La lettre juridique n°876 du 9 septembre 2021 : Droit pénal général

[Jurisprudence] Responsabilité pénale au sein des groupes de société : le réalisme, encore …

Réf. : Cass. crim., 16 juin 2021, n° 20-83.098, F-P (N° Lexbase : A14224WL)

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par Paul Cazalbou, Professeur des Universités, agrégé des facultés de droit, La Rochelle Université.

le 08 Septembre 2021


Mots-clés : personne morale • responsabilité pénale • organe collectif • représentant de fait • groupe de société • corruption d'agent public étranger • commissions

À l'occasion d'une affaire de corruption internationale impliquant plusieurs sociétés françaises la Chambre criminelle de la Cour de cassation précise un peu plus le mécanisme de la responsabilité pénale des personnes morales. Dans la lignée de sa jurisprudence récente, le réalisme prévaut et permets de dépasser les artifices mis en œuvre pour diluer cette responsabilité.


La décision ici rapportée ne manquera pas d'attirer l'attention de tous ceux qui portent un intérêt à la question de la responsabilité pénale des personnes morales. En effet, dans la lignée d'un arrêt récent [1], très largement commenté, il semble que la Chambre criminelle entende, par la présente décision, poursuivre dans la voie d'une approche réaliste de ce mécanisme. Les faits de l'espèce, le versement de commissions à des agents publics et des personnalités politiques étrangères dans le cadre de la passation de contrats par une entreprise française et ses filiales, permettent ici à la Cour de cassation d'examiner la question de la répartition de la responsabilité pénale au sein des groupes de sociétés, particulièrement lorsque le groupe en question semble s'être structuré afin d'éviter la remontée de cette responsabilité vers la société mère, une célèbre entreprise française de téléphonie. C'est cette dernière qui formait un pourvoi en cassation contre l'arrêt d'appel prononçant sa condamnation pour corruption active d'agent public étranger.

Plusieurs salariés d'une filiale de la société en cause étaient ainsi convaincus d'avoir conclu un pacte de corruption avec des agents publics et des personnalités politiques étrangères afin que leur société remporte des marchés dans l’État en question. La corruption prenait la forme de commissions versées en application de contrats de consultants signés par une autre filiale du groupe dans un schéma qui ne laissait pas apparaître d'intervention directe de la société mère. Cette dernière pouvait alors soutenir qu'elle ne pouvait être tenue pour responsable des infractions ainsi commises. Selon elle, les actions des salariés de ses filiales ne sauraient emporter sa responsabilité, ces individus n'étant ni ses organes ni ses représentants, faute de s'être vu consentir par elle les délégations de pouvoirs idoines.

Il faut dire que, sous ce premier aspect, le pourvoi pouvait sembler fragile, la qualité de représentant au sens de la responsabilité pénale des personnes morales pouvant certes se déduire de l'existence d'une délégation de pouvoir [2] mais pas de manière exclusive. Il était donc loisible à la Cour de cassation de se reporter sur d'autres considérations pour évaluer la qualité de représentant de la société mère des salariés des sociétés filles ayant conclu le pacte de corruption [3].

C'est à ce stade que l'approche réaliste évoquée se développe. S'éloignant de l'analyse des rapports juridiques apparents existant entre la mère et ses filles, la Chambre criminelle s'intéresse aux rapports de fait qui se développent entre celles-ci pour leur faire jouer des effets de droit. Elle découvre alors l'existence d'une organisation occulte, en ce sens qu'elle repose sur des « entités virtuelles et transversales dépourvues de personnalité juridique », qu'elle qualifie de « matricielle » [4], se superposant au groupe de société lui-même. En fait d'organisation « matricielle », c'est à une véritable organisation parallèle des structures juridiques et sociétales, faites de «business group » et autres « areas » ignorant « les structures juridiques liant la société mère à ses nombreuses filiales », que l'on était ici confronté. Au sein de cette structure parallèle, la Chambre criminelle estime que les salariés des filiales étaient soumis à une seconde hiérarchie qui les liait « de fait » à la société mère pour le compte de laquelle ils exerçaient. En somme, si la structure juridique superficielle du groupe pouvait servir de coupe-circuit à la responsabilité de la société mère, la structure de fait de celui-ci permettait de la mettre en cause sur la base des infractions commises par les salariés des sociétés filles. Ces derniers en étaient ainsi les représentants de « fait » à raison de deux paramètres, la structure transversale propre au groupe et les missions qui leurs étaient confiées au sein de cette structure. On approuvera sans réserve cette manière de raisonner quoique pas tant au regard de son intérêt répressif qu'eu égard à sa compatibilité avec la lettre de l'article 121-2 du Code pénal (N° Lexbase : L3167HPY) qui, en restant évasif quant à la définition du « représentant » de la personne morale, permet d'y rattacher celui qui ne le serait que de « fait ».

La Chambre criminelle n'approuve toutefois pas simplement la condamnation de la société mère sur la base des infractions commises par les salariés de ses filiales qui la représentaient. Elle s'intéresse également à l'intervention dans le processus de corruption d'un « comité dédié », émanation du groupe de société, et désigné sous le nom de « RAC » pour « Risk Assessment committee ». Une entité, composée de « dirigeants du groupe », qui avait la charge de valider un document intitulé IPIS, pour « Initial Project Income Statement », destiné à évaluer la rentabilité du projet de participation à l'appel d'offres passé par les autorités étrangères et qui mentionnait le coût des commissions à verser aux consultants dans le cadre du processus de corruption.

Pour la Cour de cassation, l'intervention de ce comité dans le processus de corruption est remarquable à deux égards. D'une part, dans l'approbation, et donc le contrôle, des documents IPIS qui mentionnaient expressément le versement de sommes d'argent à des consultants. D'autre part, à raison du fait « que de nombreux dirigeants du groupe, particulièrement les membres [du] RAC […] central, avaient une connaissance générale du système mis en place pour le recours à des consultants et de l'usage final des sommes consacrées par le groupe au paiement de ses agents dans les zones à risque ». Il y a là de quoi établir la participation de ce comité au processus de corruption et donc la responsabilité de la société mère puisque selon, la Cour de cassation, qui ne détaille pas son raisonnement sur ce point, ce comité n'est rien moins qu'un de ses organes [5].

Ce dernier aspect de la décision prête peut-être plus à la discussion que le premier. En effet, si l'engagement de la responsabilité d'une personne morale, sur la base de l'infraction commise dans tous ses éléments constitutifs par un de ses représentants ou un de ses organes personne physique ne pose pas de difficulté particulière, fonder cette responsabilité sur les actions d'un organe collectif peut paraître plus délicat. Dans le premier cas on relève une infraction commise matériellement par une personne physique tandis que dans le second on relèvera difficilement une véritable infraction, bien plus souvent une décision, ici l'approbation d'un document IPIS, diluée dans l'action collective des membres du comité dont la Cour de cassation nous indique qu'ils étaient « nombreux » – pas tous donc ? – à connaître la destination réelle des commissions. Même à ne retenir que ceux d'entre les membres du RAC qui connaissaient la destination des fonds on peut encore s'interroger sur l'infraction qu'ils auraient commise pour le compte de la société mère. Ont-ils personnellement commis un acte de corruption ou ont-ils commis un acte de participation – pourquoi pas d'instigation d'ailleurs ? – à l'acte de corruption commis par les salariés des filiales ? [6] La question se pose d'autant plus qu'à ce stade du raisonnement, établir l'infraction qui aurait été commise – on hésite réellement sur la terminologie à employer s'agissant d'un organe collectif – par le RAC n'avait plus d'intérêt, la responsabilité de la société mère étant déjà suffisamment engagée, et sur un fondement solide, sur la base des infractions de ses représentants, salariés de ses filiales.

On le voit donc, c'est bien de réalisme qu'a fait preuve la Chambre criminelle de bout en bout de cette décision, tant dans l'analyse de la structure réelle du groupe que de la répartition du pouvoir de décision en son sein. Ce réalisme est le bienvenu en termes répressifs mais il ne faudrait toutefois pas qu'à l'opacité des structures employées par les groupes de sociétés pour dissimuler leur criminalité, s'ajoute celle de la loi qui prétend les châtier. Or, il semble bien que le problème posé in fine ici relève d'une mauvaise adéquation des termes de la loi aux problèmes qu'elle prétendait pourtant traiter, la responsabilité des personnes morales, particulièrement celles dotées d'organes collectifs, et le type d'infraction que peuvent commettre ces organes qui n'ont pas plus de corps que les personnes morales dont ils assurent le bon – ? – fonctionnement.

 

[1] Cass. crim., 25 novembre 2020, n° 18-86.955, FP-P+B+I (N° Lexbase : A551437D).

[2] V. not. Cass. crim., 14 décembre 1999, n° 99-80.104 (N° Lexbase : A4939AGZ).

[3] Le dirigeant de fait peut ainsi être représentant : Cass. crim., 17 décembre 2003, n° 00-87.872, F-D (N° Lexbase : A1546YPX). Un agent commercial non salarié de la personne morale également : Cass. crim., 23 février 2010, n° 09-81.819, F-D (N° Lexbase : A8303ETP).

[4] On a déjà relevé avec curiosité l'emploi de ce terme issu du lexique managérial : J.-M. Brigant, Responsabilité pénale de la société holding pour corruption : à la recherche de l'organe et du représentant, JCP G, 2021, 768.

[5] On s'est d'ailleurs interrogé sur le fait de savoir s'il s'agissait ici, comme pour les salariés des sociétés filles qui étaient des représentants de fait, d'un organe de « fait » : J.-M. Brigant, Responsabilité pénale de la société holding pour corruption : à la recherche de l'organe et du représentant, JCP G, 2021, 768.

[6] V. pour un cas similaire d'engagement de la responsabilité d'une personne morale sur la base des infractions « commises » par un organe collectif : Cass. crim., 14 mars 2018, n° 16-82.117, FS-P+B (N° Lexbase : A2155XHB) : E. Dreyer, note, JCP E 2018, 1363 ; J.-H. Robert, note, Dr. pén., 2018, comm. 110.

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