La lettre juridique n°510 du 20 décembre 2012 : Avocats/Gestion de cabinet

[Jurisprudence] Cession de clientèle avec clause de non-concurrence : le non-paiement par le cessionnaire du solde du prix autorise le cédant à invoquer l'exception d'inexécution

Réf. : CA Lyon, 13 novembre 2012, n° 12/01933 (N° Lexbase : A7509IWZ)

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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)

le 12 Janvier 2013

La cession par l'avocat de sa clientèle, moyennant un prix par le cessionnaire, soulève parfois quelques difficultés lorsque, comportant l'engagement du cédant de ne pas se réinstaller à proximité du cabinet du cessionnaire, le cessionnaire manque à ses obligations et ne paie pas le solde du prix. Dans cette hypothèse, le cédant est-il encore tenu par la clause de non-concurrence ? Ou bien, au contraire, doit-on considérer que, en raison de l'inexécution imputable au débiteur, il en serait, au moins provisoirement, libéré ? Telle est la question à laquelle a eu à répondre la cour d'appel de Lyon, dans un arrêt du 13 novembre 2012. En l'espèce, le cédant, un avocat niçois, s'était engagé à présenter à sa clientèle le cessionnaire, en l'occurrence une SCP d'avocats, et à faire tout ce qui est nécessaire, dans la limite des prescriptions déontologiques, pour favoriser cette présentation. L'acte de cession prévoyait, ce qui somme toute est assez classique, que le cédant s'interdisait d'exploiter ultérieurement un autre cabinet d'avocat ou de conseil ou toute autre activité se rattachant au droit, dans le ressort du même barreau, pendant un délai de sept ans. Mais le cessionnaire n'ayant pas payé le solde du prix de cession, le cédant faisait valoir qu'il n'était plus tenu par l'engagement de non-concurrence. Ce à quoi fait droit la cour d'appel qui décide, sur le fondement de l'exception d'inexécution, que le cédant, privé des fonds dont il avait prévu de disposer, pouvait reprendre une activité rémunérée pour pallier la carence du cessionnaire -le cédant ayant, en l'occurrence, signé avec le comité d'entreprise d'une autre société un contrat de prestation de services par lequel il s'était engagé à donner des consultations au personnel de cette entreprise moyennant une rémunération forfaitaire mensuelle-. On n'insistera évidemment pas ici sur la validité de principe des cessions de clientèles : on sait bien en effet que, contrairement aux cessions de clientèles commerciales dont la validité a toujours été admise, la clientèle commerciale constituant un élément du fonds de commerce, la question a été, longtemps, beaucoup plus discutée s'agissant des clientèles civiles. Ainsi la Cour de cassation jugeait-elle, à une certaine époque, que la cession de clientèle civile était nulle pour illicéité de l'objet, la clientèle civile étant, dans cette conception, considérée comme en dehors du commerce juridique au sens de l'article 1128 du Code civil (N° Lexbase : L1228AB4). La solution se recommandait du caractère extra-patrimonial de la clientèle, et de l'idée que la clientèle serait attachée exclusivement et de façon toujours précaire à la personne du professionnel, notamment du praticien puisque les hypothèses de cession de clientèles médicales représentaient une part importante du contentieux. Hors du commerce, la clientèle civile ne pouvait donc faire l'objet d'une convention (1). Par un important arrêt de sa première chambre civile, la Haute juridiction a cependant abandonné cette solution, opérant ainsi un revirement de jurisprudence ; l'arrêt décide en effet que "si la cession de la clientèle médicale, à l'occasion de la constitution ou de la cession d'un fonds libéral d'exercice de la profession, n'est pas illicite, c'est à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du patient" (2). Au-delà de la clientèle médicale (3), c'est la validité de la cession de clientèle civile en général qui se trouve ainsi consacrée, sous réserve que la clientèle conserve effectivement une liberté de choix du professionnel avec lequel elle entend être liée. Ce revirement est, il faut le rappeler, heureux, dans la mesure où la jurisprudence antérieure reposait sur une certaine hypocrisie : alors en effet que la cession de clientèle civile était nulle, les tribunaux admettaient au contraire qu'un droit de présentation à la clientèle d'un successeur puisse faire l'objet d'une convention à titre onéreux (4), ce qui était évidemment discutable puisque cette distinction faisait dépendre le sort de la convention des termes utilisés par les parties, alors que, on l'aura compris, la finalité de l'opération était pourtant bien, d'une hypothèse à l'autre, la même. Tout cela est parfaitement entendu.

L'est aussi d'ailleurs la validité de la convention de non-concurrence conclue à l'occasion de la cession de la clientèle civile : la jurisprudence admet en effet la licéité de l'engagement pris par un professionnel qui cède sa clientèle de ne pas se réinstaller dans un rayon déterminé (5), pendant une durée déterminée, et moyennant une contrepartie financière. On sait en effet que la jurisprudence décidait, classiquement, qu'une convention ne peut porter atteinte à la liberté du commerce et à la liberté du travail que si l'interdiction par elle formulée n'est pas illimitée dans le temps, dans l'espace, et quant à la nature de l'activité exercée (6), et qu'elle exige, en outre, depuis un arrêt de la Chambre sociale du 10 juillet 2002, que la clause comporte une contrepartie financière compensant la restriction de concurrence (7).

Mais venons-en à présent à l'essentiel. Lorsque le débiteur ne s'est pas exécuté, autrement dit lorsqu'il n'a pas ou a mal exécuté ses obligations, son cocontractant peut sans doute l'assigner en responsabilité, ou bien demander la résolution du contrat, ou bien encore en réclamer l'exécution forcée, ce qui n'est pas sans parfois susciter des difficultés, notamment en présence d'obligations de faire. A ces hypothèses s'en ajoute une autre : le créancier insatisfait peut en effet, à titre de riposte, choisir de ne pas s'exécuter non plus. C'est l'exception d'inexécution : Exceptio non adimpleti contractus (8). Il s'agit au fond d'une forme de justice privée, une forme de loi du talion : "oeil pour oeil, dent pour dent". Le fait que l'une des parties ne se soit pas exécutée va en effet autoriser l'autre à ne pas s'exécuter à son tour. Evidemment, cette forme de peine privée est provisoire, car il faudra bien sortir de cette logique de l'inexécution, soit par la reprise de l'exécution des obligations, soit par le recours au juge : les obligations sont temporairement suspendues de fait. Bien que la pertinence de l'exception d'inexécution ait pu être discutée, Philippe Malaurie ayant pu faire observer, dans une formule évocatrice, que "quand nous combattons les cannibales, nous ne les mangeons pas", le mécanisme est tout de même admis, et généralement justifié par la théorie de la cause : puisque, dans un contrat synallagmatique, l'obligation de l'un trouve sa cause dans l'obligation de l'autre, si celui-ci ne s'exécute pas, l'obligation de l'autre n'a plus de cause. C'est au demeurant la raison pour laquelle, au stade des conditions de mise en oeuvre de l'exception d'inexécution, la jurisprudence exige l'interdépendance des obligations. Il faut, bien entendu, pour que l'exception d'inexécution puisse être utilement invoquée, une inexécution corrélative, peu important la cause de l'inexécution (en raison de la faute du débiteur, d'une cause étrangère rendant l'exécution impossible) et l'étendue de l'inexécution (totale ou partielle). Mais encore faut-il que l'inexécution du débiteur présente une certaine gravité : il est en effet évident que le créancier ne pourrait valablement suspendre l'exécution de ses obligations alors que l'inexécution imputable au débiteur serait minime. La bonne foi contractuelle suppose ainsi que la riposte du créancier soit proportionnée au manquement du débiteur. Et il appartient au juge de décider si, précisément, d'après les circonstances, cette inexécution est suffisamment grave pour entraîner pareil résultat (9).

On comprend donc, dans ces conditions, que, dans l'affaire rapportée, l'avocat cessionnaire de la clientèle n'ayant pas exécuté -entièrement- son obligation, faute d'avoir payé le solde du prix, le cédant ait décidé de suspendre l'exécution de son obligation de non-concurrence. Un arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, en date du 26 mai 2011, avait certes jugé qu'aucune exception d'inexécution tirée du défaut du paiement par l'employeur en cours de contrat de la contrepartie financière de la clause de non-concurrence ne pouvait être opposée par le salarié. Il ne faudrait cependant pas en déduire que l'exception d'inexécution ne saurait, par principe, pouvoir être mise en oeuvre par un contractant tenu d'une obligation de non-concurrence pour suspendre l'exécution de cette obligation dans le cas dans lequel son cocontractant ne se serait pas lui-même exécuté (10). La justification donnée par l'arrêt est éclairante : les magistrats aixois avaient en effet pris soin de relever que cette clause ne devait recevoir application qu'à compter de la rupture du contrat. Il s'en déduit donc, a contrario, lorsque tel n'est pas le cas, autrement dit lorsque les obligations, interdépendantes, doivent être simultanément exécutées, que l'exception d'inexécution peut être invoquée par le créancier pour se soustraire à l'application d'une clause de non-concurrence en cas d'inexécution imputable au débiteur (11). Un autre arrêt, de la cour d'appel d'Amiens du 5 mars 2009, procède d'ailleurs de la même logique : dans une affaire de cession de parts sociales dans laquelle le cessionnaire ne contestait pas être débiteur du paiement d'une partie du compte courant du créancier cédant dans la société cédée, la cour d'appel avait jugé que les griefs invoqués par le cessionnaire contre le cédant relatifs à une violation de la clause de non-concurrence ne sont pas de nature à anéantir sa propre obligation contractuelle, en dehors de circonstances dûment établies permettant le jeu d'une exception d'inexécution (12). A contrario, il faut comprendre que si les circonstances l'avaient permise, l'exception d'inexécution aurait pu être utilement invoquée par le cessionnaire.


(1) Voir not., en ce sens, à propos d'une cession de clientèle médicale, Cass. civ. 1, 3 juillet 1996, n° 94-13.239 (N° Lexbase : A9737ABA) Bull. civ. I, n° 287, énonçant que "les malades jouissant d'une liberté absolue de choix de leur médecin, la clientèle qu'ils constituent, attachée exclusivement et de façon toujours précaire à la personne de ce praticien, est hors du commerce, et ne peut faire l'objet d'une convention".
(2) Cass. civ. 1, 7 novembre 2000, n° 98-17.731 (N° Lexbase : A7780AHM), Bull. civ. I, n° 283.
(3) Sur laquelle voir encore Cass. civ. 1, 30 juin 2007, n° 99-20.286 (N° Lexbase : A9187DCA), Contrats, conc., consom., 2004, comm. 135, obs. L. Leveneur.
(4) Cass. civ. 1, 23 janvier 1968, D., 1969, p. 177, note R. Savatier ; Cass. civ. 1, 7 juin 1995, n° 93-17.099 (N° Lexbase : A7896AB3), D., 1995, p. 559, note B. Beignier ; Cass. civ. 1, 28 mars 1995, n° 93-15.150 (N° Lexbase : A7787ABZ), Bull. civ. I, n° 145.
(5) Voir déjà, jugeant que l'engagement pris par un médecin remplaçant un confrère de ne pas s'installer dans un rayon déterminé est licite, Cass. civ., 16 mars 1943, JCP 1943, II, 2289, note Voirin ; et plus généralement, sur la question, J.-L. Bergel, in Etudes Jauffret, 1974, p. 21.
(6) Voir not., pour une clause insérée dans un contrat de travail, Cass. com., 20 mars 1973, n° 72-10.760 (N° Lexbase : A3088AUW), Bull. civ. IV, n° 127 ; et pour une clause s'imposant au conseil juridique dans le contrat d'agent commercial : Cass. com., 4 juin 2002, n° 00-14.688 (N° Lexbase : A8508AYR), Bull. civ. IV, n° 98.
(7) Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-45.135, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A1225AZE), Bull. civ. V, n° 239 (contrat de travail) ; pour la même exigence en dehors du contrat de travail (ex. à propos d'un gérant non salarié) : Cass. soc., 8 décembre 2009, n° 08-42.089, FP-P+B+R (N° Lexbase : A4528EPE), Bull. civ. V, n° 277 ; Cass. soc., 28 septembre 2011, n° 10-21.294, FS-P+B (N° Lexbase : A1314HYC), Bull. civ. V, n° 210.
(8) R. Cassin, De l'exception tirée de l'inexécution dans les rapports synallagmatiques, th. Paris 1914 ; R. Saleilles, Exception de refus de paiement ou exception non adimpleti contractus, Ann. dr. comm., 1892 et 1893 ; J.-F. Pillebout, Recherches sur l'exception d'inexécution, th. Paris, éd. 1971 ; C. Malecki, L'exception d'inexécution, th. Paris I, éd. 1999.
(9) Cass. soc., 21 octobre 1954, Bull. civ. V, n° 613.
(10) CA Aix-en-Provence, 26 mai 2011, n° 09/21526 (N° Lexbase : A7881HSP).
(11) Comp. CA Nîmes, 11 janvier 2011, n° 09/03452 (N° Lexbase : A4563GQ3), qui, après avoir relevé que le salarié qui exerce son activité professionnelle au profit d'un nouvel employeur situé dans l'Hérault et disposant d'un établissement à Millau ne respecte pas la clause de non-concurrence qui le lie à son ancien employeur, lui interdisant d'exercer dans les départements de l'Aveyron et de la Lozère, décide qu'il ne peut se prévaloir du non-paiement d'une partie de la contrepartie financière qui correspond à une exception d'inexécution de l'ancien employeur et qui est justifié par le comportement du salarié.
(12) CA Amiens, 5 mars 2009, n° 07/00553 (N° Lexbase : A2481HCU).

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