La lettre juridique n°909 du 9 juin 2022 : Responsabilité administrative

[Jurisprudence] Condamnation de l’État du fait des dégradations commises par des attroupements et rassemblements : l’application du régime de responsabilité sans faute dans le cadre des manifestations des « Gilets jaunes » à Toulouse

Réf. : TA Toulouse, 21 avril 2022, n° 1904438 N° Lexbase : A60037UU et n° 1904448 N° Lexbase : A60047UW

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[Jurisprudence] Condamnation de l’État du fait des dégradations commises par des attroupements et rassemblements : l’application du régime de responsabilité sans faute dans le cadre des manifestations des « Gilets jaunes » à Toulouse. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/85392264-jurisprudence-condamnation-de-letat-du-fait-des-degradations-commises-par-des-attroupements-et-rasse
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par Sophie Banel, Avocat associé et Camille Delesalle, Avocat, Cabinet Goutal, Alibert et Associés

le 08 Juin 2022

Mots clés : attroupement • rassemblement • gilets jaunes • responsabilité • sécurité

Par deux jugements rendus le 21 avril 2022, le tribunal administratif de Toulouse a retenu l'engagement de la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure N° Lexbase : L9763LPB, du fait des dommages subis par la Ville et la Métropole de Toulouse lors des journées de mobilisation du mouvement dit « Gilets jaunes », qui se sont déroulées chaque samedi, en centre-ville de Toulouse, entre le mois de novembre 2018 et le mois de juin 2019. Des jugements récents qui font une application, dans un cas topique d’importance, du régime de la responsabilité sans faute de l’État du fait des attroupements ou rassemblements.


 

I. Sur les conditions de mise en œuvre du régime de responsabilité sans faute de l’État

Pour rappel, il est prévu à l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure que « l'État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens ». Il s’agit d’un régime de responsabilité sans faute de l’État, du fait des dégâts et dommages commis dans le cadre d’attroupements ou rassemblements.

Encore faut-il pouvoir, afin de faire application de ce régime de responsabilité de l’État, définir juridiquement les notions d’« attroupements » et de « rassemblements », puis déterminer si l’on est en présence de crimes ou délits commis, ou non, dans le cadre d’un tel événement.

La notion d’« attroupement » est définie par l’article 431-3 du Code pénal N° Lexbase : L4960ISI, comme « tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public ». Et ainsi que l’avait relevé le rapporteur public Alexandre Lallet, dans une affaire relative à l’utilisation du lanceur de balles de défense de 40 milimètres lors des opérations de maintien de l'ordre lors des manifestations « Gilets jaunes » de janvier et février 2019, « une manifestation pacifique et organisée n’est pas un attroupement. Mais une manifestation qui dégénère et dont s’extraient spontanément des groupes d’individus violents donne lieu à la formation d’attroupements au sens juridique » [1].

C’est dans cette logique que le juge administratif, appelé à juger de l’engagement de la responsabilité sans faute de l’État du fait des attroupements ou rassemblements, examine le lien temporel, mais aussi de proximité géographique, entre les crimes et délits dommageables et les épisodes d’attroupements ou rassemblements.

Le Conseil d’État, déjà par un arrêt du 30 décembre 2016, censurait la cour d’appel qui n’avait pas retenu la responsabilité sans faute de l’État alors qu’elle avait relevé que les dégradations (incendies) ont « été provoqué[es] par des personnes qui étaient au nombre de celles qui s'étaient spontanément rassemblées, peu de temps auparavant, pour manifester leur émotion après le décès des deux adolescents » [2].

Et il faut relever que le juge administratif considère que façon constante que le caractère organisé et prémédité des dégradations, notamment dans le cadre d’une manifestation sur la voie publique, ne suffit pas à écarter la responsabilité de l’État [3].

Le rapporteur public, M. Polge, synthétise parfaitement, dans les conclusions relatives à l’affaire précitée, le raisonnement du juge administratif :

« la préméditation et l’organisation ne suffisent pas à eux seuls à écarter la mise en œuvre du régime de responsabilité sans faute de l’État : dans le cas d’une manifestation qui s’accompagne de violences ou de dégradations, c’est le lien avec la manifestation qui est déterminant – ce lien n’est rompu que lorsque les auteurs ne se sont organisés que pour commettre ces délits ; il subsiste lorsque même en s’organisant et en préméditant leur geste, ce dernier reste dans le prolongement de la manifestation ».

Autrement dit, l’État ne devrait voir sa responsabilité sans faute écartée que lorsque les auteurs des dégradations se sont spécialement organisés pour commettre les crimes et délits dommageables, sans lien avec un quelconque rassemblement ou attroupement.

C’est par exemple le cas en présence d’un attentat organisé par un groupe qualifié de « commando » pour endommager les locaux d’une société de radiotélévision [4], ou encore, plus récemment, dans le cadre d’actions coups de poing de destruction de viandes ou de produits laitiers [5].

II. Sur l’application du régime de responsabilité sans faute de l’État aux mobilisations des « Gilets jaunes »

Dans les deux affaires qui nous intéressent, l’une pour la Ville et l’autre pour la Métropole de Toulouse, le rapporteur public avait, en audience publique au tribunal administratif, bien rappelé le caractère évolutif et incertain de la jurisprudence administrative relative à ce régime de responsabilité de l’État, et la réelle difficulté pour le juge à établir des critères opérationnels pour définir des « attroupements » ou « rassemblements ».

L’application de ce régime dans le cadre des manifestations organisées par les groupes « Gilets jaunes », dont la spécificité sociologique (en termes de composition, revendication, mode d’action, de communication…) a été relevée, constitue la véritable nouveauté des jugements étudiés.

Il faut mentionner que le tribunal administratif de Montpellier avait, par trois jugements du 16 février 2021, écarté l’indemnisation de la société AXA France au titre de la réparation des dommages subis par son agence bancaire, en raison des événements intervenus à Montpellier le 19 janvier 2019 lors d’une manifestation du mouvement dit « Gilets jaunes » ; au motif qu’ils avaient été perpétrés par des « casseurs », « personnes cagoulées diligentant une action rapide et préméditée en vue de la destruction des biens » [6].

Or, dans le cadre des manifestations organisées pendant plusieurs mois sur la Commune et la Métropole de Toulouse par les groupes « Gilets jaunes », la responsabilité sans faute de l’État n’a pas été écartée, faute pour la Préfecture de démontrer que les dommages dont se prévalaient les collectivités étaient le fait de « groupes isolés spécifiquement constitués et organisés dans l’unique objectif de commettre une action délictuelle, sans lien avec la manifestation », régulièrement qualifiés de « Blacks blocks ».

Et ce, sans que n’ait d’incidence « la circonstance que les actions violentes menées lors de ces journées de mobilisation aient pu être commises de manière préméditée et organisée, à l’appel de plusieurs initiateurs, notamment via les réseaux sociaux, et à l’aide d’armes par destination dont étaient munis certains manifestants ».

Il en résulte que la responsabilité sans faute de l’État ne saurait a priori être écartée, sauf à établir précisément que les dommages invoqués par les collectivités ont été causés par des groupes d’activistes exclusivement organisés en vue de commettre les infractions à l’origine de ces dommages.

Dans un sens identique, le tribunal administratif de Paris a jugé, concernant les débordements violents ont eu lieu en marge de ces manifestations « Gilets jaunes » à compter du mois de novembre 2018 que « bien que certaines (actions) aient été préméditées, les dégradations ont bien été commises à l’occasion de manifestations sur la voie publique qui se sont déroulées entre le 1er avril et le 1er décembre 2019. De telles dégradations, résultent donc d’un attroupement au sens des dispositions précitées et non d’un groupe organisé et constitué à seule fin de commettre des délits. Dans ces conditions, la Ville de Paris est fondée à solliciter l’engagement de la responsabilité de l’État sur le fondement des dispositions précitées de l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure et peut solliciter l’indemnisation des dommages de toute nature, sous réserve qu’ils soient la conséquence directe et certaine des crimes et délits visés par ces dispositions » [7].

Il faut toutefois que les dommages dont se prévalent les collectivités, dont la matérialité doit être prouvée, résultent, de manière directe et certaine, de crimes et délits commis à force ouverte ou par violence dans le cadre de la manifestation.

III. Sur la nécessaire démonstration de la réalité du préjudice et du lien de causalité

Si la responsabilité sans faute de l’État a été, sur le principe, considérée comme indéniablement engagée par les tribunaux administratifs saisis, il faut bien relever que l’indemnisation des collectivités requérantes a été conditionnée à un examen détaillé des postes de préjudices invoqués et à la démonstration du lien de causalité entre les préjudices invoqués et les crimes et délits commis à force ouverte ou par violence dans le cadre des mouvements « Gilets jaunes ».

Au terme d’un examen minutieux du juge, l’État a été condamné, d’une part, à verser à la commune de Toulouse la somme totale de 559 794,49 euros TTC correspondant aux frais de réparation des horodateurs, de remplacement de jardinières détruites par les manifestants, de remplacement de sapins lumineux, de réparation des kiosques endommagés et de réparation du centre de vidéo-surveillance de la police municipale.

Et, d’autre part, Toulouse Métropole a obtenu la condamnation de l’État a lui verser la somme totale de 648 960,08 euros TTC correspondant aux coûts de remise en état du mobilier urbain, des chaussées et trottoirs et des matériaux naturels, au coût d’enlèvement des affiches sauvages, de leur collecte et de leur traitement, au surcoût de la collecte et du traitement des déchets déposés sur la voirie métropolitaine, à la rémunération des agents supplémentaires mobilisés pour nettoyer les dégradations commises sur la voie publique par les manifestants aux travaux de réparation des caméras et mâts dégradés par les manifestants.

L’indemnisation des coûts de réparation des horodateurs exposés par la commune a par exemple supposé la production, par la collectivité, de comptes rendus d’infraction établis à l’occasion des plaintes déposées à l’issue de chaque journée de mobilisation, ainsi que de photographies -datées et faisant état des types de dégradations subies par les horodateurs (inscriptions, peinture jaune…)- et « desquels il ressort que le contenu revendicatif des messages peints sur lesdits horodateurs n’était pas sans lien avec les revendications sociales portées par le mouvement des gilets jaunes ».

Outre le lien de causalité établi entre son préjudice et les épisodes de manifestation « Gilets jaunes », la commune de Toulouse a dû justifier de la réalité et de l’étendue du préjudice invoqué, par la production de devis de réparation - libellés à l’attention de la collectivité, datés et précisant le type d’intervention et l’horodateur en cause -, d’un « nombre concordant avec les déclarations effectuées lors des dépôts de plainte successifs à l’issue de chaque manifestation ».

Le défaut d’un de ces éléments, tels que la nature de la prestation de réparation effectuée, ou encore le libellé de la facture d’intervention, est de nature à faire regarder la collectivité comme ne rapportant pas la preuve du caractère réel et certain de son préjudice et donc à exclure l’indemnisation du poste invoqué.

À ce titre, il apparait intéressant de relever dans les affaires similaires portées devant le juge administratif par la Ville de Paris, en réparation des préjudices qu’elle a subis au cours des événements de manifestation « Gilets jaunes » entre le 28 novembre 2018 et le 31 mars 2019, que le juge a rejeté l’indemnisation du préjudice invoqué relatif à la réparation des horodateurs vandalisés au motif que « la Ville de Paris n’apporte pas de précision sur la date et la localisation des dommages, ne verse au débat aucune plainte, constat d’huissier, ou photographie permettant de corroborer le  fait que des horodateurs auraient été vandalisés au cours de l’une des manifestations qui a eu lieu pendant la  période considérée ». 

De plus, de nombreux travaux et interventions réalisés par les collectivités dans le cadre des manifestations « Gilets jaunes », et dont elles sollicitaient l’indemnisation de l’État, ont été écartés par le juge administratif en raison de leur caractère préventif, de sécurisation, qui ne correspondait donc pas à la seule réparation des dégradations, issues d’actes criminels ou délictuels, commis à l’occasion de la manifestation.

La collecte, synthèse et restitution des pièces -nombreuses, précises et détaillées- ont constitué un travail considérable pour les services des collectivités mais se sont révélées efficaces puisque sans elles, les actions engagées n’auraient pu aboutir à de telles condamnations.

 

[1] Conclusions sur l’arrêt CE, 24 juillet 2019, n° 427638, mentionné aux tables N° Lexbase : A4222ZLX.

[2] CE, 30 décembre 2016, n° 386536, mentionné aux Tables N° Lexbase : A4371SYK ; voir dans le même sens CAA Nancy, 17 octobre 2017, n° 15NC02567 N° Lexbase : A5107WW3.

[3] CE, 7 décembre 2017, n° 400801 N° Lexbase : A6849W4G.

[4] CE, 12 novembre 1997, n° 150224 N° Lexbase : A5028ASZ.

[5] CE, 12 juillet 2006, n° 283857 N° Lexbase : A6571DQG ; CAA Nantes, 26 avril 2013, n° 11NT02731 N° Lexbase : A9373MQ9.

[6] TA Montpellier, 16 février 2021, n°1906176, 1905441, 1904782.

[7] TA Paris, 4 mai 2022, n° 1922865, n° 2019727 N° Lexbase : A38317WS.

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