Le Quotidien du 17 décembre 2021 : Droit public éco.

[Questions à...] La renationalisation des autoroutes : une solution souhaitable et praticable ? - Questions à Thomas Perroud et Bruno Deffains

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[Questions à...] La renationalisation des autoroutes : une solution souhaitable et praticable ? - Questions à Thomas Perroud et Bruno Deffains. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/75564426-questions-a-la-renationalisation-des-autoroutes-une-solution-souhaitable-et-praticable-questions-a-t
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le 16 Décembre 2021

 


Mots clés : autoroutes • nationalisation

À la faveur d’une proposition émise il y a peu par l’un des favoris à la prochaine élection présidentielle, la thématique d’une éventuelle renationalisation des autoroutes a resurgi dans le débat public. Mais une question se pose : cette proposition est-elle réaliste, voire même souhaitable ? Deux lignes s’affrontent : les tenants d’un État fort, légitimés par la politique actuelle du « quoi qu’il en coûte » et soucieux de redonner du pouvoir d’achat au citoyen susceptible de se transformer à tout instant en gilet jaune et les partisans d’une ligne plus « réaliste », effrayés à l’idée de l’ampleur de la somme à verser aux sociétés concessionnaires en guise d’indemnisation. Lexbase Public a interrogé sur cette question Thomas Perroud, Professeur de droit public, Université Paris II Panthéon-Assas et Bruno Deffains, Professeur en sciences économiques dans le même établissement*.


 

Lexbase : Plusieurs responsables politiques ont récemment évoqué la possibilité de renationaliser les autoroutes. Cette proposition vous semble-t-elle pertinente ?

Thomas Perroud et Bruno Deffains : La question de la nationalisation des autoroutes n’est pas récente. Aussitôt l’opération de privatisation annoncée et réalisée, des oppositions nombreuses ont été formulées. François Bayrou avait d’ailleurs le premier formé un recours qui a amené le Conseil d’État [1] à confirmer la constitutionnalité de l’opération. Depuis, l’opportunité de la privatisation n’a cessé d’être mise en cause.

Des rapports publics importants, de l’Autorité de la concurrence et de la Cour des comptes, une commission d’enquête parlementaire ont en effet mis en évidence les rentes importantes que ces entreprises réalisaient. Dès septembre 2014, un rapport de l’Autorité de la concurrence pointait du doigt la « rentabilité nette exceptionnelle » des sociétés concessionnaires qui « n’apparaît justifiée ni par leurs coûts ni par les risques auxquels elles sont exposées » [2]. Quelques années plus tard, en 2019, la Cour des comptes ne dit pas autre chose lorsqu’elle met en avant une situation pour le moins déséquilibrée des pouvoirs publics face aux sociétés concessionnaires d’autoroutes : « L’État a accepté à la demande des sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA), qu’elles réalisent, moyennant compensation, des travaux qui n’étaient pas explicitement prévus dans la convention de concession. Que le financement soit assuré par l’usager actuel ou futur, ces plans d’investissement sont l’objet de négociations difficiles, dans lesquelles les pouvoirs publics sont souvent apparus en position de faiblesse » [3].

Dès lors, la question de la nationalisation des autoroutes n’est pas vraiment nouvelle. Elle arrive d’ailleurs après la mobilisation que la privatisation d’Aéroport de Paris avait suscitée et sur l’opportunité de laquelle nous avions formulé des avis négatifs dans la presse. Nous avions d’abord estimé qu’ADP constituait bien un monopole de fait [4] au sens de l’alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946, nous pensons ensuite que la privatisation constituait un danger pour les politiques de transport [5]. Le même problème peut se retrouver avec les autoroutes, qui constituent certainement un monopole de fait, étant donné les rentes qu’elles dégagent et leur privatisation interdisant à l’État de mettre en place des politiques dont l’objet pourrait être de diminuer leur rentabilité étant donné les engagements souscrits dans les contrats.

La question qui nous semble importante désormais, les autoroutes ayant été privatisées, est moins de savoir s’il faut les nationaliser que de savoir quel projet politique on souhaite mettre en place. C’est en réalité ce projet qui seul pourra permettre de juger de l’opportunité du projet en termes économiques et financiers. Le bilan coût/bénéfice à long terme de l’opération ne peut être réalisé de façon pertinente que si la nationalisation relève, par exemple, d’une politique environnementale claire visant à dissuader l’utilisation de la voiture par des péages plus importants. La réalisation de surprofits durables mise en évidence ces dernières années par l’Autorité de la concurrence ou la Cour des comptes ne peut pas se justifier du point de vue du bien-être social. En revanche, le surplus de gains réalisé pourrait être utilisé par une personne publique pour subventionner, par exemple, les transports en commun et, en général, les mobilités propres. Étant donné le coût actuel et futur du réchauffement climatique en cours, le financement de cette politique pourrait compenser le coût pour les finances publiques. Ce simple exemple permet de montrer que l’intérêt financier ne peut être estimé qu’à l’aune du projet politique servi par une nationalisation éventuelle.

Lexbase : Quels seraient les éventuels obstacles juridiques et financiers ?

Thomas Perroud et Bruno Deffains : Les obstacles juridiques sont assez simples à identifier. Le droit constitutionnel des nationalisations a été mis en place par le Conseil constitutionnel en 1982 dans la fameuse décision « Nationalisation » [6]. Il en ressort une idée-force : le Conseil constitutionnel n’opère pas de contrôle de l’ampleur des nationalisations même s’il a affirmé à l’époque qu’il contrôlait l’opération référence à la liberté d’entreprendre — qu’il découvre à cette occasion — il est en revanche scrupuleux sur l’indemnisation, la nationalisation étant interprétée comme une expropriation au sens de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1364A9E).

L’évaluation d’éventuels obstacles financiers suppose quant à elle d’estimer au préalable le coût de l’opération et sa rentabilité future. Mais dans l’immédiat, on comprend que la difficulté à court terme est surtout liée aux indemnités que l’État devra régler aux sociétés d’autoroutes.

En effet, l’État-propriétaire a confié la gestion et l’exploitation des autoroutes à des sociétés privées via des concessions. En cas de résiliation avant terme de ces contrats, il y a forcément des indemnités à la clé pour le préjudice subi. Et rien ne permet d’anticiper une négociation à l’amiable, de sorte que le risque d’un contentieux long et coûteux n’est pas exclu et pourrait déboucher sur des pénalités en plus. Il est difficile de chiffrer précisément le montant des indemnités encourues mais selon les sources, le montant varie entre 20 et 47 milliards d’euros (la partie haute de la fourchette étant celle exprimée au Sénat en mai 2021 par le ministre des Transports).

Lexbase : L’État et les usagers s’y retrouveraient-ils financièrement à long terme ?

Thomas Perroud et Bruno Deffains : L’équation financière ne se résume pas aux compensations à verser en cas de rupture des contrats de concession avant terme. À l’évidence, le sujet est complexe, car il y a plusieurs inconnues à intégrer dans l’analyse.

D’un côté, les dépenses. On a déjà évoqué les engagements à court terme sous forme d’indemnités, mais il faut également tenir compte des contraintes financières à plus long terme concernant l’aménagement et l’entretien des infrastructures autoroutières qui seraient désormais à la charge du secteur public. Sans préjuger des capacités de gestion de l’État, il semble évident que ce poste de dépenses sera très élevé.

De l’autre côté, les recettes. Si l’on s’en tient aux données de l’Autorité de régulation des transports pour 2019, les recettes des péages représentaient 97,4 % des 10,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires des sociétés concessionnaires, permettant de dégager des dividendes de l’ordre de 3,1 milliards.

À travers une vaste opération de nationalisation, l’État pourrait donc disposer en théorie de ces sommes, mais encore faudrait-il maintenir pour cela le niveau des péages au niveau actuel. De nouveau, des questions éminemment politiques rendent compliquée la résolution de l’équation pour savoir à quel horizon précis les usagers s’y retrouveraient financièrement. Beaucoup de scénarios sont possibles, y compris celui d’un horizon indéterminé.

En définitive, comme nous le disions, ce qui compte, c’est d’établir un projet : s’il s’agit de nationaliser les autoroutes pour diminuer les péages, l’opération pour le contribuable pourrait être coûteuse. S’il s’agit de mettre en place une politique de transport forte, prenant en compte les impératifs de la transition écologique, l’analyse coût-bénéfice pourrait être nettement en faveur d’une solution publique.

Lexbase : D’autres secteurs jugés trop rentables pour le secteur privé pourraient-ils à l’avenir faire l’objet de cette même proposition ?

Thomas Perroud et Bruno Deffains : Comme nous le disions plus haut, la question doit porter moins sur le principe que sur le projet et les modalités.

La situation est aujourd’hui ambiguë concernant la place de l’État. Les projets de privatisation ne manquent pas, dans beaucoup de domaines, en France comme à l’étranger, poursuivant la tendance initiée dans les années 80. Pour l’instant, les projets de « nationalisation » ont surtout eu le vent en poupe au niveau local, dans le domaine de l’eau par exemple.

Mais le problème nous semble aujourd’hui mal posé. La question de principe de la nationalisation doit aller de pair avec une réflexion sur les objectifs de politique publique (de politique sociale et environnementale notamment) que l’on veut porter. En outre, il faut aussi capitaliser sur les erreurs de la gestion publique pour ne pas les reproduire. Le public et le privé ne s’opposent pas nécessairement et la place de l’État doit être réfléchie de façon à construire une institution au service de l’intérêt général. Les modèles étrangers montrent que la nationalisation pourrait tout à fait prendre une forme autre qu’une société anonyme à capital public ou un établissement public. L’Allemagne, le Royaume-Uni ont mis en place, par exemple, des coopératives de services publics permettant d’inclure dans la gestion le public et le personnel. Ce modèle nous semble intéressant pour ne pas reproduire les erreurs de la gestion bureaucratique, car l’État n’a pas le monopole de l’intérêt général.

Il faut donc capitaliser sur le passif de la gestion publique pour construire des projets d’intérêt général permettant d’inscrire les services publics dans un projet social plus large, au service notamment de la transition écologique et des intérêts les plus faibles de la société.

L’approche des élections ne facilitera pas la tenue d’un débat complexe. C’est pourtant à notre sens l’enjeu. Le débat sur le mérite de la nationalisation ne doit pas éclipser celui du projet social qu’il doit porter et c’est là que la réflexion commence. L’enjeu de la transition écologique, de la justice sociale nécessite une montée en compétences des citoyens et donc un débat public à la hauteur des enjeux. C’est certainement un défi plus grand que celui de la nationalisation.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public


[1] CE, Sect., 27 septembre 2006, n° 290716, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3223DRS).

[2] Avis Autorité de la concurrence n° 14-A-13, 17 septembre 2014, sur le secteur des autoroutes après la privatisation des sociétés concessionnaires (N° Lexbase : X9806ANI).

[3] Cour des comptes, Le plan de relance autoroutier, 18 avril 2019 [en ligne].

[4] B. Deffains et T. Perroud, La privatisation d'Aéroport de Paris et l'alinéa 9 du préambule de 1946 : Aéroport de Paris est un monopole de fait !, JP Blog, 28 janvier 2019 [en ligne].

[5] B. Deffains et T. Perroud, La privatisation d’ADP introduit un nouvel acteur qui sera opposé à toute évolution des politiques environnementales, Le Monde, 26 février 2019 [en ligne].

[6] Cons. const., décision n° 81-132 DC, du 16 janvier 1982 (N° Lexbase : A8037ACN).

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