Jurisprudence : Cass. civ. 1, Conclusions, 11-05-2022, n° 21-16.156

Cass. civ. 1, Conclusions, 11-05-2022, n° 21-16.156

A84832RM

Référence

Cass. civ. 1, Conclusions, 11-05-2022, n° 21-16.156. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409056-cass-civ-1-conclusions-11052022-n-2116156
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AVIS DE Mme MALLET-BRICOUT , AVOCAT GÉNÉRAL

Arrêt n° 428 du 11 Mai 2022 – 1ère Chambre civile Pourvoi n° 21.16-156 Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 14 avril 2021

M. [S] [M] C/ Mme [B] [L] dite [D] [T] _________________

Il est renvoyé au rapport de M. le conseiller Chevalier et aux écritures des parties pour l'exposé détaillé des faits, de la procédure et du libellé des deux moyens du pourvoi formé à l'encontre de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 14 avril 2021 (RG n° 20/02248). Cet avis se concentrera sur la question importante et sensible de savoir comment doit être appréciée l'exception de bonne foi dans l'hypothèse d'une action en diffamation. La notion de bonne foi est soulevée plus particulièrement dans le second moyen. La diffamation est définie à l'article 29 al. 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dans les termes suivants : « Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non

expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. » La diffamation, en ce qu'elle constitue une limite à la liberté d'expression garantie par la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 17891 ainsi que par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales2, donne lieu de longue date à une jurisprudence abondante, la Cour de cassation jouant pleinement son rôle de régulateur de la jurisprudence en ce domaine sensible. La diffamation, qui constitue à la fois une infraction pénale3 et une faute civile, porte en effet atteinte à l'honneur et à la réputation de la personne visée par les propos diffamatoires. Elle ne saurait dès lors, et afin de préserver la liberté d'expression, liberté fondamentale dans une société démocratique, être retenue lorsque les faits relatés sont insuffisamment précis (condition même de la reconnaissance de la faute)4 ou lorsqu'ils sont véridiques (hypothèse dite de l'exception de vérité) : la diffamation, de par sa nature même de restriction à la liberté d'expression, « cesse devant la vérité du fait imputé »5. 1

Art. 11 DDH : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » Art. 10 ConvEDH : « 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations. 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. » 2

3

Punie de 12.000 euros d'amende dans l'hypothèse de la diffamation publique envers un particulier sans caractère racial, religieux, ou portant sur l'orientation sexuelle ou le handicap, outre la possibilité d'ordonner l'affichage ou la diffusion de la décision prononcée (Loi 1881, art. 32). 4

La jurisprudence insiste de longue date sur la nécessité d'une allégation ou imputation qui doit constituer « une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire » (v. par exemple, Civ.1. 11 mars 2014, n° 13-11706, publié). Il est admis que les faits puissent être exprimés sous forme dubitative, déguisée, ou encore de manière insinuée (v. Loi 1881, art. 29, et en jurisprudence, notamment Civ.1. 27 septembre 2005, n° 04-12256, publié). La Cour de cassation contrôle l'interprétation qui est faite par les juges du fond des propos oraux ou écrits allégués comme étant diffamatoires (v. notamment, Ass. plén. 16 février 2007, n° 06-81785 ; Crim. 11 mars 2008, n° 06-84712, publié). 5

V. Rapport, p. 9, et art. 35 al. 3 de la loi de 1881 : « La vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée, sauf lorsque l'imputation concerne la vie privée de la personne ».

3 I. Diffamation et véracité des faits rapportés - l'exception de vérité Ainsi, la personne qui estime avoir usé de sa liberté d'expression et qui se voit assignée en diffamation, dispose d'un premier moyen de défense : prouver la véracité des faits rapportés, dans le respect des conditions de forme prévues à l'article 55 de la loi de 1881, formalités substantielles d'ordre public comme l'a jugé la Cour de cassation à de nombreuses reprises6. La Chambre criminelle insiste par ailleurs sur la nécessité de rapporter une preuve « complète, parfaite et corrélative aux imputations diffamatoires dans toute leur matérialité et leur portée » (Crim. 3 mars 2015, n° 13-88063). Cette preuve, d'un haut niveau d'exigence en ce qu'elle nécessite d'établir l'exactitude totale des faits rapportés, n'est pas toujours facile à rapporter, les faits pouvant être anciens, les témoignages incertains ou difficiles à recueillir, les traces écrites parfois inexistantes. Le droit français favorise cependant la liberté d'expression et donc la possibilité d'établir la vérité des faits, y compris pour ce qui concerne des faits constitutifs d'une infraction prescrite ou amnistiée depuis deux décisions QPC du Conseil constitutionnel rendues en 2011 et 20137. L'hypothèse des infractions d'ordre sexuel reste cependant particulièrement délicate, dans la mesure où l'on sait désormais que les victimes peuvent être atteintes d'un syndrome de sidération, voire d'une amnésie prolongée8, qui retardent d'autant plus leur réaction et peuvent amener à la révélation des faits de nombreuses années après leur survenance. Si les faits sont prescrits, en particulier, leur révélation publique peut apparaître pour la victime comme l'unique moyen de faire entendre sa voix9, d'exprimer le préjudice subi des années auparavant. La révélation, par elle-même, peut produire un effet cathartique libérateur pour la victime, enfermée durablement dans un sentiment d'incompréhension, de colère voire de culpabilité. Le législateur français tient compte, dans une certaine mesure, du particularisme des infractions sexuelles, en admettant par exception que même lorsque les faits révélés concernent la vie privée d'une personne (ce qui exclut en principe la possibilité de prouver leur véracité, dans le respect de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme - v. Loi 1881, art. 35 al. 3 ), il reste possible de rapporter cette preuve lorsque ces faits relèvent des qualifications de viol, agression sexuelle, exhibition sexuelle commis contre un mineur ou susceptibles de constituer une mise en péril d'un mineur (v. Loi 1881, art. 35 al. 4).

6

V. notamment, Civ.1. 17 mars 2011, n° 10-11784.

7

V. C.constit. 20 mai 2011, n° 2011-131 QPC et 7 juin 2013, n° 2013-319 QPC, cités au rapport, p. 9. 8

V. notamment, M. Salmona, « La mémoire traumatique : violences sexuelles et psychotrauma », Les cahiers de la Justice 2018/1, p. 69. 9

En l'espèce, c'est notamment sur ce fondement que Mme [B] [L] a justifié sa volonté de révéler les faits décrits dans son blog (v. pièce 9 MA, page 4 - entretien Le Figaro, 7 nov. 2017 : « Je ne peux rien faire d'autre [que médiatiser l'affaire]. Je dis la vérité, il ment, c'est ma force. J'attends soit ses excuses, soit sa citation en diffamation »).

En dehors de cette règle particulière, la révélation de faits susceptibles de constituer une infraction sexuelle reste soumise aux règles classiques applicables à la diffamation. II. Diffamation et vraisemblance des faits rapportés - l'exception de bonne foi Face aux difficultés de preuve que peuvent rencontrer les personnes assignées en diffamation pour mettre en oeuvre « l'exception de vérité », et afin de tenir compte du contexte des propos diffamatoires et de l'intention de leur auteur, la jurisprudence a admis, dans la suite d'une note de [S] Mimin en 193910, que le défendeur puisse soulever une autre justification, dite « exception de bonne foi », le cas échéant cumulativement à la première justification portant sur la vérité des faits exposés. La jurisprudence considère en effet traditionnellement que « les imputations diffamatoires sont réputées de droit faites avec l'intention de nuire »11. Toutefois, il s'agit d'une présomption simple, que le défendeur peut donc renverser en démontrant « l'existence de circonstances particulières de nature à le faire bénéficier de la bonne foi »12. La Cour de cassation encadre cette possibilité de justification, ainsi que le souligne le rapport : le juge ne peut provoquer, compléter, parfaire l'établissement de la bonne foi, et il ne peut s'appuyer sur des faits postérieurs aux propos qui ont été tenus13 ; il doit en outre analyser les pièces produites et énoncer précisément les faits sur lesquels il fonde sa décision14. Surtout, et il s'agit du centre de gravité dans ce dossier, la jurisprudence a fixé des conditions cumulatives pour pouvoir admettre « l'exception de bonne foi ». La bonne foi suppose ainsi le cumul de 4 critères 15 : 10

Note sous C. Cass. 27 octobre 1938, DP. 1939, p. 77.

11

V. notamment, Crim. 19 novembre 1985, n° 84-95202, publié.

12

V. notamment, Crim. 13 mars 2012, n° 11-90123 ; Civ.1. 28 septembre 2016, n° 15-21823, publié. V. aussi l'article 35 bis de la loi de 1881, qui admet que tout reproduction d'une imputation diffamatoire doit être réputée faite de mauvaise foi, « sauf preuve contraire par son auteur ».

13

V. la jurisprudence citée au rapport, p. 10. Il convient de préciser que le juge peut s'appuyer sur des attestations ou pièces établies postérieurement aux propos litigieux si celles-ci se rapportent aux faits antérieurs (Crim. 3 novembre 2020, n° 19-84700). 14 15

Crim. 15 octobre 2019, n° 18-83255.

V. notamment, Civ.1. 19 février 2013, n° 12-12798, publié ; Civ.1. 17 mars 2011, n° 1011784, publié (« Qu'en statuant ainsi, quand le fait justificatif de bonne foi distinct de l'exception de vérité des faits diffamatoires se caractérise par la légitimité du but poursuivi, l'absence d'animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l'expression ainsi que par le sérieux de l'enquête, la cour d'appel, qui n'a pas constaté la réunion de ces éléments, n'a pas donné de base légale à sa décision ») ; Crim. 21 avril 2020, n° 19-81172, non publié (« En matière de diffamation, lorsque l'auteur des propos soutient qu'il était de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin si celui-ci s'exprimait dans un but légitime, était dénué d'animosité personnelle, s'est appuyé sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l'expression, de rechercher d'abord, en application de ce même

5 - La prudence et la mesure dans l'expression - L'absence d'animosité personnelle à l'égard de la personne visée par les propos diffamatoires - La légitimité du but poursuivi - La fiabilité de l'enquête, son caractère sérieux, ou une « base factuelle suffisante ». II.1. Exigence d'une « base factuelle suffisante » Dans le dossier soumis à la première chambre civile, le pourvoi discute l'existence en l'espèce de la dernière condition : une base factuelle suffisante, en critiquant le raisonnement suivi par la cour d'appel de Paris dans l'arrêt attaqué. La cour d'appel a retenu l'exception de bonne foi au profit de Mme [B] [L], alors, selon le pourvoi (second moyen, première branche), « que l'exception de bonne foi est exclue en l'absence de base factuelle suffisante ; que si l'exigence d'une base factuelle suffisante ne se confond pas avec la preuve de la vérité des faits, du moins exige-t-elle la preuve qu'ils sont vraisemblables ; que l'imputation de faits imaginaires est exclusive de toute base factuelle ; qu'en retenant qu' « il n'appartient pas à la cour de rechercher si les propos dénoncés par l'appelante sont réels ou imaginaires, mais uniquement si, compte tenu du contexte dans lequel ils ont été tenus, elle peut bénéficier de la bonne foi », la cour d'appel, qui nie ce qui constitue l'objet même d'une base factuelle, a méconnu son office et violé les articles 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ». La seconde branche du moyen souligne par ailleurs qu' « en matière de diffamation, y compris dans le contexte d'un débat d'intérêt général, le diffamateur, même apparemment crédible, ne peut être dispensé de l'exigence d'une base factuelle suffisante, étayée par des éléments objectifs, en rapport avec les accusations portées et leur gravité », alors qu'en l'espèce il serait possible de caractériser l'insuffisance des éléments rapportés (erreurs factuelles et absence de témoignage direct), lesquels concernent une agression sexuelle survenue à l'opéra Bastille en 2010, la cour d'appel ayant ainsi violé les articles 29 et 30 de la loi de 1881 et 10 de la convention européenne des droits de l'homme. Les troisième et quatrième branches du second moyen invoquent la même violation, discutant plusieurs éléments pris en compte dans l'arrêt attaqué pour asseoir la base factuelle et corrélativement la bonne foi, qui ne constitueraient pas, selon le pourvoi, une base factuelle suffisante (témoignages indirects de proches, déclarations du père, rapport d'expertise psychiatrique

texte, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, si lesdits propos s'inscrivent dans un débat d'intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, afin, s'ils constatent que ces deux conditions sont réunies, d'apprécier moins strictement ces quatre critères, notamment s'agissant de l'absence d'animosité personnelle et de la prudence dans l'expression »).

amiable, témoignages et attestations ne se rapportant pas directement aux faits relatés, témoignage indirect et anonyme). La condition d'enquête sérieuse (fiable)16 ou d'une base factuelle suffisante permet de caractériser la bonne foi de l'auteur des propos litigieux, en ce qu'elle permet de démontrer que l'auteur, même s'il s'est trompé ou ne parvient pas à prouver l'exactitude des faits relatés, n'a pas menti délibérément ou lancé des accusations sans fondement. Les faits doivent être suffisamment solides pour excuser la diffamation (puisque par hypothèse, l'exception de bonne foi vient au secours de l'auteur de propos diffamatoires). On perçoit immédiatement la difficulté d'apprécier une telle « base factuelle suffisante », qui vient au secours de l'auteur de la diffamation dans le cadre de l'exception de bonne foi, sans pour autant se confondre avec l'exception de vérité, qui constitue l'autre justification possible pour éviter toute condamnation pénale ou civile. En bref, démontrer une base factuelle suffisante ne saurait requérir de démontrer la vérité des faits, leur exactitude complète et totale, mais à tout le moins leur vraisemblance17. Encore faut-il préciser que la vraisemblance peut renvoyer au « caractère de vérité possible de quelque chose », ou bien à une « probabilité proche de la certitude »18, ce qui renvoie à des nuances importantes quant au niveau d'exigence de la démonstration à effectuer. En tout état de cause, le niveau d'exigence est moindre que celui de l'exception de vérité, et l'on peut considérer que l'expression retenue en jurisprudence (« base factuelle suffisante ») implique, afin de répondre à l'objectif de protection de l'action en diffamation, d'apporter des éléments factuels précis qui se rapportent directement aux faits exposés (publiquement en l'occurrence). II.2. Position de la Cour européenne des droits de l'homme : base factuelle et proportionnalité La Cour européenne des droits de l'homme a adopté également ce critère, dans un arrêt du 17 décembre 2004 Pedersen et Baadsgaard c. Danemark (n° 49017/99), dans lequel elle impose l'obligation pour ceux qui s'expriment de « s'appuyer sur une base factuelle suffisamment précise et fiable qui pût être tenue pour proportionnée à la nature et à la force de leur allégation, sachant que plus l'allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide » (§ 78) 19. 16

En particulier dans l'hypothèse de faits relatés et publiés par un(e) journaliste, v. infra.

17

V. notamment en ce sens : E. Dreyer, obs. sous Crim. 2 novembre 2016, n° 15-85418, D. 2017, p. 181 ; S. Detraz, Rép. Dalloz, V° Diffamation, n° 310 ; R. Le Gunehec, « #Balancetonporc : diffamation, dénonciation, délation ? Retour sur une jurisprudence qui se cherche dans le monde d'après », Légipresse, 19 juillet 2021, n° 394. 18 19

Dictionnaire Larrousse, V° vraisemblance.

V. aussi en ce sens l'arrêt CEDH 12 février 2019, Campion c. France, n° 35255/17 ; et l'arrêt CEDH 11 janvier 2011, Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patricio Pereira c. Portugal, n° 4035/08, qui exige « une base factuelle solide et convaincante ».

7 On sait qu'elle est par ailleurs particulièrement vigilante sur la défense de la liberté d'expression, en particulier lorsque les propos s'insèrent dans un débat sur une question d'intérêt général, lequel doit pouvoir se tenir sans restriction, sauf exception, dans une société démocratique (v. CEDH. 23 avril 2015, Morice c. France, [GC] n° 29369/1020). L'hypothèse dans laquelle le propos diffamatoire, ou estimé diffamatoire par l'une des parties, croise une question d'intérêt général mise en avant au sein de la société, apparaît dès lors particulièrement délicate. C'est justement l'hypothèse de l'espèce21. Un équilibre doit être trouvé entre la préservation indispensable de la liberté d'expression et la protection tout aussi nécessaire de la réputation et de l'honneur individuels, comme le reconnaît expressément la Cour européenne dans sa jurisprudence22. En insistant sur le principe d'une base factuelle « suffisamment précise et fiable », ou encore « solide et convaincante », pour pouvoir bénéficier de l'exception de bonne foi, la Cour marque en effet sa volonté de ne pas ouvrir trop grand la porte de l'exception de bonne foi, dans une perspective proche de la jurisprudence française23. Elle introduit en outre un argument de proportionnalité, l'exigence d'une base factuelle suffisante devant être « proportionnée à la nature et à la force de l'allégation », ce qui se comprend comme la nécessité d'établir une base factuelle d'autant plus solide que le propos diffamatoire porte sur des faits graves. A cet égard, un propos dénonçant nominativement une infraction sexuelle peut raisonnablement être considéré comme relatif à des faits graves, en ce qu'il porte une atteinte particulièrement importante à la réputation d'autrui dans l'hypothèse où les faits ne seraient pas établis. La Cour vérifie également que la sanction prononcée par le juge national n'est pas disproportionnée en raison d'un caractère excessif « de nature à emporter un effet dissuasif 20

« un niveau élevé de protection de la liberté d'expression, qui va de pair avec une marge d'appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d'un sujet d'intérêt général ». La Cour européenne admet par ailleurs que ce qui relève de l'intérêt général « dépend des circonstances de chaque affaire » et d'autres facteurs (CEDH. 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, [GC] n° 40454/07). 21

V. l'arrêt attaqué, pages 4 et 6 : la cour d'appel insiste à deux reprises sur le « contexte » dans lequel s'inscrivent les propos litigieux, plus particulièrement le « débat d'intérêt général » lancé sur « la libération de la parole des femmes ». 22

Régulièrement dans des affaires relatives à la diffamation, la Cour européenne conclut sa décision en ces termes : « L'ingérence dans le droit du requérant à la liberté d'expression était donc nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation d'autrui.» (v. par exemple, l'arrêt Campion c. France, précité, § 27). 23

En ce sens, P. Wachsmann (D. 2021, p. 1727) : « Les ingrédients étant assez proches aux deux niveaux, européen et français, c'est leur dosage qui va s'avérer décisif ».

pour la liberté d'expression » et, plus globalement, que la condamnation pour diffamation publique et la sanction infligée ne sont pas disproportionnées aux buts légitimes visés24. La Cour européenne des droits de l'homme reste par ailleurs préoccupée par la déontologie des journalistes, soulignant l'importance d'un « journalisme responsable » et imposant, dans l'hypothèse où les propos diffamatoires proviendraient d'un(e) journaliste, une enquête sérieuse, une vérification précise des faits dénoncés25. Aussi bien la jurisprudence française que celle européenne s'accordent ainsi sur la nécessaire appréciation plus sévère de l'exception de bonne foi dès lors que l'auteur des propos litigieux s'exprime en tant que professionnel de l'information26. L'affaire que doit à présent juger la première chambre civile se rapporte donc à ce contexte jurisprudentiel, interne et européen, à la fois clair et subtil : la clarté découle des quatre critères retenus depuis longtemps dans la jurisprudence française, et dans une certaine mesure aussi par la Cour européenne des droits de l'homme27, la jurisprudence ayant peu à peu défini les contours de ces critères ; la subtilité découle quant à elle de la difficulté qui existe à appliquer, concrètement, ces critères, dans des litiges qui imposent non seulement de les croiser, mais aussi de les évaluer à l'aune des évolutions perceptibles dans la société (par exemple, l'évolution des niveaux de langage par rapport au critère de la prudence dans l'expression formelle, ou encore l'évolution des revendications des femmes quant à la dignité qui leur est généralement due, suscitant la dénonciation de plus en plus fréquente de faits inadmissibles). II.3. Evolution du contexte sociétal de la diffamation : immédiateté et viralité du propos - rattachement à des débats d'intérêt général L'espèce est symptomatique d'un contexte sociétal nouveau, qui impose de réfléchir aux contours de l'exception de bonne foi. . Les propos litigieux ont en effet été initialement rédigés dans un blog tenu par l'autrice sur Internet. Le caractère public de ce blog a permis la diffusion immédiate et 24

V. par exemple l'arrêt Campion c. France, précité,§ 27.

25

V. CEDH 21 janvier 2016, de Carolis et France Télévisions c. France, n° 29313/10 ; CEDH, 27 juin 2017, Medzlis Islamcke Zajenidce Brcko c. Bosnie-Herzégovine, n° 17224/11. 26

La question peut toutefois rebondir lorsque l'auteur des propos litigieux est journaliste et impliqué directement dans les faits relatés, v. infra. 27

Il en va ainsi à tout le moins des critères de but légitime et de base factuelle suffisante. Les critères de prudence dans l'expression et d'absence d'animosité sont moins nets dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, selon P. Wachsmann (D. 2021, p. 1727), « compte tenu de l'insistance de la Cour sur la liberté quant à la forme de ceux qui s'expriment (CEDH. 23 septembre 1994, Jersild c. Danemark, n° 15890/89) : seul le discours de haine, qui peut viser des individus, sort des limites de la liberté protégée par l'article 10 » s'il revêt une intensité importante.

9 sans limites de l'information, suscitant l'attention des journalistes, et la publication d'un second article, dès le lendemain, sur le site internet d'un hebdomadaire connu, reprenant le texte figurant sur le blog et y ajoutant l'identité révélée par Mme [L] de la personne dénoncée comme ayant commis des actes d'agression sexuelle plus de sept ans auparavant. Une autre affaire, qui soulève également la question de la bonne foi de l'autrice28, rend compte d'une autre forme d'expression sur Internet, tout aussi immédiate et virale quant à sa diffusion, celle du tweet dénonçant des propos à caractère sexuel tenus cinq auparavant par une personne parfaitement identifiée. Dans les deux hypothèses, les personnes visées par les propos litigieux étaient des personnes connues ou très connues (en l'espèce, un ancien ministre ; dans l'autre arrêt de la cour d'appel de Paris, l'ex directeur d'une chaîne de télévision thématique), ce qui a de toute évidence augmenté la viralité des propos tenus sur Internet, celle-ci étant en outre considérablement favorisée par l'usage d'un hashtag (# ou « mot-dièse »), à la fois signe de ralliement à un mouvement et mécanisme informatique de viralité du message. Mme [B] [L] a en effet intitulé l'article publié sur son blog « #Moiaussi : pour que la honte change de camp ». L'usage d'un hashtag implique, automatiquement, des connexions entre de multiples messages ayant trait au même « mot-dièse », ce qui va « doper leur diffusion et assurer leur viralité », ainsi que le souligne le Professeur Washmann. L'effet viral du procédé hashtag est a minima connu, voire recherché, par tout utilisateur de comptes tels Twitter, Facebook, Instagram.. ou rédacteur d'un blog, tant le hashtag est désormais intégré dans les modes de communication du 21e siècle, de manière universelle. . Les propos litigieux s'inscrivent par ailleurs dans un mouvement sociétal remarquable de dénonciation des atteintes à caractère sexuel faites aux femmes, sous les hashtags #MeToo, #Moiaussi, ou #Balancetonporc, qui sont apparus sur Internet, respectivement aux Etats-Unis et en France, en octobre 2017, dans la suite directe de ' l'affaire [H] ', du nom d'un célèbre producteur américain accusé de harcèlement sexuel, viols et agressions sexuelles sur de nombreuses actrices. L'ampleur du mouvement doit être soulignée, le hashtag MeToo ayant généré 18 millions de tweets en un an, alors que le second hashtag Balancetonporc a été repris dans près de 1 million de tweets29. Il est certain que ce mouvement collectif de dénonciation de faits à caractère sexuel commis à l'égard des femmes a suscité un débat général et une réflexion approfondie sur les comportements admissibles ou non admissibles des hommes à l'égard des femmes (et aussi à l'égard des hommes : voir le hashtag MeTooGay apparu massivement en janvier 2021 sur les réseaux sociaux). La question de savoir quels types exactement de comportements sont susceptibles d'entrer sous les hashtags susvisés reste cependant entière, les femmes s'en étant emparé à très grande échelle, sans forcément tenir compte de la gravité de l'affaire à l'origine directe de ce mouvement ([H] a été effectivement condamné depuis pour plusieurs viols et agressions sexuelles). Une grande diversité de comportements a pu être ainsi dénoncée, qu'il s'agisse 28

Cour d'appel de Paris, 31 mars 2021, n° RG 19/19081.

29

Chiffres évoqués dans l'arrêt précité, CA.Paris 31 mars 2021.

d'infractions pénales ou de comportements considérés par la victime comme attentatoires à sa dignité de femme30. Et il convient de souligner que la question d'intérêt général soulevée par ce mouvement était celle d'une réflexion sur les rapports hommes-femmes, dans la perspective d'une prise de conscience de la société et d'une évolution plus saine et respectueuse des droits des femmes. Ainsi, de très nombreux post ont eu pour objet de dénoncer avant tout des actes, des comportements, des situations, des propos, et non des personnes identifiées, ce qui a incontestablement permis à ce débat d'intérêt général d'atteindre une visibilité mondiale et de susciter la réflexion de la société tout entière sur ce sujet. Le droit français a lui-même évolué, en consacrant en août 2018 une nouvelle infraction d'outrage sexiste. Un autre débat d'intérêt général suscité par ce mouvement a été celui de déterminer dans quelle mesure la dénonciation nominative, publique et virale de faits réprimés pénalement ou heurtant la dignité féminine, ou encore l'encouragement à de telles dénonciations, pouvait s'inscrire légitimement dans ce mouvement. Le mouvement est né d'une affaire en particulier, 'l'affaire [H]', qui a suscité beaucoup d'émoi aux Etats-Unis et dans le monde entier en raison de l'ampleur des révélations qui ont été faites et de la gravité des faits. Pour les actrices concernées, il s'agissait bien de dénoncer ces faits en impliquant nommément M. [H]. De multiples dénonciations de faits d'ordre sexuel ont eu lieu par la suite, nominativement ou non, sous le hashtag MeToo (Moiaussi). Chaque femme a ainsi pu participer à ce mouvement sociétal remarquable de 'libération de la paroles des femmes' en faisant le choix de dénoncer publiquement des faits vécus, en impliquant, ou non, une personne identifiée. Chaque femme concernée était également en mesure, toujours dans le cadre de ce mouvement, de définir quels faits méritaient ou non d'être ainsi rattachés à ce mouvement. Les infractions sexuelles, à l'origine de 'l'affaire [H]', étaient de toute évidence visées ; d'autres comportements à caractère ou connotation sexuels pouvaient l'être en fonction de la sensibilité de chacune (ou de chacun, dans le cadre de l'élargissement du mouvement MeToo qui a eu lieu par la suite). Un débat d'intérêt général a ainsi pu naître autour du glissement possible de la dénonciation de faits inadmissibles ou réprimés pénalement vers la délation de personnes ayant eu des comportements sanctionnés par la loi ou susceptibles plus largement de heurter la dignité des femmes, sans pour autant qu'il soit possible d'objectiver ces derniers comportements. De nombreuses publications ont eu lieu, depuis fin 2017, autour de cette question, en France et au-delà 31. 30

Ainsi par exemple, des propos très déplacés relatés par l'autrice du premier tweet #Balancetonporc, qui ne relevaient pas d'une infraction pénale (v. CA. Paris, 31 mars 2021, précité). 31

Sur ce débat d'intérêt général, v. parmi d'autres les références suivantes accessibles sur Internet : Public Sénat, entretien V. Reille-Soult (spécialiste de la communication sur les réseaux sociaux), 20 août 2021 : « MeToo est un hashtag qui est très particulier parce qu'il est dans le soutien. MeToo, signifie je suis avec les autres, je ne suis pas toute seule ou tout

11 Encore peut-on observer, enfin, que la Cour européenne des droits de l'homme adopte une vision ouverte du 'sujet d'intérêt général', y incluant la question même de la diffamation à l'égard d'une personne connue, lorsqu'elle relève en 2019 dans un arrêt relatif à une procédure de diffamation, que « les propos litigieux concernaient les agissements prétendument délictueux d'un personnage très connu et portaient ainsi sur un sujet d'intérêt général »32. II.4. Quelles lignes directrices pour le critère de « base factuelle suffisante » à l'aune de ce nouveau contexte sociétal ? Dans ce contexte nouveau, du point de vue des modes de communication adoptés, et spécifique, du point de vue des débats généraux dans lesquels s'insèrent les propos litigieux, où placer le curseur de l'exception de bonne foi qui permet d'échapper à la sanction de la diffamation, quant au critère de la « base factuelle suffisante » ? Les premiers juges du fond et ceux de la cour d'appel, en l'espèce, ont eu une approche et une appréciation opposées de ce critère. Le même constat peut être fait dans l'autre dossier déjà évoqué, qui a donné lieu à un arrêt de la même cour d'appel de Paris quelques jours avant l'arrêt attaqué. Cela révèle la nécessité, pour la Cour de cassation, dans l'exercice de son contrôle de la notion de bonne foi en matière de diffamation, d'apporter quelques lignes directrices aux juridictions du fond à l'aune de ce contexte sociétal et des exigences de la Cour européenne des droits de l'homme quant à la protection de la liberté d'expression ainsi que celle des individus diffamés.

seul dans mon malheur. Tout comme #MeTooGay et #MeTooInceste qui sont apparus ces derniers mois et ont en commun de briser une sorte d'omerta. Des personnes célèbres ont été associées mais en termes de volume, le plus important ce sont les gens qui témoignent. Balance ton porc en revanche, c'était essentiellement de la dénonciation. MeToo non, c'est du partage d'expérience, c'est de la psychothérapie de groupe et ainsi, beaucoup de femmes se sont dit « je n'avais pas réalisé que j'avais été violée » » ; Manifesto.XXI, 3 décembre 2017, O. Olivier, : « Non, #Balancetonporc n'est pas une délation » ; The Conversation, 2 juillet 2019, « Doit-on absolument dénoncer publiquement une agression sexuelle ? » ; Journal Metro (canadien), 8 avril 2021, P. Gaxet, « La liste de dénonciations pour inconduites « Dis son Nom » [page Facebook] s'amenuise » ; TV5 Monde, 12 novembre 2017, « Violences sexuelles, harcèlement : dépasser la dénonciation » ; Légipresse, R. Le Gunehec, « #Balancetonporc : diffamation, dénonciation, délation ? Retour sur une jurisprudence qui se cherche dans le monde d'après », 19 juillet 2021, n° 394. Voir aussi, plus largement, le débat autour de la pratique du « name and shame », née dans la presse anglaise en 2009 à l'encontre de parlementaires et reprise ensuite en France plus particulièrement en droit des affaires (v. notamment, N. Cuzacq, « Le mécanisme du name and shame ou la sanction médiatique comme mode de régulation des entreprises », RTD.com. 2017, p. 473 ; J. Jombart, « La sanction numérique de « name and shame » en droit des affaires », D. Actualités 4 février 2022). 32

CEDH. 12 février 2019, Campion c. France, précité, § 20.

Il convient de trouver un équilibre entre la nécessaire défense de cette liberté dans une société démocratique propice à l'émergence de débats d'intérêt général, et la tout aussi nécessaire protection des individus dont l'honneur et la réputation est mise en cause, parfois sur le fondement d'une courte phrase, dans un contexte médiatique viral devenu la norme au 21e siècle 33. Deux principales lignes directrices nous semblent pouvoir être mises en avant dans cet objectif d'équilibre, lorsque se mêlent les contextes sus-décrits et une action en diffamation.

33

Sur Internet, toute déclaration orale ou écrite, quel que soit le support (tweet, article de presse, blog, oeuvre littéraire, vidéo, reportage télévisuel, post sur Facebook, Instagram...), est désormais susceptible d'être reproduite et diffusée à très grande échelle, à très court terme.

13 . En premier lieu, la question de la démonstration d'une « base factuelle suffisante » relève du domaine de la preuve, rapportée par l'auteur des propos diffamatoires34. Tout d'abord, la première chambre civile pourrait utilement rappeler que cette preuve doit permettre de caractériser la vraisemblance des faits, donc se rattacher à la réalité, dans la suite de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme35. A cet égard, l'affirmation liminaire de la cour d'appel de Paris dans sa motivation, selon laquelle « Il n'appartient pas à la cour de rechercher si les propos dénoncés par l'appelante sont réels ou imaginaires, mais uniquement si, compte tenu du contexte dans lequel ils ont été tenus, elle peut bénéficier de la bonne foi » mérite sans hésitation d'être censurée. Une telle motivation apparaît en effet très insuffisante, voire décalée, dans le contexte de protection de l'honneur et de la réputation qui sous-tend la diffamation : la liberté d'expression ne saurait permettre de diffuser publiquement un récit attentatoire à la réputation et à l'honneur d'un individu qui serait fondé, potentiellement, sur des faits imaginaires, eu égard à la gravité des conséquences de cette libre expression, sur l'individu concerné mais aussi du point de vue du respect de l'Etat de droit, qui doit garantir à tous les citoyens une justice encadrée, et notamment un corpus de preuves maîtrisé. L'imaginaire est exclusif de l'exception de bonne foi. Ensuite, il pourrait être souligné que l'appréciation de la base factuelle suffisante doit tenir compte des éventuelles difficultés rencontrées par l'auteur ou l'autrice des propos litigieux pour rapporter des éléments probants, parfois des années après la survenance des faits, notamment dans l'hypothèse de faits à caractère sexuel, et aussi au regard de sa qualité, lorsqu'il s'agit d'un simple particulier (et non d'un professionnel de l'information, selon une distinction couramment retenue dans la jurisprudence). Une certaine souplesse dans l'admission des éléments probatoires peut alors être admise, mais sous réserve de certaines limites, qui répondent à la nécessité du rattachement indispensable des faits à la réalité et de l'impératif de proportionnalité posé par la Cour européenne des droits de l'homme : - positivement, apporter des éléments en lien direct avec les faits rapportés ; des éléments suffisamment précis et non contradictoires, leur appréciation pouvant tenir compte de circonstances particulières, notamment de l'ancienneté des faits ; des éléments objectifs (purement factuels : écrits, témoignages directs, attestations...), ce qui n'exclut pas la possibilité d'apporter également des éléments subjectifs (notamment des témoignages indirects de proches) mais sans que ceux-ci puissent constituer, à eux seuls, une base factuelle suffisante ;

34

Propos diffamatoires ou susceptibles d'être diffamatoires, les deux arguments (exception de vérité et exception de bonne foi) pouvant être soulevés cumulativement - v. supra. 35

V. CEDH. 12 février 2019, Campion c. France, n° 35255/17, spéc. § 22 et 23 : « le requérant a affirmé l'existence d'un fait dont la réalité se prêtait à démonstration. Le requérant devait donc s'attendre à ce qu'on lui demande de fournir des éléments de nature à accréditer ses propos ». Accréditer renvoie précisément à ce qui peut être cru, à ce qui est vraisemblable (Dictionnaire Larousse, V° Accréditer).

- négativement, exclure des éléments postérieurs aux propos considérés comme diffamatoires (selon une jurisprudence constante de la chambre criminelle36), sauf s'ils se rapportent directement aux faits relatés (par exemple, un témoignage établi postérieurement aux propos litigieux mais se rapportant directement aux faits ou à leur contexte temporel) ; - et exiger une base factuelle d'autant plus suffisante que les propos litigieux relatent des faits graves et/ou ont eu des répercussions graves, par une appréciation proportionnelle des preuves rapportées au regard de la « nature » et de la « force » des faits allégués, selon les termes de la Cour européenne des droits de l'homme (v. supra, II.2). La gravité peut ainsi résulter de la nature infractionnelle des faits relatés, ou encore des conséquences plus ou moins importantes des propos litigieux sur la vie (personnelle, professionnelle, publique etc.) de la personne visée37. Ces limites à l'appréciation plus souple que l'on peut avoir de la « base factuelle suffisante » permettent de respecter, en tout état de cause, l'Etat de droit, dans lequel existe le risque de ne pouvoir, parfois, sanctionner des actes qui ont eu lieu mais dont on ne parvient pas à prouver suffisamment la réalité ou bien qui sont prescrits. . En second lieu, ce type de litige, au croisement de la liberté d'expression dans le cadre de débats d'intérêt général et de la diffamation, doit s'apprécier dans le contexte général et pérenne de nouveaux modes de communication marqués par leur immédiateté et leur viralité, lequel suppose une appréhension renouvelée de la responsabilité individuelle découlant de l'usage de cette liberté. Ces modes de communication, saisis désormais par l'ensemble des personnes juridiques, physiques ou morales, favorisent la réactivité, voire l'ultra réactivité, ainsi que la spontanéité de propos largement diffusés, aisément repris, fréquemment commentés 38. La diffamation, dont la définition est inchangée depuis la loi sur la liberté de la presse de 1881 modifiée par une ordonnance du 6 mai 1944, doit désormais être appréhendée dans ce nouveau contexte sociétal, qui bouleverse les modes de diffusion de l'information, voire la notion même d'information39. 36

V. notamment, Crim. 8 septembre 2015, n° 14-81681 et Crim. 18 juin 2019, n° 18-83488.

37

V. notamment, CEDH. 17 décembre 2004, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC] n° 49017/99 (« la Cour doit aussi tenir compte du fait que l'accusation était très grave pour le commissaire principal cité »). 38

V. R. Le Guhenec, art.cit. : « sur les réseaux sociaux, tout est opinion, un tweet suscite cent tweets, tout peut être contesté, contre-attaqué, approuvé, tout se dilue, plus rien ne pèse ». 39

L'Union européenne se préoccupe depuis plusieurs années de la question des informations de tous ordres diffusées sur Internet et de leur fiabilité. V. notamment l'appel à l'unanimité, le 8 mars 2022, des 27 ministres chargés du numérique et des communications électroniques dans les Etats de l'Union européenne, à l'égard de toutes les entreprises du secteur numérique (dont les réseaux sociaux et les plateformes en ligne), en faveur de mesures pour lutter contre la désinformation et la manipulation de l'information en ligne. L'appel insiste notamment sur

15 Chacun ou chacune peut désormais se saisir de ces nouveaux modes de communication et diffuser très largement une information (ou une opinion), d'ordre général ou individualisée, vérifiée ou non vérifiée, vraie ou fausse, très argumentée ou lapidaire, sans entrave et sans limites déontologiques établies ou efficaces, la seule limite étant la protection de la loi dans certaines hypothèses (injure, diffamation, provocation à la haine, menaces, apologie de crime contre l'humanité..), alors même que le propos a été diffusé et que le mal est fait. La liberté d'expression se trouve indéniablement renforcée par ce nouvel environnement technologique ouvert sur la société dans son ensemble et très performant du point de vue de la diffusion large (mondialisée) des écrits, vidéos, images, ce dont il faut se réjouir dans la perspective d'une promotion des valeurs démocratiques. Il reste que ces nouveaux modes de communication, ouverts à tous, entraînent corrélativement une responsabilité à l'égard des propos tenus. Cette responsabilité n'est pas nouvelle : elle figure expressément à l'article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme et se déduit aussi de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme de 178940. La Cour européenne des droits de l'homme n'hésite pas à se référer à la responsabilité de l'auteur de propos tenus publiquement, comme par exemple dans l'arrêt Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine, rendu par la Grande chambre le 27 juin 2017 ([GC] n° 17224/11), dans lequel la Cour souligne les « responsabilités » de quatre ONG, tenues de vérifier la véracité de leurs allégations, dans la suite du premier arrêt rendu par la Cour dans cette affaire en 2015 qui avait souligné leur « négligence » en ne s'étant pas efforcées, dans la mesure du possible, de vérifier leurs allégations, reprises ensuite dans la presse41 ; ou encore dans l'arrêt Pedersen et Baadsgaard c. Danemark (précité), dans lequel la Cour rappelle : « Le paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention souligne que l'exercice de la liberté d'expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias même s'agissant de questions d'un grand intérêt général. De plus, ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir de l'importance lorsque l'intensification de la protection des droits et libertés fondamentales sur internet, sur l'application immédiate du Code des bonnes pratiques en matière de désinformation présenté en avril 2018 par la Commission européenne, et il rappelle à ses interlocuteurs « la nécessité d'adopter une attitude responsable », tout en annonçant réfléchir à « de nouvelles sanctions, le cas échéant » (v. Lexis Veille, 8 mars 2022). Art. 10 ConvEDH : « 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités (...) » ; Art. 11 DDH : « (...) tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » 40

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Dans cette affaire, les ONG se plaignaient d'avoir été condamnées sur le fondement de la responsabilité civile dans le cadre d'une action en diffamation relative à une lettre adressée aux plus hautes autorités de leur district, dans laquelle elles mettaient en cause la candidature d'une personne au poste de directeur d'une radio multi-ethnique au motif que celle-ci nourrirait des opinions et sentiments irrespectueux et méprisants à l'endroit des musulmans et des Bosniaques et aurait eu des écarts de conduite à leur égard.

l'on risque de porter atteinte à la réputation d'une personne nommément citée et de nuire aux « droits d'autrui » » (§ 78). Mais cette responsabilité est explosive d'un point de vue quantitatif : chaque occasion de s'exprimer publiquement constitue en effet une mise à l'épreuve de cette responsabilité, d'ordre moral (puis-je diffuser une information incertaine ? comment pourrait être interprété mon message ? etc.) ou d'ordre légal (mon propos respecte-t-il les limites que le droit a posées à la liberté d'expression et d'opinion ?). Une telle responsabilité ne saurait être perçue comme une nouvelle entrave à la liberté d'expression, liberté fondamentale, mais bien comme une conséquence directe de l'élargissement très significatif des modes modernes et facilités d'expression sous toutes leurs formes. En bref, plus la communication s'élargit et se démultiplie, plus le risque de dérapages illégitimes s'accroît, et peut-être encore davantage dans le cadre de mouvements collectifs d'échanges sur des thèmes d'intérêt général, qui peuvent susciter des réactions en chaîne et fulgurantes (brefs commentaires spontanés sous un post ; partages immédiats par un simple clic de post, blog, tweet, vidéo...). En 2004, dans son arrêt Pedersen et Baadsgaard c. Danemark (précité), la Cour européenne des droits de l'homme recherchant les critères d'une base factuelle solide et proportionnée à la nature et à la force de l'allégation, soulignait (§ 79) : « Il est à cet égard plusieurs facteurs pertinents : l'allégation a été diffusée à une heure de grande écoute sur une chaîne de télévision nationale au cours d'une émission attachée à l'objectivité et au pluralisme et a donc atteint un large public ; par ailleurs, les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite. ». A cette époque, les nouveaux modes de communication sur Internet n'en étaient qu'à leurs tout premiers balbutiements42, mais la Cour soulignait déjà l'importance de considérer la puissance et l'immédiateté des médias audiovisuels (télévision) dans l'appréciation de la bonne foi, poursuivant dans le paragraphe suivant sur le critère de la grande gravité de l'accusation portée (§ 80). Afin de garantir tout à la fois la liberté d'expression, la paix sociale 43 et le respect des droits individuels dans un tel contexte, les remparts que le législateur a érigés doivent être simplement maintenus, afin que les valeurs d'une société démocratique, dans toutes leurs dimensions, puissent être préservées.

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Pour exemples : Facebook, créé en 2004 à l'université de Harvard, a été ouvert à tous en 2006 et a franchi en 2017 le nombre de deux milliards d'utilisateurs actifs ; Twitter a été créé en 2006 et on a observé 500 millions de tweets échangés par jour en 2017 ; Instagram, fondé en 2010, avait un milliard d'utilisateurs en 2018 à travers le monde. (Source : Wikipedia) 43

V. le premier arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme rendu dans l'affaire précitée Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine (13 oct. 2015), qui rejette la violation de l'article 10 en soulignant que les raisons avancées par les juridictions nationales pour justifier leur décision étaient pertinentes et suffisantes et répondaient à « un besoin social impérieux ».

17 L'exception de bonne foi, en matière de diffamation, ne peut, dès lors, puiser dans ce contexte nouveau les fondements d'un assouplissement ; il nous semble au contraire qu'elle doit être envisagée à l'aune de cette nouvelle responsabilité qui incombe désormais à chaque citoyen ou citoyenne internaute. Le tribunal médiatique ne saurait en effet se substituer à la justice étatique, même dans l'hypothèse où les propos s'inscrivent dans un mouvement d'intérêt général, dès lors que ceux-ci portent une atteinte grave à des droits individuels en l'absence de preuve suffisante de leur véracité (exception de vérité) ou a minima de leur vraisemblance (exception de bonne foi). Autant il existe un intérêt général évident à laisser s'épanouir un débat collectif sur un thème sociétal, quel qu'il soit (et celui relatif à la 'libération de la parole des femmes' en est incontestablement un), autant l'expression d'un mouvement de dénonciations nominatives en chaîne, favorisant l'émergence d'une justice privée par l'inévitable sanction immédiate de l'opinion publique, peut heurter les fondements mêmes de la démocratie par sa brutalité et son irréversibilité (le doute s'insinue, en tout état de cause)44. En l'espèce, il convient de rappeler que l'appel ne portait « que sur le rejet de l'exception de bonne foi et ses conséquences » (v. arrêt attaqué, p. 4). Ainsi que le motive suffisamment la cour d'appel de Paris, les trois premiers critères d'appréciation de la bonne foi peuvent être déduits de la situation et des faits : le passage litigieux du blog de Mme [B] [L] fait preuve de mesure et d'une relative prudence dans l'expression ; il n'existe aucun élément permettant de douter de l'absence d'animosité personnelle de l'autrice de ce texte à l'égard de M. [S] [M] ; et l'intitulé même de l'article publié sur le blog (« #Moiaussi : pour que la honte change de camp »), ainsi que sa date (13 jours après la révélation de 'l'affaire [H]' par la presse américaine), convainquent de son rattachement au débat d'intérêt général sur la parole libérée des femmes ayant découlé de cette affaire. Quant au quatrième critère, celui de la base factuelle suffisante, qui fait précisément l'objet du second moyen pourvoi, il nous apparaît en l'espèce faire défaut, à l'aune de l'ensemble des développements qui viennent d'être exposés.

44

V. A. Lepage, « La bonne foi du diffamateur à l'ère de la libération de la parole », CCE 2021/6, p. 33 : « l'opprobre, bien réel, qui s'abat sur la personne visée par les révélations fait ainsi figure de peine sociale qui se substitue à la peine qu'aurait le cas échéant prononcée le juge pénal, au terme d'un procès équitable ». Egalement, E. Derieux, « Libération de la parole et risque de délation », JCP.G. 10 mai 2021, p. 517, évoquant « les risques de délation à l'encontre des individus nommément et publiquement mis en cause » ; R. Le Gunehec, art.cit, évoquant le « cataclysme » du mouvement #MeToo, qui comporte « une dimension spécifique et hautement sensible de dénonciation publique - certains diront de délation - que le hashtag #Balancetonporc exprime crûment ».

En effet, la cour d'appel de Paris ne constate aucun élément objectif, purement factuel, se rapportant directement aux faits relatés dans le blog. La cour d'appel souligne, au contraire, « qu'il n'est produit aucun témoignage direct des faits et aucune attestation émanant de personnes présentes lors de la représentation », alors que Mme [B] [L] « avait écrit que tout le monde l'avait regardée » (v. arrêt attaqué p.5). Elle était assise, en outre, sur une rangée très exposée aux regards, ainsi que cela était précisé dans l'article litigieux. Seuls des témoignages de proches (amis, ex-mari, parents) sont produits, rédigés dans le cadre de la procédure en diffamation, huit ans après les faits, relatant les réactions de Mme [B] [L] après cette représentation à l'opéra (dans les heures ou les mois qui ont suivi). La cour d'appel s'appuie en outre sur les réponses orales du père de Mme [B] [L] à l'audience du tribunal (v. notes d'audience, pièce 11 MA), relatives tant à ses convictions personnelles sur l'honnêteté de sa fille (« qui ne mentait jamais », « d'une droiture absolue ») qu'à des témoignages qu'il aurait reçus de la part d'autres femmes mais sans que celles-ci soient identifiées ni aient souhaité témoigner45. Enfin, la cour d'appel s'appuie sur une expertise psychiatrique amiable réalisée sur Mme [B] [L] huit ans après les faits, donc largement postérieure aux faits relatés dans le blog, tout comme les éléments que l'ancienne assistante de vie de la famille [M] a exposés dans une attestation (laquelle évoque un « comportement déplacé à son égard de la part de M. [S] [M] depuis avril/mai 2018 », v. arrêt attaqué p. 5). La cour d'appel constate également des contradictions, en l'espèce « plusieurs erreurs factuelles dans son récit », notamment quant à « l'existence d'un entracte, pendant lequel son père serait arrivé et où elle aurait changé de place », alors que la représentation avait été exécutée sans entracte (v. arrêt attaqué p.5) et qu'elle n'avait pas changé de place, ce que Mme [B] [L] a finalement reconnu à l'audience (v. notes d'audience). Les faits relatés par Mme [B] [L] étant d'une particulière gravité (infraction pénale d'agression sexuelle, en l'occurrence prescrite), la mise en oeuvre d'une appréciation proportionnée à la nature des faits encourage d'autant plus à exiger des éléments suffisants pour établir une base factuelle vraisemblable, afin d'accueillir l'exception de bonne foi. Il apparaît que les seuls éléments produits, en l'espèce, attestent la présence de M. [M] à côté de Mme [B] [L] lors d'une représentation à l'opéra Bastille le 25 mars 2010, la concordance des témoignages des proches de la victime plusieurs années après les faits, ainsi que leur concordance avec les faits relatés antérieurement par Mme [B] [L] dans son blog, outre l'attestation de l'assistante de vie de la famille [M], mais qui relate un comportement qu'elle aurait elle-même subi huit ans après les faits exposés par Mme [B] [L], tous éléments qui ne sont pas négligeables mais ne sauraient répondre, à eux seuls, aux éléments requis pour établir la base factuelle suffisante des faits d'agression sexuelle que Mme [B] [L] a relatés. Mme [B] [L] ne produit en effet aucune attestation de témoins directs des faits (ni spectateur, ni personnel de l'opéra de Paris, ni l'officier de sécurité de M. [L] pourtant évoqué dans l'interview qu'elle a réalisée dans l'émission Quotidien, v. pièce 10 MA p. 13)46. Elle ne produit en outre 45

M. [S] [M] a quant à lui produit une Lettre ouverte, datée du 24 octobre 2017 et signée nominativement de vingt collaboratrices sur les cinquante dernières années, qui lui expriment leur soutien total. V. pièce 8 MA. 46

Comp. Arrêt Campion c. France, précité, dans lequel la Cour européenne des droits de l'homme souligne (notamment) la même défaillance (absence de témoins directs des faits relatés) pour écarter la violation de l'article 10 ConvEDH.

19 aucun élément écrit datant de l'époque des faits (ni main courante, ni plainte47, ni récit écrit des faits à un tiers, ni attestation médicale sur de possibles répercussions directes d'une agression). Le seul élément écrit relativement proche en date de la représentation à l'opéra Bastille est un mail rédigé par l'un de ses amis, postérieur à mi-mai 2011, soit plus d'un an après la représentation, et évoquant en substance de manière allusive une « histoire glauquissime avec [M] » sans plus de précisions (v. arrêt attaqué, p. 5). Mme [B] [L] a par ailleurs fermement présenté des éléments factuels comme véridiques (v. l'article litigieux et les entretiens accordés au Figaro et à l'émission Quotidien peu après la publication de cet article - pièces 9 et 10 MA48), alors qu'ils se sont avérés être objectivement faux après enquête (v. notes d'audience, p. 5). Ce dernier point peut toutefois être relativisé, dans le cadre de l'appréciation de la bonne foi d'une personne révélant des faits d'agression sexuelle plus de sept ans après leur possible survenance, d'autant plus que celle-ci a reconnu ses confusions. Mais l'ensemble des éléments fournis peine, au final, à constituer une base factuelle suffisante, c'est-à-dire suffisamment solide et objective pour caractériser la vraisemblance. Quant au contexte de l'article publié sur le blog et de celui qui a suivi dans L'Express révélant le nom de M. [S] [M], la cour d'appel de Paris insiste avec raison sur le fait que ces publications « s'inscrivent dans le débat d'intérêt général consécutif à la « libération de la parole des femmes », à la suite de l'affaire [H] » (arrêt attaqué p. 4). Mais un tel contexte, qui relève d'un combat légitime des femmes au soutien de leur dignité et de la protection de leur corps, ne diminue pas la responsabilité des internautes dans le cadre de leurs publications, pour les raisons précédemment exposées. Au contraire, la cour d'appel a estimé que ce contexte général, au côté de celui « dans lequel les faits litigieux se seraient produits », et sans plus d'explications, permettait de considérer que « les pièces et le témoignage produits par l'appelante constituent une base factuelle suffisante » (arrêt attaqué p. 6). Quant à la qualité de Mme [B] [L], enfin, celle-ci se présente elle-même sur son blog (www.itinera-magica.com) comme « écrivain et journaliste-photographe ». Elle publie régulièrement des articles dans des magazines connus, consacrés au tourisme et aux voyages. L'affirmation de la cour d'appel de Paris selon laquelle Mme [B] [L] ne serait pas une « journaliste qui fait profession d'informer, mais une personne elle-même impliquée dans les faits dont elle témoigne » (p. 6) peut être relativisée, dans la mesure où il s'agit plus précisément d'une personne dont la profession déclarée est effectivement journaliste-photographe, bien que les faits relatés n'aient pas été exposés dans le cadre de l'exercice de cette profession et la concernent personnellement. Ces circonstances peuvent peut-être expliquer que les réflexes attachés à la profession de journaliste aient pu être amoindris dans le cadre d'une publication 47

Il convient toutefois de préciser que déposer une main courante ou porter plainte n'est pas un devoir, mais une possibilité offerte à la victime d'une infraction. Dans l'appréciation de la base factuelle suffisante, il ne saurait ainsi être négativement reproché à Mme [B] [L] de s'être abstenue de porter plainte en 2010, lorsque les faits se seraient produits, d'autant plus au regard de la nature des faits supposés et du contexte familial dans lequel elle évoluait (qu'elle explique dans une interview au journal Le Figaro peu après la révélation des faits, le 6 novembre 2017 v. pièce 9 MA, p. 4). 48

Pièce 9 MA, page 4 - entretien Le Figaro, 7 nov. 2017 : « Je suis sûre qu'il y avait un entracte. S'il n'y a pas d'entracte dans L'Or du Rhin, c'est que ce n'était pas L'Or du Rhin ! ».

réalisée sur un blog public. Mme [B] [L] a déclaré, deux jours après la parution de son article, « J'ai écrit le texte sous une impulsion et je l'ai publié »49, puis lors de l'audience, évoquant son article : « je n'imaginais pas que ça pourrait être décortiqué par la justice, ce n'est pas une accusation mais un témoignage » (v. notes d'audience, p. 3). La Cour européenne des droits de l'homme, a pu relever, en 2019, que l'auteur de propos relatant des faits graves de manière précise en les attribuant à une personne nommément désignée, « devait s'attendre à ce qu'il lui soit demandé de fournir des éléments de nature à accréditer ses propos »50. Mme [B] [L] n'a certes pas livré le nom de [S] [M] en première intention, dans son blog, mais elle a opté pour cette révélation dès le lendemain lorsqu'elle a été contactée par L'Express. Les éléments d'identification figurant dans le blog étaient précis51 et allaient inévitablement susciter un fort intérêt de la presse, mais il était encore possible de maintenir un ralliement au mouvement MeToo sans dénonciation nominative, le cas échéant. Enfin, quant aux demandes de condamnation formées par M. [M], en l'occurrence la condamnation de Mme [B] [L] au paiement de la somme de 1 euro à titre de dommages et intérêts, la suppression de l'article sur le blog et la publication d'un communiqué judiciaire sur le même site internet, elles ne constituent pas une sanction présentant un caractère excessif qui serait de nature à emporter un effet dissuasif pour la liberté d'expression, ou disproportionnée par rapport au but visé. La conclusion de l'arrêt attaqué, selon laquelle « Au vu de l'ensemble des éléments du dossier et dans de telles conditions, le prononcé d'une condamnation, même seulement civile, porterait une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression et serait de nature à emporter un effet dissuasif pour l'exercice de cette liberté », apparaît juridiquement critiquable à l'issue de cette analyse.

En conclusion, Il me semble que la Cour de cassation pourrait, après avoir rappelé l'importance de la liberté fondamentale d'expression garantie par les textes sus-évoqués, notamment pour favoriser l'émergence de débats d'intérêt général dans une société démocratique, souligner qu'un équilibre doit néanmoins être préservé, conformément à la jurisprudence française et à celle de la Cour européenne des droits de l'homme, entre cette liberté et la protection des droits individuels des citoyens, qui se traduit notamment au travers de l'action en diffamation. Elle pourrait ensuite souligner que cette action doit être appréhendée, lorsque la situation s'y rattache, à l'aune des nouveaux moyens de communication sur Internet, qui favorisent l'immédiateté et la viralité de la 49

Interview, émission Quotidien, 20 oct. 2017, v. pièce 10 MA, p. 10.

50

Arrêt Campion c. France, précité, § 23. En l'occurrence, il s'agissait d'accusations de corruption ou trafic d'influence portées par un particulier à l'encontre d'un homme politique très connu, dans un entretien réalisé pour un hebdomadaire à grande diffusion. 51

« C'est un ancien ministre de [X], membre de plusieurs gouvernements, qui a occupé des fonctions régaliennes, qui est une grande figure de gauche, décoré de l'Ordre national du mérite et de plusieurs autres Ordres européens. »

diffusion des propos qui y sont tenus ; que ce nouveau contexte technologique, qui développe corrélativement la responsabilité des personnes qui en usent, de manière potentiellement spontanée, notamment dans le cadre de débats d'intérêt général. Puis, s'agissant plus particulièrement de l'appréhension de la bonne foi de celui ou celle qui a tenu des propos susceptibles de relever de la diffamation, la Cour de cassation pourrait insister sur la nécessité de démontrer, pour bénéficier de cette exception, une base factuelle suffisante, c'est-à-dire des éléments de preuve permettant de caractériser la vraisemblance des faits rapportés, ce qui suppose d'apporter, notamment, un ou des éléments objectifs et suffisamment précis en lien direct avec ces faits, et ce, de manière proportionnée à la gravité des faits rapportés ou de leurs répercussions. Il pourrait être précisé que pour l'appréciation des éléments rapportés, les juges du fond peuvent tenir compte, dans le respect des règles propres à garantir l'Etat de droit, du contexte personnel ou sociétal particulier dans lequel ont été diffusés les propos litigieux, et notamment de la difficulté spécifique que peut rencontrer leur auteur ou autrice pour rassembler ces éléments.

Au bénéfice de ces observations et de l'ensemble de ces développements, je conclus à la cassation de l'arrêt attaqué sur le second moyen du pourvoi, les éléments permettant de retenir une base factuelle suffisante, critère de l'exception de bonne foi dans l'hypothèse d'une action en diffamation, n'étant pas établis dans l'arrêt attaqué.

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