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par le droit de l'Union. 34

Les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits des justiciables ne doivent pas, dans les situations relevant du droit de l'Union, être moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit interne. 35

Tel est le cas en effet en ce qui concerne les violations du Règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD), la CJUE ayant récemment rappelé que “Compte tenu de la fonction compensatoire du droit à réparation prévu à l'article 82 du RGPD, telle qu'énoncée au considérant 146, sixième phrase, de ce règlement, une réparation pécuniaire fondée sur cet article doit être considérée comme étant « complète et effective » si elle permet de compenser intégralement le préjudice concrètement subi du fait de la violation dudit règlement, sans qu'il soit nécessaire, aux fins d'une telle compensation intégrale, d'imposer le versement de dommages-intérêts punitifs [voir, en ce sens, arrêts du 4 mai 2023, Österreichische Post (Préjudice moral lié au traitement de données personnelles),

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une réparation intégrale du préjudice effectivement subi renforce le caractère opérationnel des règles de protection, de sorte qu'il n'était pas nécessaire d'imposer à l'employeur le versement de dommages et intérêts punitifs (CJUE, 20 juin 2024, Artemis security SAS, C-367/23, précité, § 32 à 35). Ainsi, le caractère finaliste de la jurisprudence de cette Cour, qui s'attache plus à l'effectivité concrète de la protection juridictionnelle du droit de l'Union qu'à ses modalités juridiques, invite à relativiser la fonction de peine privée, au demeurant secondaire, de la responsabilité civile en droit du travail36, ce d'autant que la liquidation du préjudice qui en résulte reste soumise au principe civiliste de réparation intégrale37.

2. L'obligation de l'employeur de suivre la charge de travail du salarié au forfait annuel en jours et ses sanctions Bien que l'accord de forfait en jours réglemente les modalités du suivi par l'employeur de la charge de travail, le dispositif présente un risque de charge de travail déraisonnable pour le salarié (2.1), qui dispose en cas de manquement de l'employeur à ses stipulations de moyens d'action limités (2.2). 2.1. Créé par la loi n° 2000-37 dite “Aubry II” du 19 janvier 2000 afin de répondre au besoin d'autonomie des cadres dont le temps de travail ne peut être prédéterminé, le forfait en jours consiste en un accord par lequel l'employeur et le salarié conviennent d'une rémunération globale sur la base d'un nombre de jours travaillés annuellement. Il emporte cette particularité que les salariés au forfait ne sont pas soumis à la durée quotidienne maximale de travail, aux durées hebdomadaires maximales de travail et à la durée légale hebdomadaire (article L. 3121-62 du code du travail🏛). 2.1.1. Ces forfaits annuels en jours ont donc été dès l'origine contestés dans leur légalité en ce qu'ils peuvent exposer le salarié à des durées de travail excessives en le privant du paiement de la majoration des heures supplémentaires, compte tenu par ailleurs des faibles garanties attachées à leur instauration par accord collectif, dont la place centrale a été accrue par la loi n° 2008-789 du 20 août 2008🏛.

C-300/21, EU:C:2023:370, points 57 et 58, ainsi que du 11 avril 2024, juris, C-741/21, EU:C:2024:288, point 61]” (CJUE, 20 juin 2024, AT, BT, C-590/22, point 42 ; CJUE, 20 juin 2024, Scalable Capital, C-182/22 et C-189/22, point 23 ; dans le même sens : CJUE, 11 avril 2024, GP c. Juris, C-741-21, points 58 à 61 ; CJUE, 21 décembre 2023, Krankenversicherung Nordrhein, C-667/21, point 84 ; CJUE, 4 mai 2023, Österreichische Post, C-300/21, points 57 et 58). 36

Il peut être relevé sur ce point que le projet d'“amende civile” (2 millions d'euros ou décuple du profit pour les personnes physiques, et 10 % du chiffre d'affaires mondial pour les personnes morales), faisant office de dommagesintérêts punitifs, envisagé par le projet de réforme du code civil🏛
du 13 mars 2017 (article 1266-1), n'a finalement pas été retenu (voir F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénédé, Les obligations, Précis Dalloz, 13ème éd., n° 914, 1)). 37

Lequel exclut toute réparation forfaitaire : Soc, 28 septembre 2022, n° 21-10.848.

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Outre les réserves du Conseil constitutionnel sur la nécessité que le dispositif ne prive pas de garanties légales les exigences constitutionnelles relatives au droit à la santé et au repos résultant du Préambule de 194638(Conseil constitutionnel, décision n° 2005-523 DC du 29 juillet 2005⚖️, § 6) et la mise en œuvre d'un contrôle de légalité strict des accords et de leur application à l'aune de plusieurs droits et principes fondamentaux39, la Cour de justice de l'Union européenne (ci-après “CJUE”) a notamment insisté sur la nécessité pour les Etats membres de garantir le respect des périodes minimales de repos et d'empêcher tout dépassement de la durée maximale hebdomadaire de travail de 48 heures prévue par l'article 6, b), de la directive 2003/88 du 4 novembre 2003, s'agissant d'une “règle de droit social de l'Union européenne revêtant une importance particulière dont doit bénéficier chaque travailleur en tant que prescription minimale destinée à assurer la protection de sa santé et de sa sécurité” (CJUE, 25 novembre 2010, Fuß, C-429/09, § 33 ; CJUE, 21 décembre 2015, Com. c/ Grèce, C-180/14 , § 34 ; CJUE, 14 mai 2019, CCOO, C55/18, § 39 et 40). Au niveau du Conseil de l'Europe, le Comité européen des droits sociaux (ci-après “CEDS”)40a considéré à plusieurs reprises que les forfaits en jours autorisaient une durée du travail “manifestement trop longue pour être qualifiée de raisonnable” au sens de l'article 2, § 1, de la Charte sociale européenne révisée, en “l'absence de garanties suffisantes” (CEDS, décision du 16 novembre 2001 sur la réclamation n° 9/2000, § 30 et 31 ; décision du 12 octobre 2004 sur la réclamation n° 16/2003, § 41; décision du 8 décembre 2004 sur la réclamation n° 22/2003, § 57 ; décision du 23 juin 2010 sur la réclamation n° 55/2009, § 57), ce dont le Comité des ministres de l'organisation a pris acte (résolutions ResChS(2005)8 du 4 mai 2005 et CM/ResChS(2011)4 du 6 avril 2011). 2.1.2. Ce contexte a conduit la chambre sociale de la Cour de cassation, au visa de l'alinéa 11 du Préambule de 1946, de l'article 151 du TFUE se référant à la Charte sociale européenne révisée et à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, des articles 17, paragraphe 1, et 19 de la directive 2003-88 du 4 novembre 2003 ainsi que de l'article 31 de la Charte, à renforcer les conditions de validité du forfait annuel en jours. Ainsi, “toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires” (Soc, 29 juin 2011, n° 09-71.107⚖️ ; Soc, 31 janvier 2012, n° 10-19.807⚖️).

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Le 11ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 prévoit que la Nation “garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs (...)”. 39

Pour une étude plus détaillée du régime applicable en droit de l'Union, voir infra, § 3.1.

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Le CEDS veille au respect de la Charte sociale européenne par les Etats parties au titre de leur obligation d'application de bonne foi de toutes les dispositions conventionnelles adoptées au sein du Conseil de l'Europe.

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Cette solution et ses développements ultérieurs en ce qui concerne l'obligation de contrôle par l'employeur de la charge de travail du salarié 41, avaient conduit à rassurer temporairement le CEDS en ce qui concerne le respect de la durée du travail raisonnable des salariés relevant du forfait jours42. 2.1.3. Ces préconisations jurisprudentielles ont été intégrées au code du travail par la loi n° 2016-1088 du 8 ao t 2016, dans deux dispositions. D'une part, à l'article L. 3121-60 du code du travail, qui énonce que “L'employeur s'assure régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail”. D'autre part, au premier alinéa de l'article L. 3121-64, II, du même code, qui prévoit, dans le champ de la négociation collective, que : “II.-L'accord autorisant la conclusion de conventions individuelles de forfait en jours détermine : 1° Les modalités selon lesquelles l'employeur assure l'évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié ; 2° Les modalités selon lesquelles l'employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail du salarié, sur l'articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, sur sa rémunération ainsi que sur l'organisation du travail dans l'entreprise ; 3° Les modalités selon lesquelles le salarié peut exercer son droit à la déconnexion prévu au 7° de l'article L. 2242-8”.

Les dispositions supplétives du même code🏛
(article L. 3121-65, I) prévoient en outre qu' à défaut de stipulations conventionnelles, la convention individuelle de forfait peut être néanmoins valable notamment si “L'employeur organise une fois par an un entretien avec le salarié pour évoquer sa charge de travail, qui doit être raisonnable, l'organisation de son travail, l'articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle ainsi que sa rémunération” (3°). Il n'en reste pas moins que la même loi a maintenu, dans la partie ordre public du code du travail, l'exclusion du salarié du bénéfice de plusieurs dispositions protectrices en matière de durée de travail. Ainsi, selon l'article L. 3121-62 de ce code :

41

En effet, l'accord doit garantir que l'amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail du salarié (Soc, 26 septembre 2012, n° 11-14.540⚖️ ; Soc, 24 avril 2013, n° 1128.398 ; Soc, 13 novembre 2014, n° 13-14.206⚖️) et l'employeur mettre en place un dispositif de contrôle effectif et régulier de la charge de travail, imposant à l'employeur de réagir en cas d'activité anormalement élevée (Soc, 14 mai 2014, n° 12-35.033⚖️ ; Soc, 14 mai 2014, n° 13-10.637⚖️ ; Soc, 11 juin 2014, n° 11-20.985⚖️). 42

Dans ses , le CEDS avait “(...) constat[é] que la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation donne des assurances quant au respect de la durée du travail raisonnable des salariés relevant du forfait jours”, tout en “(...) consid[érant] par conséquent que l'article 2§1 sera respecté lorsque toutes les conventions collectives concernées auront été modifiées conformément l'arrêt de la Cour”.

17

“Les salariés ayant conclu une convention de forfait en jours ne sont pas soumis aux dispositions relatives : 1° A la durée quotidienne maximale de travail effectif prévue à l'article L. 3121-18 ; 2° Aux durées hebdomadaires maximales de travail prévues aux articles L. 3121-20 et L. 3121-22 ; 3° A la durée légale hebdomadaire prévue à l'article L. 3121-27”.

Il peut être relevé à cet égard que, malgré un accroissement en jurisprudence, au titre de l'obligation de sécurité, des exigences de suivi de la charge de travail du salarié pesant sur l'employeur43, le CEDS a réitéré le grief de violation de l'article 2, § 1, de la Charte sociale européenne, considérant “(...) qu'en l'absence de limitations légales à la durée maximale autorisée de travail hebdomadaire dans le régime de forfait en jours et indépendamment de l'obligation légale de l'employeur de surveiller la charge de travail, un contrôle a posteriori par un juge d'une convention de forfait en jours n'est pas suffisant pour garantir une durée raisonnable de travail” (CEDS, décision du 19 mai 2021 sur la réclamation n° 149/2017, § 143 et 144). 2.2. S'agissant de l'exécution de l'accord, après avoir considéré dans un premier temps que le non-respect des modalités de suivi fixées par celui-ci n'ouvrait droit qu' des dommages-intérêts pour le salarié lésé (Soc, 13 janvier 2010, n° 08-43.201⚖️ ; Soc, 7 décembre 2010, n° 09-40.750⚖️), la Cour de cassation juge désormais que leur défaut d'application a pour conséquence de priver d'effet la convention de forfait (Soc, 29 juin 2011, n° 09-71.107, précité ; Soc, 17 février 2021, n° 19-15.215⚖️ ; Soc, 15 décembre 2021, n° 19-18.226⚖️ ; Soc, 9 février 2022, n° 20-18.602⚖️)44. Tel est notamment le cas lorsque l'employeur notamment n'assure pas l'organisation de l'entretien annuel prévu par la convention collective pour un salarié soumis à une convention de forfait en jours (Soc, 10 janvier 2024, n° 22-13.200⚖️). 2.2.1. La preuve du respect de l'accord collectif incombe l'employeur (Soc, 19 décembre 2018, n° 17-18.725⚖️), étant précisé qu'il ne saurait justifier le manquement ses obligations légales et conventionnelles par des motifs tirés de contraintes internes à l'entreprise (Soc, 10 janvier 2024, n° 22-13.200). A défaut d'une telle preuve, la privation d'effets de la convention de forfait signifie qu'elle est rétroactivement inopposable au salarié et emporte application des règles de droit commun de la durée du travail jusqu' à la date à laquelle l'employeur justifie du respect effectif des modalités de suivi de la charge de travail fixées par l'accord collectif. 43

La Cour de cassation considère que manque à son obligation de sécurité l'employeur qui ne justifie pas d'un suivi précis et conforme portant notamment sur la charge de travail, l'organisation du travail et l'articulation entre activité professionnelle et vie personnelle et familiale et donc de nature à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié (Soc, 10 janvier 2024, n° 22-13.200 ; Soc, 29 novembre 2023, n° 22-19.424⚖️ ; Soc, 2 mars 2022, n° 20-16.683⚖️). 44

Dans le même sens : Soc, 26 septembre 2012, n° 11-14.540 ; Soc, 19 février 2014, n° 12-22.174 et 12-28.170⚖️ ; Soc, 2 juillet 2014, n°13-11.940⚖️ ; Soc, 22 juin 2016, n° 14-15.171⚖️ ; Soc, 5 octobre 2017, n° 16-23.106⚖️ ; Soc, 6 novembre 2019, n° 18-19.752⚖️.

18

2.2.2. Ce régime transitoire place le salarié dans une situation relativement incertaine. Il est vrai que le salarié est alors fondé à réclamer, s'il y a lieu, le paiement d'heures supplémentaires (Soc, 29 juin 2011, n° 09-71.107 ; Soc, 14 décembre 2022, n° 2115.209) et à prendre acte de la rupture du contrat de travail (Soc, 10 octobre 2018, n° 17-10.248⚖️). En revanche, il est privé des jours de repos auxquels la convention de forfait a ouvert droit ou dont il a bénéficié pendant la période concernée, l'employeur pouvant lui demander le remboursement de ces jours devenus indus (Soc, 6 janvier 2021, n° 17-28.234⚖️). Bien que l'absence de garantie effective puisse constituer un motif de la résiliation judiciaire du contrat de travail (Soc, 16 octobre 2019, n° 18-16.539), tel n'est pas nécessairement le cas (Soc, 2 mars 2022, n° 20-11.092⚖️). Il sera d'autant plus difficile pour le salarié d'obtenir le respect effectif des stipulations de l'accord que les éventuelles demandes d'un syndicat professionnel tendant à obtenir, d'une part, la nullité ou l'inopposabilité des conventions individuelles de forfait en jours des salariés concernés et, d'autre part, que le décompte du temps de leur travail soit effectué selon les règles du droit commun, n'ayant pas pour objet la défense de l'intérêt collectif de la profession, ne sont pas recevables (Soc, 15 décembre 2021, n° 19-18.226). En outre, ce manquement de l'employeur ne caractérise pas par principe l'élément intentionnel du délit de travail dissimulé (Soc, 3 juin 2009, n° 08-40.981⚖️ ; Soc, 16 juin 2015, n° 14-16.953⚖️), notamment lorsque l'employeur n'organise pas d'entretien annuel de suivi (Soc, 28 février 2018, n° 16-19.054⚖️), ce qui a jusqu' à présent conduit à exclure la reconnaissance d'un préjudice nécessaire (même arrêt).

3. Le non-respect des modalités d'évaluation et de suivi de la charge de travail fixées par l'accord cause nécessairement préjudice au salarié Le manquement de l'employeur aux stipulations de l'accord fixant les conditions des conventions individuelles de forfait annuel en jours rencontre plusieurs des critères de reconnaissance d'un préjudice nécessaire (3.1 et 3.2), ce qui ne permettait pas la cour d'appel en l'espèce de rejeter la demande de réparation du salarié de ce chef pour absence de preuve d'un préjudice (3.3). 3.1. Le contenu et la finalité de l'accord de forfait annuel en jours conduisent considérer que le non-respect par l'employeur des modalités d'évaluation et de suivi effectif et régulier de la charge de travail du salarié prévues par celui-ci, notamment par l'organisation d'un entretien annuel spécifique sur ce thème, relève des critères de reconnaissance d'un préjudice nécessaire précédemment analysés.

19

3.1.1. En effet, le contrôle de la légalité et de la bonne exécution des accords de forfait en jours s'inscrit dans le cadre de plusieurs droits et principes fondamentaux à valeur constitutionnelle, issus du droit de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe. Outre les exigences constitutionnelles de droit à la santé et au droit au repos résultant du Préambule de 1946 imposées par le Conseil constitutionnel dans ce domaine45, la directive 2003/88 du 4 novembre 2003 fixe ainsi un ensemble de prescriptions minimales de sécurité et de santé en matière d'aménagement du temps de travail applicables à l'ensemble des questions relatives au temps de travail46, portant à la fois sur des règles chiffrées (repos journalier et hebdomadaire, durée hebdomadaire de travail, congé annuel payé - articles 3, 5 7 -) et des normes non quantifiées, notamment les principes d'adaptation du travail à l'homme (article 12) et d'un temps de pause dans la journée de travail (article 4). Dans ce cadre, la CJUE juge de manière constante que “la directive 2003/88 a pour objet de fixer des prescriptions minimales destinées à améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs par un rapprochement des réglementations nationales concernant, notamment, la durée du temps de travail” et que “Cette harmonisation au niveau de l'Union européenne en matière d'aménagement du temps de travail vise à garantir une meilleure protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, en faisant bénéficier ceux-ci de périodes minimales de repos – notamment journalier et hebdomadaire – ainsi que de périodes de pause adéquates, et en prévoyant une limite maximale la durée hebdomadaire de travail” (CJUE, 14 octobre 2010, Fuß c. Stadt Halle, C-243/09, § 32)47. La même Cour qualifie plusieurs dispositions de cette directive de “règles du droit social de l'Union revêtant une importance particulière”48, soulignant ainsi leur caractère impératif. Elle rappelle par ailleurs la nécessité d'une interprétation stricte des dérogations prévues par celle-ci49 et l'obligation pour les Etats membres de 45

Voir supra, § 2.1.1.

46

Voir considérant 1 de la directive : “La directive 93/104/CE du Conseil du 23 novembre 1993 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail, qui fixe des prescriptions minimales de sécurité et de santé en matière d'aménagement du temps de travail, applicables aux périodes de repos journalier, aux temps de pause, au repos hebdomadaire, à la durée maximale hebdomadaire de travail, au congé annuel ainsi qu'à certains aspects du travail de nuit, du travail posté et du rythme de travail, a été modifiée de façon substantielle. Il convient, dans un souci de clarté, de procéder à une codification des dispositions en question”. 47

Dans le même sens : CJUE, 26 juin 2001, BECTU, C-173/99, § 37 et 38 ; CJUE, 5 octobre 2004, Pfeiffer e.a., C397/01, § 76 ; CJUE, 25 novembre 2010, Fuß c. Stadt Halle, C-429/09, § 43. 48

CJUE, 21 décembre 2015, Com. c/ Grèce, C-180/14 , précité, § 34 : s'agissant du non-respect de la durée hebdomadaire du travail, de la période minimale de repos journalier et de la période équivalente de repos compensateur des médecins en formation. Voir également : CJUE, 26 juin 2001, BECTU, C-173/99, précité, § 43, pour le droit aux congés payés ; CJUE, 25 novembre 2010, Fuß c. Stadt Halle, C-429/09, précité, § 33 pour la durée hebdomadaire de travail de 48 heures ; CJUE, 11 avril 2019, Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, lC-25418, § 32, pour la durée hebdomadaire du travail. 49 Voir par exemple, pour le dépassement de la durée maximale hebdomadaire de travail de l'article 6, b), de la directive 2003/88 : CJUE, 14 octobre 2010, Fuß c. Stadt Halle, C-243/09, précité § 51 et 52. Sous l'empire de la directive 93/104 du 23 novembre 1993, voir : CJUE, 5 octobre 2004, Pfeiffer e.a., C-397/01, précité, § 105.

20

garantir le respect de chacune des prescriptions minimales qu'elle édicte50 dont ils doivent assurer l'effet utile51. Certaines de ses dispositions se sont en outre vu reconnaître un effet direct52, permettant leur invocation devant les juridictions nationales. L'article 31, § 1, de la Charte, qui a la même valeur juridique que les traités, prévoit le droit de tout travailleur des conditions de travail qui respectent sa santé et sa sécurité et son second paragraphe une limitation de la durée maximale du travail et des périodes de repos journalier et hebdomadaire. Sur ce fondement, la CJUE a reconnu l'existence d'un “droit fondamental de chaque travailleur à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire”53, qui impose notamment une interprétation des dispositions de la directive 2003/88 à la lumière de ce droit en en prohibant toute interprétation restrictive au détriment des droits que le travailleur tire de celle-ci. De plus, l'article 151 du TFUE, disposition du droit primaire de l'Union, vise les droits sociaux fondamentaux contenus dans la Charte sociale européenne et la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, qui concernent notamment l'objectif d'amélioration des conditions de vie et de travail. Ces principes fondamentaux ont été concrétisés, en ce qui concerne le forfait annuel en jours, depuis la loi du 8 ao t 2016, l'article L. 3121-60 du code du travail précité, qui oblige l'employeur à s'assurer régulièrement du caractère raisonnable de la charge de travail du salarié et de sa bonne répartition dans le temps. 3.1.2. Or, c'est bien au visa de ces principes qu'est intervenu le revirement de jurisprudence du 29 juin 2011 précité sanctionnant le non-respect par l'employeur de l'accord de forfait en jours par la privation d'effet de la conventionnel individuelle, savoir le droit constitutionnel à la santé et au repos, les principes généraux de protection de la sécurité et de la santé du travailleur en droit de l'Union et la garantie par le même accord du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires54.

50

Voir, s'agissant de la durée maximale hebdomadaire de travail de l'article 6, b), de la directive 2003/88 : CJUE, 14 octobre 2010, Fuß c. Stadt Halle, C-243/09, précité, § 33. 51

CJUE, 14 octobre 2010, Fuß c. Stadt Halle, C-243/09, précité, § 63 et 64 ; CJUE, 1er décembre 2005, Dellas, C14/04, § 45. 52

Article 6, sous b), relatif à la durée maximale hebdomadaire de travail (CJUE, 25 novembre 2010, Fuß, C-429/09, § 35) ; article 7 relatif au droit du salarié à un congé annuel payé d'au moins quatre semaines (CJUE, 6 novembre 2018, Bauer et Willmeroth, C-569/16 et C-570/16, points 72 et 73 ; CJUE, 24 janvier 2012, Dominguez, C-282/10, points 34 à 36). 53

CJUE, 14 mai 2019, CCOO, C-55/18, précité, § 30, 32 et 33.

54

Soc, 29 juin 2011, n° 09-71.107, cité supra.

21

Depuis lors, la chambre sociale de la Cour de cassation les vise en tant que normes de référence pour apprécier le bon respect par l'employeur des stipulations protectrices des accords instaurant des forfaits annuels en jours, soit qu'elles soient invoquées par les parties devant elle 55, soit qu'elle les relève d'office56. 3.1.3. Or, en raison de son objet, la bonne application par l'employeur de l'accord de forfait en jours a une incidence directe sur la santé et la sécurité du salarié. Un tel accord doit en effet réglementer plusieurs aspects relatifs aux durées maximales de travail (nombre de jours compris dans le forfait) ainsi qu'aux modalités de suivi de la charge de travail du salarié et de communication entre celui-ci et l'employeur sur ce point (article L. 3121-64 du code du travail). Le choix du législateur d'inscrire ces deux dernières obligations, en fixant une périodicité au minimum annuelle à cet entretien, dans les dispositions supplétives du code du travail (article L. 3121-65, I), confirme l'importance de ce suivi. Un dépassement du fait de l'employeur de la durée raisonnable de travail garantie par l'accord de forfait peut exposer le salarié à un risque important pour sa santé et sa sécurité57, lui causant un dommage actuel et certain puisque la durée de travail accomplie en excès pendant la période de référence ne peut par définition lui être restituée, alors qu'elle peut emporter des conséquences à plus long terme sur sa santé. De plus, en ce qu'il permet la constatation d'une charge de travail excessive et de durées de travail non raisonnables, ainsi le cas échéant que la prise de mesures correctives, la tenue d'un entretien spécifique sur la charge de travail, qui doit par ailleurs être prévu par l'accord de forfait en jours, participe de l'effectivité des principes généraux de protection de la sécurité et de la santé du travailleur ainsi que du droit au repos issus des normes constitutionnelles, européennes et internationales précitées. Dès lors, l'absence de respect par l'employeur des garanties prévues par l'accord instaurant un forfait annuel en jours, notamment par la tenue d'un entretien annuel spécifique sur la charge de travail des salariés, qui constitue une protection essentielle face au risque de durées de travail excessives, porte atteinte plusieurs droits sociaux fondamentaux, en particulier au repos, la protection de la santé et de la sécurité du travailleur, ce qui constitue l'un des critères de reconnaissance d'un préjudice nécessaire. 55

Soc, 5 juillet 2023, n° 21-23.387⚖️ ; Soc, 9 février 2022, n° 20-18.602 ; Soc, 15 décembre 2021, n° 19-18.226 ; Soc, 22 juin 2016, n° 14-15.171 ; Soc, 19 février 2014, n° 12-22.174 et 12-28.170. 56

Soc, 24 avril 2024, n° 22-20.539⚖️ ; Soc, 26 septembre 2012, n° 11-14.540.

57

Des auteurs expliquent : “Concrètement, cette disposition peut ainsi autoriser à faire travailler le salarié jusqu'à 12h30 par jour, soit en moyenne sur l'année plus de 73 heures de travail par semaine, et jusqu'à 282 jours par an, ne laissant, comme le temps de repos annuel, que 30 jours de congés payés, le 1er mai et les dimanches” (P. Bailly, G. Pignarre, M. Blatman et M. Véricel, Conditions de travail, Dalloz références, éd. 2011-2022, n° 112.211).

22

3.1.4. Sans consécration de la facilité probatoire du préjudice nécessaire en matière d'exécution de l'accord de forfait annuel en jours, l'effectivité des principes fondamentaux de protection de la santé, de la sécurité et du droit au repos du salarié serait compromise. En effet, la sanction de la privation d'effet se borne à suspendre l'opposabilité de la convention individuelle de forfait mais n'oblige pas l'employeur à respecter l'accord pour autant. La perspective d'obtenir la résiliation judiciaire du contrat de travail étant incertaine, le salarié n'aura en pratique d'autre choix que de prendre acte de la rupture du contrat de travail, sans possibilité d'action pour son compte d'un syndicat professionnel. L'action pénale au titre du travail dissimulé, qui ne prend pas en compte l'absence de tenue d'un entretien sur la charge de travail pour définir l'élément intentionnel de l'infraction et sera potentiellement longue dans son aboutissement, ne paraît pas davantage constituer une garantie probante. Il peut être relevé que le revirement de jurisprudence de 2011 instaurant la sanction de l'absence d'effet avait conduit l'abandon de la simple allocation de dommagesintérêts au salarié, selon les règles de la responsabilité classique, jugée insuffisante58. En outre, la privation d'effet est indifférente en ce qui concerne les conséquences du non-respect de l'accord de forfait pour la période passée, le salarié s'exposant même au remboursement des jours de repos éventuellement compris dans la période. Dès lors, faute de sanctions alternatives à la responsabilité efficaces, la théorie du préjudice nécessaire ne peut que renforcer l'effectivité des principes fondamentaux sus évoqués. 3.1.5. S'il convient de faire un usage mesuré de l'interprétation à la lumière des grands principes fondamentaux59, le devoir de cohérence jurisprudentielle tend néanmoins à justifier également la reconnaissance d'un nouveau cas de préjudice nécessaire. Ainsi, l'ensemble des dispositions relatives aux durées de travail et aux repos ont fait l'objet, dans la jurisprudence récente de la chambre sociale de la Cour de cassation, d'une reconnaissance d'un cas de préjudice nécessaire. Les cas relatifs au dépassement de la durée quotidienne du travail effectif 60, de la durée hebdomadaire

58

Soc, 13 janvier 2010, n° 08-43.201 et Soc, 7 décembre 2010, n° 09-40.750, précités.

59

Voir supra, § 1.6.

60

Soc, 11 mai 2023, n° 21-22.281 et 21-22.912.

23

maximale de travail du travailleur de nuit61 et au non-respect d'une période de repos journalier obligatoire62, ont en particulier été décidés en tant que ces règles “participent de l'objectif de garantir la sécurité et la santé des travailleurs par la prise d'un repos suffisant et le respect effectif des limitations de durées maximales de travail concrétisé par la Directive 2003/88/CE”. Il serait dès lors peu compréhensible que les mêmes normes et garanties, qui participent des mêmes objectifs, parce qu'elles sont contenues dans un accord de forfait en jours, ne bénéficient pas du même régime de responsabilité lorsque l'employeur les méconnait. Cette évolution serait par ailleurs cohérente avec le devoir de diligence renforcée imposé l'employeur par la jurisprudence de la Cour de cassation, l'intéressé ayant la charge de la preuve de la mise en place des mesures garantissant le caractère raisonnable et la bonne répartition dans le temps de la charge de travail63 ainsi plus largement que du respect de l'accord64. 3.1.6. Enfin, il a été rappelé plus haut que malgré une jurisprudence plus exigeante en matière de suivi de la charge de travail du salarié, par le biais de l'obligation de sécurité, le CEDS persiste à considérer le droit français comme non compatible avec l'article 2, § 1, de la Charte sociale européenne, un contrôle a posteriori par le juge apparaissant insuffisant. Un assouplissement du régime de responsabilité en cas de non-respect des règles protectrices de l'accord de forfait en jours ne pourrait que rapprocher le régime prévu par le code du travail des standards de protection retenus au niveau du Conseil de l'Europe. 3.2. Au vu de l'ensemble de ces différents éléments, il y a donc lieu de conclure que le non-respect par l'employeur des stipulations d'un accord de forfait annuel en jours, notamment en l'absence de tenue de l'entretien annuel spécifique sur la charge de travail prévu par celui-ci, cause nécessairement préjudice au salarié. L'arrêt en sens contraire, non publié, rendu en 2018 au début de la période de reflux de cette théorie65, restaurée ensuite, n'apparaît pas de nature à exclure cette solution. 3.3. En l'espèce, pour débouter le salarié de sa demande de dommages-intérêts pour non-respect de l'accord du 28 juillet 1998 sur l'organisation du travail dans la métallurgie définissant les conditions du forfait annuel en jours, la cour d'appel a 61

Soc, 27 septembre 2023, n° 21-24.782.

62

Soc, 7 février 2024, n° 21-22.809 et 21-22.994.

63

Soc, 2 mai 2022, n° 20-16.683 ; Soc, 10 janvier 2024, n° 22-13.200.

64

Soc, 19 décembre 2018, n° 17-18.725.

65

Soc., 24 octobre 2018, n° 17-18.763⚖️.

24

jugé que nonobstant l'abstention fautive de l'employeur, le salarié n'apportait la preuve d'aucun préjudice : “Il résulte des dispositions de l'article 14 de l'Accord national du 28 juillet 1998 sur l'organisation de travail dans la Métallurgie, ainsi que des articles L.3121-60, L. 3121-64 et L. 3121-65 du code du travail dans leur version applicable au présent litige, qu'en cas de stipulation d'une convention de forfait en jours, il incombe à l'employeur de s'assurer que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail, d'établir les modalités de son droit à la déconnexion et d'organiser chaque année des entretiens spécifiques portant sur l'exécution de cette convention. En l'espèce, [l'employeur] n'établit pas avoir respecté ces dispositions, étant observé que les entretiens d'évaluation ne peuvent remplacer des entretiens spécifiques portant sur la charge de travail. Cependant, [le salarié], qui ne prouve, ni même n'allègue, avoir accompli des heures supplémentaires ou encore avoir souffert d'une surcharge de travail ou encore d'une mauvaise répartition de ses horaires de travail, ne rapporte pas la preuve du préjudice que lui auraient causé les manquements de l'employeur” (arrêt attaqué, p. 7).

En retenant de tels motifs, alors que le constat du non-respect par l'employeur de l'accord servant de fondement à la convention individuelle de forfait en jours était de nature à causer de ce seul fait un préjudice au salarié, la cour d'appel a bien violé, comme le soutient le deuxième moyen, l'article 14 de l'accord national du 28 juillet 1998 sur l'organisation de travail dans la métallurgie, les articles L. 3121-60, L. 3121-64 et L. 3121-65 du code du travail interprétés à la lumière des articles 17, § 1, et 19 de la directive 2003/88 du 4 novembre 2003 et de l'article 31 de la Charte, l'alinéa 11 du préambule de 1946, ainsi que l'article 151 du TFUE se référant à la Charte sociale européenne et à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs66. Il conviendra en conséquence de prononcer la cassation de l'arrêt attaqué sur ce fondement, laquelle pourra être cantonnée aux demandes en rapport avec l'attribution de dommages-intérêts au salarié au titre du non-respect de l'accord de forfait67.

PROPOSITION - Cassation partielle sur le deuxième moyen ; - rejet non spécialement motivé des premier et troisième moyens

66

Il peut être noté que le salarié, dans ses conclusions d'appel (p. 33-36), invoquait déjà la théorie du préjudice nécessaire, sur le fondement des articles L. 3121-60, L. 3121-64 et L. 3121-65 du code du travail. Il ne paraît donc pas impossible de procéder à l'application des mêmes articles dans le cadre d'une interprétation conforme à la lumière des principes de santé et de sécurité tels que ressortant des normes de droit européen et international mises en œuvre par la Cour de cassation dans cette matière, ce d'autant qu'aucune exception de nouveauté du moyen n'a été opposée. 67

Le licenciement notamment ayant été prononcé pour des motifs sans lien avec l'accord de forfait litigieux.

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