La lettre juridique n°923 du 10 novembre 2022 : Contrats et obligations

[Brèves] La gratuité chasse l’apparence

Réf. : Cass. civ. 3, 7 septembre 2022, n° 21-20.312, F-D N° Lexbase : A68478H3

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N3231BZP

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par Dimitri Houtcieff, Agrégé des Facultés de droit

le 09 Novembre 2022

Mots-clés : contrat • mandat apparent • avantage gratuit • pouvoirs • tiers contractant • croyance légitime

Le mandant peut être engagé sur le fondement d'un mandat apparent, si la croyance du tiers dans les pouvoirs du mandataire est légitime, ce caractère supposant que les circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier les limites exactes de ces pouvoirs ; l'avantage gratuit consenti par le mandataire apparent impose toutefois de vérifier ses pouvoirs.


 

Les apparences ne sont pas toujours trompeuses. Elles dispensent même souvent de s’enquérir de la réalité, épargnant de fastidieuses vérifications aux opérateurs : « en fait de meubles, la possession ne vaut titre », dispose l’article 2276 du Code civil N° Lexbase : L7197IAS.  Il arrive même, pour que l’agent puisse s’y fier sans crainte, qu’elles l’emportent sur la réalité et deviennent créatrices de droit : ainsi lorsqu’un mandant est engagé par un mandataire apparent dépourvu du moindre pouvoir. Encore faut-il alors que le tiers contractant ait légitimement pu croire en la réalité de la représentation, ce qu’excluent parfois les circonstances : l’invocation d’un avantage gratuit impose ainsi une vérification des pouvoirs du représentant incompatibles avec l’existence d’un mandat apparent, comme en atteste cet arrêt rendu le 7 septembre 2022 par la troisième chambre civile de la Cour de cassation.

Une société civile immobilière avait consenti à une personne physique un bail portant sur maison d’habitation. Après un an et demi, la locataire cessa de régler ses loyers : la bailleresse l’assigna afin d’obtenir la résiliation du bail et sa condamnation au paiement des loyers impayés. La locataire prétendit alors que le bail avait été nové d’un commun accord en convention d’occupation à titre gratuit. La bailleresse opposa que la prétendue novation avait été consentie, non pas par le gérant de la société, mais par une associée dépourvue du pouvoir de l’engager : l’occupante fit valoir qu’elle ignorait ce défaut de pouvoir, ladite associée s’étant toujours comportée à son égard comme la représentante de la société civile… Son argumentation emporta la conviction des juges du fond [1] : par un arrêt confirmatif, la cour d’appel de Paris estima que l’associée s’était comportée comme une mandataire apparente de la société civile immobilière à l’égard de l’occupante et que les liens amicaux qu’entretenaient l’une et l’autre autorisaient à ne pas vérifier les limites exactes de ses pouvoirs, d’autant que l’intention de nover le bail en prêt à usage s’était concrétisée par la restitution des loyers de janvier et mars 2016 et qu’aucun paiement n’avait plus jamais été exigé pendant un an et demi [2]. La société propriétaire se pourvut en cassation, faisant notamment valoir que celui qui a reçu un avantage à titre gratuit ne peut bénéficier de la théorie de l’apparence. Le pourvoi est accueilli par la décision rapportée.

Selon la Cour régulatrice, en admettant que l’associée s’était comportée comme mandataire apparent et que les liens amicaux qui existaient entre les parties autorisaient l’occupante des locaux à ne pas vérifier les limites de ce mandat, alors que l’avantage gratuit imposait de vérifier les pouvoirs de la prétendue mandataire, la cour d’appel a violé l’article 1998 du Code civil N° Lexbase : L2221ABU, dont il résulte, en substance  et selon la jurisprudence, que le mandant ne peut être engagé sur le fondement d'un mandat apparent que si la croyance du tiers dans les pouvoirs du mandataire est légitime, ce caractère supposant que les circonstances autorisent le tiers à ne pas vérifier les limites exactes de ces pouvoirs.

Cet arrêt ne surprend pas : la croyance légitime ne se présume pas et ne peut être admise qu’avec prudence (I). Il n’en mérite pas moins l’attention, en tant qu’il affirme que l’invocation d’un avantage gratuit par le tiers contractant impose la vérification des pouvoirs du mandataire (II).

I. La croyance légitime ne se présume pas

Les conséquences du mandat apparent sont âpres : le mandant ne peut se prévaloir de l’absence –effective – des pouvoirs du mandataire pour échapper à la dette. Il appartient cependant au tiers contractant d’établir que les conditions de mise en œuvre de la théorie de l’apparence sont réunies. Si la jurisprudence n’exige plus l’existence d’une erreur invincible [3], elle n’admet le jeu de ce mécanisme correcteur qu’avec circonscription, sous réserve de ce que les circonstances aient pu dispenser le tiers contractant des vérifications qui auraient pu conduire à la mise au jour de la réalité : la croyance dans l’existence des pouvoirs du mandataire doit être « légitime » [4]. Issu de la réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations N° Lexbase : L4857KYK, l’article 1156 du Code civil N° Lexbase : L0874KZE consacre cette solution jurisprudentielle : il n’admet l’opposabilité de l’acte accompli par un représentant sans pouvoir ou au-delà de ses pouvoirs que « si le tiers contractant a légitimement cru en la réalité des pouvoirs du représentant, notamment en raison du comportement ou des déclarations du représenté » [5].

En pratique, les juges s’appuient volontiers sur le comportement du mandataire apparent pour caractériser la croyance légitime du tiers contractant : ainsi lorsque le prétendu mandataire s’est lui-même présenté comme tel [6], ou qu’il a, comme en l’espèce, utilisé des papiers d’affaires au nom du mandant [7]. La croyance légitime peut aussi être admise au-delà du comportement du mandataire apparent, pour peu que les circonstances s’y prêtent : ainsi en va-t-il dès lors que le mandataire était assisté par un avocat lors de la signature de l'acte notarié, que sa procuration était mentionnée dans cet acte, et que le notaire, en raison de son devoir de conseil, avait été tenu de vérifier l'étendue des pouvoirs du mandataire [8].

Au-delà de ces exemples, il est évidemment un peu vain de tenter d’énumérer exhaustivement l’ensemble des circonstances susceptibles de fonder la croyance légitime du tiers contractant. À la vérité, au-delà d’une méticulosité nécessaire des juges dans la caractérisation de cette croyance légitime, il n’y a pas à proprement parler, en cette matière, de « jurisprudence » : l’apparence est ordinairement affaire d’espèce et de circonstances. La décision rapportée n’en est que plus frappante, en tant qu’elle admet, par principe et en thèse générale, que le tiers contractant ne peut invoquer l’apparence dès lors qu’il se prévaut d’un avantage gratuit.

II. La gratuité impose la vérification

Quoique la décision ne soit pas rédigée en forme d’arrêt de principe, et bien qu’elle ne soit pas publiée, elle paraît bien reposer sur un principe. La Cour régulatrice affirme en effet sans détour que « l’avantage gratuit dont se prévalait [la défenderesse au pourvoi] lui imposait de vérifier les limites de ce mandat ». Elle ne s’attarde guère sur la contrariété de l’acte considéré à l’intérêt social de la bailleresse, qui aurait pourtant pu participer à faire douter de la croyance légitime de l’occupante : au-delà des circonstances de l’espèce, l’invocation d’un avantage gratuit exclut par principe que le tiers contractant puisse se prévaloir d’un quelconque mandat apparent.

L’éviction systématique de la théorie de l’apparence n’est pas si fréquente : par principe, la croyance légitime n’a pas de frontières. Certes, certaines dispositions législatives en restreignent le jeu. Depuis l’entrée en vigueur de la réforme du droit des contrats, l’article 1158 du Code civil N° Lexbase : L2704K7B étrique l’hypothèse de l’apparence, en permettant au tiers qui doute de l'étendue du pouvoir du représentant conventionnel de « demander par écrit au représenté de lui confirmer, dans un délai qu'il fixe et qui doit être raisonnable, que le représentant est habilité à conclure cet acte » : la vérification des pouvoirs du représentant étant simplifiée en même temps qu’elle est encouragée, l’hypothèse de la croyance légitime est rabotée. Certains droits spéciaux passent par ailleurs pour être rétifs à la théorie de l’apparence : songeons au droit des sociétés, qui protège le tiers contractant sans lui imposer la preuve d’une quelconque croyance légitime dans les pouvoirs du mandataire social [9]. Enfin, certaines exigences sont rétives à la prospérité de la théorie de l’apparence. Le formalisme exceptionnel de certains mandats conduit par exemple à l’exclure [10] : « l’exigence d’un mandat écrit, quand elle a pour raison d’être de protéger le titulaire véritable, crée pour la victime de l'illusion l'obligation de se renseigner » [11]. Encore ne faut-il pas déduire un reflux général de la théorie de l’apparence des remarques qui précèdent. D’abord, comme on l’a dit, la casuistique inhérente à la caractérisation de la croyance légitime rend difficile la perception d’un quelconque mouvement d’ensemble. Ensuite, même dans les matières qui passent pour y être hostiles, l’apparence fait parfois de la résistance [12]. L’hostilité de principe dont semble témoigner cette décision peut donc légitimement surprendre (si l’on peut dire) : elle n’en doit pas moins être approuvée.

La volonté de se dépouiller sans contrepartie est suffisamment inhabituelle pour que les actes juridiques qui la portent fassent fréquemment l’objet d’un contrôle renforcé : il convient de s’assurer de ce qu’ils n’ont pas été consentis à la légère. Les libéralités sont ainsi le plus souvent soumises à un formalisme impératif et protecteur, lequel, comme on vient de le dire, interdit l’invocation d’une quelconque apparence [13]. Au-delà même des hypothèses où l’efficacité de la volonté est soumise à une solennité, on ne saurait admettre qu’une obligation puisse naître à la charge d’un débiteur, non seulement sans aucune volonté de sa part, mais en outre sans qu’il bénéficie de la moindre contrepartie. La sécurité du crédit ne saurait fonder une telle atteinte à la liberté contractuelle et à la protection du débiteur : les relations d’affaires ne sont-elles d’ailleurs pas rétives à la gratuité ? L’incongruité de l’avantage gratuit doit dès lors nécessairement susciter un doute (légitime) quant à la réalité des pouvoirs du représentant : elle impose une vérification de la part du contractant. Somme toute, pour ainsi dire, la gratuité chasse l’apparence ! 


[1] TI Meaux, 12 décembre 2018, n° 11-18-000364 N° Lexbase : A047049B.

[2] CA Paris, 4-3, 28 mai 2021, n° 19/01007 N° Lexbase : A06484UK.

[3]  La jurisprudence s’est longtemps fondée sur le vieil adage : error facit jus : v. par exemple  Cass. req., 3 août 1815, S. 1815-1818, p. 83 et s.  Adde sur cet adage, E. Valabrègues De la maxime error communis facit jus, RCLJ 1890.30 et s.

[4] Cass. ass. plén., 13 décembre 1962, n° 57-11.569, Bull. n° 2, D. 1963. 277, note J. Calais-Auloy ; JCP 1963. II. 13105, note P. Esmein ; RTD civ. 1963. 572, obs. G. Cornu.

[5] V. sur ce point les observations critiques de A. Danis-Fatôme, Proposition de modification de l’article 1156 du Code civil : le défaut de pouvoir du représentant, RDC, mars 2017, n° 1, 114b0, p. 177.

[6] Par ex. Cass. civ. 1, 6 janvier 1955, JCP G 1955, II, 8731, note A. Besson ; Cass. civ. 1, 28 octobre 1974, n° 73-12.724, publié au bulletin N° Lexbase : A3628CKL ;  Cass. com., 8 mai 1978, n° 76-13034, publié au bulletin N° Lexbase : A9861AGC ; Cass. com., 5 décembre 1989, n° 88-14193 N° Lexbase : A8584AHE ; Cass. civ. 1, 22 mai 1991, n° 89-20.596 N° Lexbase : A6210CYN, Contrats, conc., consom., 1991, comm. 220, L. Leveneur.

[7] Cass. civ. 1, 3 juin 1998, n° 96-12.505, publié au bulletin N° Lexbase : A0310AZI ; Cass. civ. 1, 8 avril 2010, n° 09-10.790, FS-D N° Lexbase : A5830EUH ; Cass. civ. 3, 26 novembre 2015, n° 12-19.414, F-D N° Lexbase : A0897NYU.

[8] Cass. civ. 1, 28 septembre 2022, n° 20-21.631, F-D N° Lexbase : A09488M3.

[9] Il est ordinaire que le représentant légal engage la société par les actes entrant dans l’objet social : C. civ., art. 1849 N° Lexbase : L2046ABE ou C. com., art. L. 221-5 N° Lexbase : L5801AIP. Voire, ce représentant engage parfois la société au-delà de l’objet social, sauf à ce qu’il soit démontré que le tiers savait que l’acte dépassait l’objet social ou qu’il ne pouvait l’ignorer :  C. com., art. L. 223-18, al. 5 N° Lexbase : L2030KGB, art. L. 225-35, al. 2, N° Lexbase : L7980MB8 L. 225-64, al. 2 N° Lexbase : L7981MB9.

[10] Cass. civ. 1, 2 décembre 2015, n° 14-17.211, F-P+B N° Lexbase : A6930NYC, Contrats, conc., consom., mars 2016, n° 3, p. 59, obs. crit. L. Leveneur  ; Cass. civ. 1, 31 janvier 2008, n° 05-15.774, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5980D4A, D. 2008,  AJ 485, obs. Y. Rouquet, RTD com. 2008. 616, obs. B. Bouloc, Defrénois 2008. 701, obs. É. Savaux ; Contrats, conc., consomm., mai 2008, n° 5, p. 124, note L. Leveneur ; Cass. civ. 1, 5 juin 2008, n° 04-16.368, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A9205D8G ; D. 2008. AJ 1693, obs. Y. Rouquet. V. cep. contra Cass. civ. 1,, 6 janvier 1994, n° 91-22.117 N° Lexbase : A6007AHX, Bull. I, n°1, RTD civ. 1994. 593, obs. J. Mestre, RTD com. 1994. 548, obs. B. Bouloc. Adde en matière  de délégation d’un droit  de vote dans le  cadre d’une copropriété, Cass. civ. 3, 19 juillet 1995, n° 93-17.911 N° Lexbase : A7944ABT, D. 1996. Somm. 91, obs. C. Atias.

[11] M. Boudot, Rép. civ.  Dalloz, V° Apparence, mai 2018.

[12] Cass. com., 9 mars 2022, n° 19-25.704, F-D N° Lexbase : A52247QK, Rev. Soc. 2022, p.479 note J. Jullian.

[13] V. en matière de donations, C. civ., art. 931 N° Lexbase : L0088HPX : « Tous actes portant donation entre vifs seront passés devant notaires dans la forme ordinaire des contrats ; et il en restera minute, sous peine de nullité ».

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