Lexbase Fiscal n°526 du 1 mai 2013 : Fiscalité internationale

[Jurisprudence] Libre circulation des pertes au sein de l'Union européenne : l'application de la jurisprudence "Marks & Spencer" à une fusion transfrontalière

Réf. : CJUE, 21 février 2013, aff. C-123/11 (N° Lexbase : A3688I84)

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par Thibaut Massart, Professeur de droit, Directeur du Master Fiscalité de l'entreprise, Université Paris Dauphine

le 01 Mai 2013

A l'heure où l'Europe traverse une crise économique grave, les Etats membres ne se querellent plus pour savoir où les bénéfices des groupes seront imposés, mais pour déterminer quel Etat devra prendre en charge les pertes réalisées par les filiales. Ce conflit peut paraître curieux dès lors qu'il existe, en principe, une règle de symétrie entre le droit d'imposer les bénéfices d'une société et l'obligation de prendre en compte les pertes subies par ladite société. De ce fait, les autorités fiscales d'un Etat membre ne devraient pas avoir à tenir compte, dans le cadre du traitement fiscal d'une société mère résidant dans ledit pays, des pertes liées à l'activité d'une filiale établie dans un autre Etat membre, dès lors qu'elles ne sont pas en droit d'imposer les bénéfices de cette filiale. En réalité, le principe de symétrie comporte des exceptions et l'Etat membre de la société mère est parfois contraint de supporter les pertes d'une filiale non résidente alors même qu'il n'aurait pas la faculté d'imposer les bénéfices de cette filiale. La présente décision de la CJUE du 21 février 2013, affaire "A Oy" (1), met en relief une telle singularité. Dans cette affaire, une société mère finlandaise détenait toutes les parts d'une filiale suédoise. Cette filiale gérait des commerces de détail en Suède, puis a mis fin à ses activités. Cette société ayant subi pour quelques cinq millions d'euros de pertes, la société mère envisagea de l'absorber. Cette fusion devait se traduire par la dissolution de la filiale suédoise et par la reprise de la totalité de son patrimoine par la société mère finlandaise. Bien évidemment, la société mère espérait également pouvoir imputer sur son bénéfice les pertes de la filiale. Mais, dans une décision préliminaire, la commission fiscale centrale finlandaise avait estimé que la société mère ne pourrait pas, à la suite de la fusion, faire valoir les pertes de sa filiale suédoise dans le cadre de l'impôt sur le revenu des personnes morales. De la même manière, la cour administrative suprême finlandaise, désormais saisie du litige, avait constaté que les dispositions finlandaises n'autorisaient pas la reprise des pertes d'une société absorbée qui avait son siège à l'étranger, alors qu'une telle faculté aurait existé si la société absorbée avait été établie en Finlande. Cette Haute cour se demanda, cependant, si cette interprétation était compatible avec le droit de l'Union et, en particulier, avec la liberté d'établissement. Dans ce contexte, deux questions préjudicielles furent portées devant la Cour de justice de l'Union européenne.

La première, principale, concernait la compatibilité du droit de l'Union avec une législation qui autorise la possibilité pour une société absorbante de déduire les pertes réalisées par la société absorbée, mais dans la seule hypothèse où la société absorbée est établie dans le même Etat membre que l'absorbante. La seconde question était plus secondaire. Dans l'éventualité où la réglementation en cause aurait été jugée contraire au droit de l'Union, il était demandé à la Cour de déterminer la législation applicable pour calculer le montant de la perte déductible. Plus précisément, il s'agissait de savoir si la perte déductible devait être évaluée selon la législation de l'Etat de résidence de la société absorbante ou celle de l'absorbée.

En réponse, la CJUE affirme d'abord que le droit de l'Union, en particulier les articles 49 (N° Lexbase : L2697IPL) et 54 (N° Lexbase : L2703IPS) du TFUE, ne s'oppose pas à une législation qui interdit à une société mère fusionnant avec une filiale établie dans un autre Etat membre de déduire de son revenu imposable les pertes subies par cette filiale au titre des exercices antérieurs à la fusion, même si cette législation accorde une telle possibilité lorsque la fusion est réalisée avec une filiale résidente. Ce principe général est, toutefois, tempéré par une exception notable. La législation serait incompatible avec le droit de l'Union si elle n'offrait pas à la société mère la possibilité de démontrer que sa filiale non résidente aurait épuisé les possibilités de prise en compte de ces pertes et qu'il n'existerait pas de possibilité qu'elles puissent être prises en compte dans son Etat de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers. Dans cette dernière éventualité, les pertes de la filiale non résidente reprises par la société mère résidente devraient être calculées de telle manière qu'il n'y ait pas inégalité de traitement avec les règles de chiffrage applicables à la fusion réalisée avec une filiale résidente. Concrètement, la législation de la société mère devrait s'appliquer au calcul des pertes litigieuses.

Cette décision est particulièrement importante car elle confirme l'orientation prise par la CJUE depuis l'affaire "Marks & Spencer" (2). Alors qu'en l'espèce l'avocat général, Juliane Kokott, prônait l'abandon de la jurisprudence "Marks & Spencer", en affirmant qu'elle était "synonyme de chaos et de désolation" (3), la CJUE rejette cette analyse et conforte, au contraire, l'évolution jurisprudentielle entamée depuis 2005 (I).

Toutefois, sur le plan pratique, l'exception proposée par la CJUE semble très étroite, car le régime des fusions transfrontalières ne permet, en principe, nullement une reprise des pertes de la société absorbée par l'absorbante. Ce n'est que dans certaines situations tout à fait accidentelles, qui pouvaient éventuellement être celles de l'espèce, que l'exception édictée est susceptible de s'appliquer (II).

I - La confirmation de la jurisprudence "Marks & Spencer"

Comme le souligne à juste titre l'avocat général dans la présente affaire, la jurisprudence "Marks & Spencer" manque de clarté, si bien qu'un rappel de la teneur de l'arrêt "Marks & Spencer" s'avère utile pour comprendre comment la CJUE applique au cas de l'espèce les principes qu'elle avait déjà dégagés en 2005.

A - L'affirmation de la jurisprudence "Marks & Spencer"

On se souvient que le groupe de distribution britannique "Marks & Spencer" avait annoncé, en 2001, son intention de cesser ses activités hors du Royaume-Uni, notamment en France, en Allemagne et en Belgique, où la société avait supporté des pertes importantes. La question s'était alors posée de déterminer le traitement fiscal desdites pertes. Le groupe en avait demandé l'imputation sur les résultats de la société britannique, ce qui lui fut refusé. La CJUE avait été saisie du litige, le groupe reprochant à la législation britannique d'être contraire au principe de liberté d'établissement posé par le Traité. Il faut avouer que la liberté d'établissement semble se heurter frontalement au principe de territorialité de l'impôt en vigueur dans la majorité des Etats membres. Faisant preuve d'une audace toute mesurée, la CJUE avait décidé, dans un arrêt du 13 décembre 2005, que les dispositions du droit communautaire ne s'opposent pas à ce que la législation d'un Etat membre exclut de manière générale la possibilité pour une société mère résidente de déduire de son bénéfice imposable des pertes subies dans un autre Etat membre par une filiale, alors qu'elle accorde une telle possibilité pour une filiale résidente. Autrement dit, la CJUE ne souhaitait nullement remettre en cause le principe de territorialité de l'impôt (4). Mais elle ouvrit cependant une petite brèche en exposant les circonstances dans lesquelles les Etats membres, exceptionnellement, peuvent être contraints de prendre en considération les pertes de filiales non résidentes dans l'imposition de leur société mère résidente. Ainsi il a été jugé contraire aux articles 43 et 48 du TCE (devenus 49 et 54 du TFUE) d'exclure la possibilité pour la société mère résidente de déduire les pertes subies par une filiale établie dans une autre Etat dans une situation où, d'une part, la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son Etat de résidence pour l'exercice en cours et les exercices antérieurs et où, d'autre part, il n'existe aucune possibilité au titre des exercices futurs, ni par la société elle-même, ni par un tiers en cas de cession de la filiale.

Cette jurisprudence a toutefois suscité beaucoup d'interrogations (5). Les cas de figure qui se sont présentés par la suite devant la CJUE ont montré les difficultés de dresser les limites exactes des principes énoncés dans l'arrêt "Marks & Spencer" (6). Si bien que l'on pouvait légitiment se demander s'il s'agissait bien d'une jurisprudence et non d'une "jurimprudence".

Alors que Juliane Kokott, avocat général dans la présente affaire, estimait effectivement qu'il fallait saisir l'occasion pour revenir sur la jurisprudence "Marks & Spencer", la CJUE a, au contraire, appliqué scrupuleusement les principes qu'elle avait préalablement édictés.

B - L'application de la jurisprudence "Marks & Spencer"

Dans ses conclusions, Juliane Kokott commença par s'interroger sur la comptabilité de la règle nationale qui exclut la reprise de reports de pertes étrangères avec la liberté d'établissement de la société absorbante qui est garantie par les articles 49 et 54 du TFUE. Analysant la loi finlandaise, elle constata qu'une société mère peut utiliser sur le plan fiscal le report de pertes d'une filiale nationale en cas de fusion en Finlande, alors que cela ne lui est pas possible lorsqu'il s'agit du report de pertes d'une société étrangère résultant de l'activité de celle-ci dans un autre Etat membre. Une société finlandaise pourrait être ainsi dissuadée d'emblée de fonder ou d'acquérir une filiale dans un autre Etat membre en raison de l'absence d'une telle possibilité. Elle en conclut, à ce stade du raisonnement, que la réglementation fiscale finlandaise limite en conséquence la liberté d'établissement. La CJUE fait sienne cette analyse.

Poursuivant l'examen, Juliane Kokott s'interrogea sur les justifications possibles de cette entrave. Il est effectivement de jurisprudence constante qu'une limitation de la liberté d'établissement soit néanmoins admise si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou si elle est justifiée par des motifs impérieux d'intérêt général. Ces motifs justificatifs peuvent consister dans la répartition du pouvoir d'imposition entre les Etats membres, dans le risque d'un double emploi des pertes, ou encore dans le risque d'évasion fiscale. Ces trois justifications étaient invoquées dans l'affaire "Marks & Spencer". La Cour avait indiqué que c'était de la combinaison de ces trois raisons que l'on pouvait déduire que la mesure critiquée poursuivait un intérêt général conforme au Traité. Simple précaution oratoire ou véritable réserve qui conduisait à penser qu'a contrario, si ces trois conditions n'avaient pas été remplies, la mesure en cause n'aurait pas trouvé grâce ? Une jurisprudence ultérieure les a réduits à deux, après l'abandon du risque d'évasion fiscale (7), puis à un seul, avec la répartition équilibrée du pouvoir d'imposer entre les Etats membres (8). Comme le souligne Juliane Kokott, la compétence fiscale d'un Etat membre est affectée par la prise en compte de pertes nées dans le cadre de la compétence fiscale exclusive d'un autre Etat membre (9). Or, les pertes dont la prise en considération était envisagée dans la présente affaire étaient nées de l'activité d'une société suédoise en Suède. Cette activité était soumise à la seule compétence fiscale du Royaume de Suède d'après l'article 7, paragraphe 1, de la Convention relative à la double imposition entre la Suède et la Finlande, applicable ici. Pour cette seule raison, la République de Finlande serait fondée à refuser à l'assujettie la prise en considération des pertes de la filiale suédoise.

La CJUE conforte cette analyse en précisant que "donner aux sociétés la faculté d'opter pour la prise en compte de leurs pertes dans l'Etat membre de leur établissement ou dans un autre Etat membre compromettrait sensiblement une répartition équilibrée du pouvoir d'imposition entre les Etats membres (voir arrêt Oy AA, précité, point 55), dans la mesure où les assiettes d'imposition s'en trouveraient modifiées, à concurrence des pertes transférées, dans ces deux Etats". La CJUE aurait pu estimer que cette seule justification suffisait. Mais, comme dans l'arrêt "Marks & Spencer", la CJUE analyse également les deux autres justifications invoquées, à savoir le risque de double imposition et le risque d'évasion fiscale. "Au vu de ces trois éléments de justification, pris ensemble", la Cour admet que la législation finlandaise poursuit des objectifs légitimes compatibles avec le Traité et relevant de raisons impérieuses d'intérêt général et est propre à garantir la réalisation de ces objectifs.

Encore fallait-il vérifier que la législation finlandaise n'allait pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre ces objectifs.

Or, l'analyse de Juliane Kokott concluait au caractère proportionné de la mesure.

D'abord, même si l'absence de reprise des pertes de la société absorbée se traduisait par une perte fiscale définitive sur le plan économique, un tel résultat n'aurait rien d'extraordinaire puisque, dans la majorité des systèmes fiscaux des Etats membres, cette conséquence peut déjà résulter tout simplement de l'expiration des délais de report.

Ensuite, la Directive 2009/133/CE du 19 octobre 2009, sur les fusions (10), prévoit de manière uniforme, à l'échelle de l'Union, l'utilisation des reports de pertes dans l'Etat membre de résidence de la société apporteuse et non dans celui de la société absorbante. Même si le cas de l'espèce n'est pas précisément évoqué dans cette Directive, l'hypothèse de la prise en considération des pertes dans l'Etat membre de la société absorbante contrecarrerait la décision de principe du législateur de l'Union.

Enfin et surtout, Juliane Kokott prétendait que "des différenciations minutieuses, comme il en a été fait par exemple dans l'arrêt Marks & Spencer, précité, ne sont pas dans l'intérêt de la liberté d'établissement, lorsqu'elles amènent en réalité incertitudes juridiques et litiges". En un mot, il faudrait en finir avec la jurisprudence "Marks & Spencer", qui laisse le soin aux seules juridictions nationales de trancher des questions complexes au détriment d'une application uniforme du droit de l'Union.

Mais la CJUE ne suit pas cette dernière argumentation.

Bien au contraire, elle affirme avec vigueur que, selon "la jurisprudence de la Cour, une mesure restrictive telle que celle en cause dans l'affaire au principal va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'essentiel des objectifs poursuivis dans une situation où la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son Etat de résidence (voir, en ce sens, arrêt Marks & Spencer, précité, point 55). Il revient à la société mère de démontrer que tel est le cas (voir, en ce sens, arrêt Marks & Spencer, précité, point 56)" (11). Il appartiendra, dès lors, à la juridiction nationale de déterminer si la société mère absorbante a effectivement apporté la preuve que sa filiale a épuisé toutes les possibilités de prise en compte des pertes qui existent en Suède. Et dans l'hypothèse où la juridiction de renvoi conclurait que cette preuve a été apportée, la CJUE affirme clairement qu'il serait contraire à la liberté d'établissement d'exclure la possibilité pour la société mère de déduire de son revenu imposable dans son Etat de résidence les pertes subies par sa filiale non résidente dans le cadre de l'opération de fusion en cause.

II - La jurisprudence "Marks & Spencer" appliquée à une fusion transfrontalière

De manière générale, en cas de fusion transfrontalière, la société absorbante ne reprend jamais les pertes subies par la société absorbée. Ce n'est donc que dans des situations exceptionnelles que la jurisprudence "Marks & Spencer" est susceptible de s'appliquer.

A - La jurisprudence "Marks & Spencer" ne s'applique pas en principe aux fusions transfrontalières

Lorsqu'une société absorbe une autre, la société absorbée perd sa personnalité juridique et une transmission universelle de patrimoine permet à la société absorbante de récupérer l'ensemble du patrimoine de l'absorbée. Dans ces conditions, les pertes de la société absorbée s'imputent en principe sur les bénéfices de l'absorbante.

Mais, dès lors que la fusion met en scène deux sociétés établies dans deux pays différents, les règles changent radicalement.

Comme pour une fusion interne, la société absorbée perd sa personnalité juridique et son patrimoine est juridiquement transféré à la société absorbante. Mais la localisation géographique des biens de la société absorbée ne change pas, en principe. La société absorbée fait alors place à un établissement stable au nom de la société bénéficiaire. Et les déficits de la société absorbée sont normalement transférés à l'établissement stable.

D'ailleurs la Directive 2009/133/CE, relative au régime fiscal commun applicable aux fusions, régit la question des pertes de la société absorbée dans son article 6. En substance, cette disposition énonce que la société bénéficiaire de la fusion peut transférer des pertes non encore amorties du point de vue fiscal de la société apporteuse résidant dans un autre Etat membre à un établissement stable situé dans cet Etat membre, pour autant qu'un tel transfert soit possible aussi entre sociétés de cet Etat membre. Cet article 6 ne prévoit donc la prise en considération d'un report de pertes de la société apporteuse que dans son propre Etat membre par le biais d'un établissement stable, et non pas dans l'Etat membre de la société absorbante.

On notera d'ailleurs que la législation française prévoit, en vertu de l'article 209, II du CGI (N° Lexbase : L0159IWS), un agrément afin d'obtenir le transfert des déficits de la société absorbée française au profit de la société étrangère. Cet agrément n'empiète pas sur la souveraineté fiscale de l'Etat de la société absorbante, puisqu'il n'a pas pour effet de permettre l'imputation du déficit d'une activité française sur celle d'une activité étrangère (12). Il ne fait que permettre l'imputation des déficits de l'activité précédemment exercée par la société absorbée sur la même activité désormais déployée par l'établissement stable français de la société absorbante.

Cette règle suppose, toutefois, qu'un établissement stable puisse être caractérisé. Or, dans notre affaire, la société absorbée avait arrêté son activité et ne pouvait être qualifiée d'établissement stable. La jurisprudence "Marks & Spencer" pouvait alors s'appliquer.

B - La jurisprudence "Marks & Spencer" s'applique à des situations marginales

Lorsque la société absorbée ne peut être qualifiée d'établissement stable après la fusion, le sort des déficits qu'elle a accumulés se pose effectivement. Selon la CJUE, la société mère peut rependre ces pertes dès lors qu'elle démontre que sa filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte de ces mêmes pertes et qu'il n'existerait pas de possibilités qu'elles puissent être prises en compte dans son Etat de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers.

Or, dans notre affaire, plusieurs Etats membres sont intervenus à la procédure pour affirmer que la possibilité d'une prise en compte des pertes de la filiale suédoise continuait d'exister. Le Gouvernement allemand fit ainsi valoir que ces pertes pouvaient être soustraites des recettes, certes minimes, que la société continuait de percevoir en Suède. Il ajouta que la société était toujours engagée dans des baux qui pouvaient être cédés. Le Gouvernement français soutint également que le droit suédois permettrait aux sociétés de faire valoir des pertes lors d'exercices antérieurs ou à l'occasion de l'imposition de plus-values réalisées sur les éléments d'actif et de passif de la société absorbée. Le Gouvernement italien fit valoir que la Suède a le droit d'évaluer les biens transférés et d'imposer la société absorbée sur le bénéfice ainsi réalisé. Par ailleurs, comme le souligna Juliane Kokott, la société disposerait en réalité toujours de la faculté d'utiliser à l'avenir les reports des pertes suédoises en reprenant une activité commerciale et en en tirant des bénéfices (13).

Il appartiendra à la juridiction nationale de vérifier ces différentes affirmations pour s'assurer que les pertes litigieuses étaient bien définitivement perdues. Il n'est donc nullement certain que cette jurisprudence se concrétise réellement par la reprise par la société absorbante des déficits de l'absorbée.

Pour finir, on soulignera que l'assujetti n'aurait certainement pas eu gain de cause s'il était résident français. Rappelons que le II de l'article 209 prévoit qu'en cas de fusion placée sous le régime de faveur, les déficits antérieurs non encore déduits de la société absorbée sont transférés à la société absorbante et imputables sur ses bénéfices ultérieurs. Ce transfert est toutefois soumis à un agrément du ministre chargé du Budget, qui est délivré si les conditions posées par l'article 209 sont remplies. L'article 15 de la loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012 (N° Lexbase : L9357ITQ), a cependant durci les conditions d'obtention de l'agrément. Une condition supplémentaire a été introduite, puisque la délivrance de l'agrément est aujourd'hui conditionnée au fait que "l'activité à l'origine des déficits ou des intérêts dont le transfert est demandé n'a pas fait l'objet par la société absorbée ou apporteuse pendant la période au titre de laquelle ces déficits et ces intérêts ont été constatés, de changement significatif notamment en termes de clientèle, d'emploi, des moyens d'exploitation effectivement mis en oeuvre, de nature et de volume d'activité". Cette condition nouvelle a pour but de vérifier que le déficit n'a pas été volontairement créé par une modification de l'activité de la société, afin de pouvoir être transféré ultérieurement à une société bénéficiaire, pour lui permettre d'effacer une partie de son résultat imposable.

Dans la présente affaire, la société absorbée avait décidé d'arrêter son activité. Cette seule circonstance aurait empêché qu'une société absorbante établie en France puisse reprendre les pertes de l'absorbée également résidente en France (14). Par égalité de traitement, la situation aurait été identique si la société absorbée avait été étrangère.


(1) A ne pas confondre avec l'affaire "A Oy" du 19 juillet 2012 : CJUE, 19 juillet 2012, aff. C-48/11 (N° Lexbase : A0048IR9), JCP éd. E 2012, act. 508 ; Europe 2012, comm. 38, note M. Larché. Ni avec l'affaire "Oy AA" du 18 juillet 2012 : CJCE, 18 juillet 2007, aff. C-231/05 (N° Lexbase : A4373DXA), Dr. fisc., 2007, n° 52, comm. 1092, note M.-Ch. Bergerès.
(2) CJCE, 13 décembre 2005, aff. C-446/03 (N° Lexbase : A9386DL9), Rec. CJCE, 2005, I, p. 10837, pt 35 ; Dr. fisc., 2005, n° 51, act. 260 ; Europe 2006, comm. 48, note F. Mariatte ; RJF, 2/2006, n° 227, concl. M.-L. Poiares Maduro ; Daniel Gutmann, La fiscalité française des groupes de sociétés à l'épreuve du droit communautaire. Réflexions sur l'affaire "Marks & Spencer" pendante devant la CJCE : Dr. fisc., 2004, n° 14, étude 15.
(3) Dans un sens similaire : D. Berlin, Fiscalités nationales et libertés de circulation communautaires : propos provocateurs, Petites Affiches, 11 décembre 2008, n° 248, p. 7.
(4) E. Ginter, note sous "Marks & Spencer", Bull. Joly Sociétés, 2006 ; n° 3, p. 352.
(5) Voir les recommandations de la Commission européenne (communication de la Commission des communautés européennes au Conseil, au Parlement européen et au Comité économique et social européen du 19 décembre 2006 : Doc COM (2006) 824, final, sur le traitement fiscal des pertes dans les situations transfrontalières).
(6) Par exemple, CJCE, 15 mai 2008, aff. C-414/06 (N° Lexbase : A4992D8E), note M.-Ch. Bergerès ; CJUE, 6 septembre 2012, aff. C-18/11 (N° Lexbase : A3078ISS), Dr. fisc., 2012, n° 37, act. 362.
(7) CJCE, 15 mai 2008, aff. C-414/06, précité.
(8) CJUE, 25 février 2010 aff. C-337/08 (N° Lexbase : A2536ESQ), dans le même sens, déjà, CJCE, 7 septembre 2006, aff. C-470/04 (N° Lexbase : A9487DQG), Rec. p. I-7409, point 42.
(9) Voir conclusions du 19 avril 2012, dans l'affaire "Philips Electronics" (CJUE, aff. C-18/11, précité, points 50 et suiv.).
(10) Directive 2009/133/CE du Conseil du 19 octobre 2009 (N° Lexbase : L9353IE7), concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, scissions partielles, apports d'actifs et échanges d'actions intéressant des sociétés d'Etats membres différents, ainsi qu'au transfert du siège statutaire d'une SE ou d'une SCE d'un Etat membre à un autre, refondant la Directive 90/434/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apports d'actifs et échanges d'actions intéressant des sociétés d'Etats membres différents (N° Lexbase : L7670AUM).
(11) Point n° 49.
(12) P. Oudenot, Fiscalité des groupes et des restructurations, LexisNexis, 2011, n° 1307, p. 481.
(13) La reprise d'une activité dépend cependant de nombreux paramètres que la société ne contrôle pas (existence d'un marché, capacité de financement, etc.).
(14) On rappellera toutefois que les petites et moyennes entreprises sont autorisées à imputer temporairement sur leurs résultats imposables les déficits subis par leurs succursales ou filiales implantées à l'étranger en vertu de l'article 209 C du CGI (N° Lexbase : L1116IE3).

Les opinions exprimées dans l'article sont les opinions personnelles des auteurs et ne sauraient en aucun cas engager leur employeur.

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