Lexbase Fiscal n°871 du 1 juillet 2021 : Fiscalité du patrimoine

[Conclusions] Abus de droit et notion de réinvestissement à caractère économique dans le cadre d’une opération d’apport-cession - Conclusions du Rapporteur public

Réf. : CE 8° et 3° ch.-r., 28 mai 2021, n° 442711, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A48694TI)

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par Romain Victor, Rapporteur public au Conseil d’État

le 28 Juin 2021


Mots-clés : abus de droit • apport-cession • réinvestissement • nantissement • garantie de passif

Le Conseil d’État a jugé, dans un arrêt du 28 mai 2021, qu’une opération de nantissement de sommes en vue de couvrir une garantie de passif peut constituer un réinvestissement à caractère économique.

La revue Lexbase Fiscal vous propose les conclusions anonymisées du Rapporteur public, Romain Victor.


 

1.- La SARL Pièces Point Chauffe (PPC) a été constituée en 2001 par M. Charles N. pour exercer une activité d’achat et revente de pièces détachées d’appareils de chauffage et climatisation auprès d’une clientèle de professionnels. Le capital social était réparti, à l’origine, entre M. N., titulaire de 90 % des parts sociales, et son fils Christophe, titulaire des 10 % restants. À l’issue d’une augmentation de capital à laquelle M. N. père a souscrit seul en 2006, le capital a été porté à 37 000 euros. L’entreprise a pris la forme d’une société par actions simplifiée l’année suivante et, en 2008, une nouvelle augmentation de capital a été décidée pour permettre à la SAS Thermocross de prendre une participation à hauteur de 5 % du capital. Enfin, par acte sous seing privé du 10 juillet 2009, M. N. a donné à son fils la nue-propriété de 6 482 actions de la SAS PPC, dont il a conservé l’usufruit.

Quelques semaines plus tôt, le 19 mai 2009, M. N. avait créé l’EURL Production provençale énergie (PPE), au capital de 1 000 euros, ayant vocation à exercer une activité de production et la vente d’électricité d’origine photovoltaïque. Le 22 juillet 2009, il a été procédé à une augmentation de capital de l’EURL, transformée à cette occasion en SARL PPE, au moyen de l’apport par MM. N. père et fils, pour une somme globale évaluée à 1 100 010 euros, de l’intégralité des actions qu’ils détenaient dans la SAS PPC, soit 29 718 actions en pleine propriété et 6 482 actions en usufruit pour Charles N. et 800 actions en pleine propriété et 6 482 actions en nue-propriété pour Christophe N., représentant 95 % du capital social. Les intéressés ont obtenu, en contrepartie, dans la même proportion [1], des titres de la société PPE en pleine propriété et en usufruit ou nue-propriété. Les plus-values réalisées lors de cette opération d’échange de droits sociaux ont été placées de plein droit sous le régime du sursis d’imposition prévu à l’article 150-0 B du CGI (N° Lexbase : L3216LC4) en vertu duquel les dispositions de l’article 150-0 A de ce Code (N° Lexbase : L6169LUZ) relatives à l’imposition des plus-values de cession, « […] ne sont pas applicables, au titre de l’année de l’échange des titres, aux plus-values réalisées dans le cadre […] d’un apport de titres à une société soumise à l’impôt sur les sociétés […] ».

Par une proposition de rectification du 19 novembre 2012, l’administration fiscale a informé M. Charles N. qu’elle entendait remettre en cause le bénéfice du régime du sursis d’imposition dont il avait bénéficié et soumettre à l’impôt la plus-value qu’il avait réalisée, à hauteur de 943 703 euros, au titre de l’année 2009. Elle a en effet constaté que le 28 juillet 2009, six jours seulement après l’apport des 37 000 actions PPC, la société PPE avait cédé les titres pour un prix de 1 100 000 euros, c’est-à-dire pour leur valeur d’apport (à 10 euros près), et qu’elle n’avait pas réinvesti de manière significative dans une activité économique les liquidités issues de cette cession, l’essentiel des fonds ayant été placés sur des comptes à terme ou investis dans des valeurs mobilières de placement, de telle sorte que la part des investissements patrimoniaux s’établissait respectivement à 97 %, 89 % puis 80 % à la clôture des exercices 2009, 2010 et 2011. Ainsi, sur les 1 100 000 euros de la vente, 875 178 euros se trouvaient encore investis dans des dépôts à terme, parts de FCP et parts sociales au 31 décembre 2011, 29 mois après la cession.

L’administration a vu dans cet apport-cession un abus de droit par fraude à la loi qu’elle a entendu contrecarrer dans le cadre de la procédure de répression de l’abus de droit fiscal prévu par l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L9266LNI), en se fondant sur votre jurisprudence « M. et Mme Berjot » (CE 10° et 9° ssr, 27 juillet 2012, n° 327295, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0694IR7), RJF, 2012, n° 1042, concl. E. Crépey BDCF, 2012, n° 129) ayant étendu à une opération s’étant traduite, sur le fondement de l’article 150-0 B, par un sursis d’imposition automatique, les principes dégagés par votre décision « Min. c/ M. et Mme Bauchart » (CE 8° et 3° ssr, 8 octobre 2010, n° 313139, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3503GBD), RJF, 2010, n° 1205, concl. L. Olléon, BDCF, 2010, n° 132) à propos d’opérations d’apport pour lesquelles le contribuable avait opté pour le report d’imposition de la plus-value d’échange, l’intérêt de l’opération étant dans l’un et l’autre cas de différer l’imposition et, par suite, de minorer l’assiette de l’année au titre de laquelle l’impôt est normalement dû à raison de la situation et des activités réelles du contribuable.

Saisi à la demande du contribuable, le comité de l’abus de droit fiscal a émis, dans sa séance du 8 octobre 2015, un avis favorable à la mise en œuvre de la procédure prévue à l’article L. 64 du LPF, après avoir constaté que le pourcentage des sommes réinvesties dans une activité économique représentait 24,5 % des liquidités obtenues lors de la cession des titres. Cet avis a donc eu pour effet de faire supporter la charge de la preuve au contribuable, s’agissant d’une rectification notifiée antérieurement au 1er janvier 2019 [2].

Le gain net réalisé par M. N. lors de l’opération d’échange a été soumis à l’impôt sur le revenu au taux proportionnel de 18 % en application des articles 150-0 A et 200 A (N° Lexbase : L6975LZD) du CGI, ainsi qu’aux prélèvements sociaux, les droits rappelés ayant été assortis de l’intérêt de retard et de la majoration de 80 % prévue par les dispositions du b) de l’article 1729 du CGI (N° Lexbase : L4733ICB), M. N. ayant été regardé comme ayant eu l’initiative principale des actes constitutifs de l’abus de droit. C’est un montant total de 540 000 euros qui a été mis en recouvrement en décembre 2015.

Après rejet de sa réclamation, le contribuable a porté le litige devant le tribunal administratif de Lyon qui a rejeté sa demande de décharge par un jugement du 10 juillet 2018. Toutefois, par un arrêt du 9 juillet 2020, rendu aux conclusions contraires de son rapporteur public, la cour administrative d’appel de Lyon a inversé la solution et prononcé la décharge des impositions en litige.

C’est contre cet arrêt que le ministre se pourvoit en cassation.

2.- Devant la cour, le débat portait sur le réinvestissement des liquidités issues de la cession des titres PPC dans une activité économique. M. N. soutenait que l’opération avait eu pour but de financer le développement d’une activité nouvelle de production d’énergie photovoltaïque, conformément à l’objet social de la SARL PPE, ce dont il tirait qu’elle n’avait pas un but exclusivement fiscal.

Pour résumer, la cour, après s’être livrée à un examen du remploi des sommes de 1 million d’euros et 100 000 euros, soit 1,1 million d’euros en tout, créditées sur les comptes bancaires de la SARL PPE les 29 juillet et 14 août 2009, a abouti au constat que cette société avait réinvesti dans une activité économique la somme globale de 374 442 euros, se décomposant comme suit :

  1. 100 000 euros correspondant au nantissement d’un compte à terme fourni en contrepartie d’une garantie de passif souscrite au profit de la société cessionnaire des titres PPC ayant nécessité une caution bancaire ;
  2. 70 126 euros correspondant au développement d’un premier projet photovoltaïque en Avignon ;
  3. 145 000 euros correspondant au nantissement d’un compte à terme de la société PPE, fourni pour obtenir un prêt bancaire de 170 000 euros de la Banque populaire des Alpes pour la réalisation d’un projet photovoltaïque à Saint-Marcel-lès-Valence ;
  4. 59 316 euros à la part d’autofinancement lié à ce même projet.

La cour a jugé que cette somme globalement réinvestie de 374 442 euros correspondait à « 37 % du produit disponible de la cession », en précisant que « la somme de 100 000 euros bloquée au titre du nantissement [du compte à terme fourni en contrepartie de la garantie de passif] ne deva[i]t pas être déduite ». Elle a ajouté que si l’autre partie du produit de la cession avait été réinvestie dans des placements financiers, M. N. faisait « néanmoins état de tentatives sérieuses et documentées de réinvestissement dans une activité économique, qui n’ont pu aboutir pour des circonstances indépendantes de sa volonté en raison de la lenteur du temps économique et du caractère alors innovant des investissements dans le secteur du photovoltaïque ».

3.- Le ministre critique ces motifs par deux moyens assez succinctement exposés.

D’une part, il fait valoir que la cour a commis une erreur de droit en identifiant dans les nantissements de 100 000 euros et 145 000 euros des investissements économiques, car le nantissement ne transformait pas la nature patrimoniale des placements financiers que constituent les comptes à terme nantis. La cour aurait par suite entaché son arrêt d’erreur de qualification juridique des faits en concluant à l’existence d’un réinvestissement significatif du produit de la cession des titres PPC dans une activité économique.

D’autre part, le ministre soutient que la cour a entaché son arrêt d’insuffisance de motivation et de dénaturation des pièces du dossier, dont il serait résulté une erreur de droit, en estimant, par des motifs abstraits et généraux, que M. N. justifiait, à concurrence des 63 % non effectivement réinvestis, de tentatives sérieuses de réinvestissement dans une activité économique qui n’avaient pu aboutir en raison de circonstances indépendantes de sa volonté.

Si nous nous séparons sur plusieurs points de l’argumentation du pourvoi, nous pensons que l’une de ces flèches atteint sa cible et vous donne l’occasion de prendre position sur la question inédite qui consiste à déterminer si nantissement peut rimer avec réinvestissement

Le ministre ne goûte pas franchement à cette poésie et assume ne souhaiter faire preuve d’aucune imagination. Il vous invite ainsi à juger qu’un compte à terme, même nanti à concurrence d’une certaine somme, reste un dépôt à terme, le nantissement ne faisant jamais disparaître le caractère intrinsèquement patrimonial de l’opération. Il s’en tient donc à l’objet immédiat – un placement financier – en refusant de regarder au-delà.

Cette approche s’écarte, nous semble-t-il, du sillon tracé par votre jurisprudence, qui est animée par un pragmatisme croissant.

Prenez l’exemple du remploi des liquidités issues de la cession sous forme d’avance en compte courant consentie au profit d’une société dans laquelle la société ayant cédé les titres détient une participation. Dans une telle opération, dont la nature juridique est pourtant celle d’un prêt ouvrant droit au versement d’intérêts, vous acceptez d’identifier un réinvestissement économique, lorsque les fonds avancés ont permis le développement de l’activité, par exemple s’il est établi qu’ils ont servi à acquérir un stock de produits nécessaire au lancement de l’activité : voyez votre décision « Bazire » (CE 8° et 3° ssr, 8 octobre 2010, n° 301934, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3490GBU), RJF, 2010, n° 1204, concl. L. Olléon, BDCF, 2010, n° 132). Il en va de même pour des avances en compte courant qui seraient utilisées par la société bénéficiaire pour financer des travaux utiles à son activité ou acquérir des éléments d’actif (CE 10° et 9° ssr, 24 août 2011, n° 316928, inédit au recueil Lebon « Mme Ciavatta » (N° Lexbase : A3490HXK), RJF, 2011, n° 1186, concl. J. Boucher, BDCF, 2011, n° 129).

Dans le prolongement de ces décisions, votre récent arrêt « Martin » du 10 juillet 2019, mentionné aux Tables du recueil sur ce point (CE 9° et 10° ch.-r., n° 411474, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6816ZIB), RJF, 2019, n° 948, concl. E. Bokdam-Tognetti C948, note O. Fouquet, Dr. Fisc., 2019, n° 37, c. 362), nous paraît avoir franchi un pas supplémentaire en retenant qu’il ne saurait par principe être exclu qu’un prêt classique consenti par la société à partir des liquidités résultant de la cession des titres apportés puisse s’analyser comme un investissement à caractère économique, ce caractère devant être apprécié à la lumière des circonstances de l’espèce et, notamment, à partir d’éléments tels que la qualité de l’emprunteur, l’objet du prêt et ses modalités.

Ces hypothèses de remploi à titre de prêt correspondent, en quelque sorte, à un réinvestissement économique par personne interposée, le prêteur participant par procuration à l’exploitation de l’emprunteur.

Nous pensons de la même manière qu’il est justifié, en présence du nantissement d’un compte à terme, c’est-à-dire d’un compte sur lequel les sommes déposées offrent un taux d’intérêt élevé mais sont bloquées pendant une longue période, de ne pas exclure par principe que les sommes correspondantes puissent être regardées comme réinvesties dans une activité économique, car tout dépend au fond de l’obligation en considération de laquelle on affecte des fonds en garantie.

Un mot de contexte d’abord.

Tandis que, depuis la réforme du droit des sûretés opérée par l’ordonnance du 23 mars 2006 [3], le gage porte exclusivement sur des meubles corporels, le nantissement porte sur des meubles incorporels. L’article 2355 du Code civil (N° Lexbase : L1182HIM) le définit comme « l’affectation, en garantie d’une obligation, d’un bien meuble incorporel ou d’un ensemble de biens meubles incorporels, présents ou futurs ». Le nantissement de compte bancaire se rattache pour l’essentiel au nantissement de créance de droit commun dont il constitue une déclinaison [4]. Il a pour objet d’autoriser le créancier à appréhender le solde créditeur du compte de son débiteur en cas d’exigibilité de la créance garantie. Concrètement, « le créancier nanti est investi d’un véritable droit à paiement direct contre le teneur de compte » [5].

Le premier alinéa de l’article 2360 du Code civil (N° Lexbase : L1187HIS) précise que : « Lorsque le nantissement porte sur un compte, la créance nantie s’entend du solde créditeur, provisoire ou définitif, au jour de la réalisation de la sûreté sous réserve de la régularisation des opérations en cours, selon les modalités prévues par les procédures civiles d’exécution ». Il en découle que l’efficacité de cette sûreté réelle peut n’être que relative lorsque le créancier est une personne autre que le teneur du compte, puisqu’entre la constitution du nantissement et le jour de sa réalisation, les sommes déposées sur le compte nanti peuvent avoir diminué ou, pire, un solde débiteur peut être apparu, dans la mesure où le titulaire du compte nanti conserve la libre disposition des sommes déposées sur le compte, sans dépossession. C’est cette faiblesse qui conduit fréquemment les parties à compléter l’acte de nantissement par un dispositif conventionnel de blocage qui peut reposer sur la délivrance par le titulaire du compte au profit du créancier d’un mandat sur le compte opposable à l’établissement bancaire teneur du compte [6].

En revanche, le nantissement de compte consenti au profit du teneur du compte en garantie d’un prêt consenti par celui-ci est une sûreté commode et « plus sûre » pour celui-ci, qui peut aisément se faire justice à lui-même.

Ceci étant exposé, le ministre n’a pas tort de pointer qu’à la différence d’un prêt consenti à partir du produit de la cession, le simple nantissement d’un compte à terme n’a pas techniquement pour effet de dessaisir le titulaire du compte des sommes qui y sont déposées ; si les sommes sont en principe bloquées, le titulaire du contrat peut les récupérer, en acceptant de payer les pénalités stipulées. En outre, il est exact que le compte à terme est, par nature, un placement patrimonial qui procure un revenu (les intérêts) – dont le régime fiscal est celui des revenus de capitaux mobiliers.

Toutefois, le nantissement d’un compte à terme ouvert grâce aux liquidités issues de la cession peut offrir un effet de levier et permettre l’octroi d’un financement bancaire d’un montant supérieur au montant nanti, favorisant le développement économique de l’entreprise. Si, avec 1 million d’euros de dépôts à terme nantis, vous obtenez un prêt de 3 millions d’euros et que ces fonds permettent d’acquérir des actifs, un fonds de commerce ou de financer des travaux utiles à l’exploitation, alors il est raisonnable de voir dans cet usage des liquidités issues de la cession, à titre de garantie, un investissement à concurrence du montant nanti. On retrouve là une dimension que vous avez déjà prise en compte dans un arrêt « M. et Mme Bourdon » (CE 9° et 10° ssr, 27 janvier 2011, n° 320313, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7471GQR), concl. C. Legras, Dr. Fisc., 2011, n° 15 c. 304 note O. Fouquet et C. Charpentier) par lequel vous avez jugé, pour écarter la qualification d’abus de droit, que la création d’une holding à laquelle les contribuables avaient cédé des titres et qu’ils contrôlaient leur avait permis de « dégager une capacité d’emprunt supérieure […] en obtenant dans de meilleures conditions des financements extérieurs pour le développement de la société » dont les titres avaient été logés dans la holding.

En l’espèce, il apparaît qu’en garantie de remboursement d’un prêt de 170 000 euros d’une durée de 15 ans qui lui a été consenti le 5 novembre 2011 par la Banque Populaire des Alpes en vue de financer la pose de panneaux photovoltaïques sur un immeuble situé à Saint-Marcel-Les-Valence, la SARL PPE a nanti, à concurrence de la somme de 145 000 euros, un compte à terme dénommé « Décarente » d’une durée (comme son nom l’indique) de 10 ans, ouvert dans les livres du même établissement bancaire.

Nous sommes disposés à voir dans un tel nantissement, quand bien même l’effet de levier est modeste (25 000 euros), un réinvestissement : si l’entreprise fait défaut, il suffit à la banque qui réunit les qualités de prêteuse de deniers et de dépositaire, après mise en demeure du débiteur, de puiser dans le compte à terme pour se rembourser de sa créance, ainsi que l’y autorise expressément l’acte de nantissement au dossier. Nous croyons donc que la cour n’a pas commis l’erreur de droit que lui impute le ministre en prenant en compte ces 145 000 euros.

Nous ouvrons à ce stade une parenthèse pour dire que le ministre aurait sans doute été mieux inspiré, en ce qui concerne cette somme, de soulever un moyen d’insuffisance de motivation ou de dénaturation. Il avait en effet fait valoir dans son mémoire en défense du 10 avril 2020, sans que la cour ne prenne position sur ce point, et alors que M. N. n’avait pas combattu cette indication dans sa réplique du 13 mai 2020, que la sûreté n’avait été fournie dans un délai raisonnable suivant la cession.

De fait, si le contrat de prêt est bien de novembre 2011, l’acte de nantissement supposé garantir le remboursement du prêt n’a été signé que le 10 décembre 2012 : non seulement il a été établi plus de trois ans après la cession, mais aussi il a été passé – ce n’est pas anodin – après la notification de la proposition de rectification le 19 novembre 2012.

En revanche, nous croyons la critique du ministre fondée en tant qu’elle se rapporte au nantissement à hauteur de 100 000 euros du compte de dépôt à terme Sérénité IV ouvert auprès du Crédit Agricole Centre-Est le 30 juillet 2009, en garantie de la caution bancaire délivrée par cet établissement à la société S3C, cessionnaire des titres PPC, en exécution d’une clause de garantie de passif souscrite par la SARL PPE.

Rappelons en effet que, dans le cadre d’une cession de contrôle, une garantie de passif poursuit l’objectif de prémunir le cessionnaire d’une diminution de la valeur des titres acquis, apparue postérieurement à la cession et résultant d’une augmentation du passif social ou de la diminution de la valeur d’un actif, lorsque le fait générateur de ces événements est lui-même antérieur à la cession [7].

Eu égard à l’objet d’une telle garantie, nous avons les plus grandes difficultés à considérer que la fraction du prix de cession nantie par le cédant au profit de la banque s’étant portée caution de ce dernier pour le paiement éventuellement dû au cessionnaire au titre de la garantie de passif pourrait être regardée, même indirectement, comme un réinvestissement, car cette opération est, par nature, entièrement tournée vers le passé et a un effet voisin d’un réajustement de prix éventuel.

Nous croyons donc que la cour a commis une erreur de droit en incluant dans la masse des liquidités réinvesties la somme de 100 000 euros investie en dépôts à terme et nantie pour l’exécution de cette garantie de passif.

En réalité, l’erreur de la cour siège peut-être en amont, dans le fait même de la prise en compte de la somme de 100 000 euros dans le produit de cession, s’agissant d’une somme bloquée dès l’origine, c’est-à-dire dès juillet 2009, pour une période dont l’échéance était fixée au 31 décembre 2012 et alors que rien ne dit et qu’il n’a surtout jamais été soutenu par l’administration que cette garantie de passif n’aurait pas été appelée à jouer.

Or si l’on considère que le produit de cession définitivement acquis ou « produit de cession disponible » n’est que de 1 million d’euros, alors il faut nécessairement et symétriquement écarter la somme de 100 000 euros de notre champ de vision s’agissant du réinvestissement. Nous observons d’ailleurs que le comité de l’abus de droit fiscal avait retenu cette approche en raisonnant sur une base 1 million d’euros, et non sur une base 1,1 million d’euros. Et si l’on s’en tient à cette approche, sans doute meilleure, alors le montant des réinvestissements identifiés par la cour (145 000 euros + 70 126 euros + 59 316 euros) n’était que de 274 442 euros, soit un taux de réinvestissement de 27,4 %, et non de « 37 % », comme elle l’a calculé, au demeurant selon une formule à notre avis erronée [8].

Après annulation de l’arrêt, vous pourrez renvoyer l’affaire à la cour administrative d’appel pour qu’elle reprenne ses calculs mais notre conviction est plutôt que M. N., qui supporte la charge de la preuve, n’a pas justifié de réinvestissements suffisants dans le délai raisonnable fixé par votre jurisprudence.

Dès lors que l’on raisonne sur un prix de cession de 1 million d’euros, c’est-à-dire en mettant à part la somme bloquée de 100 000 euros, et que l’on écarte le nantissement de 145 000 euros eu égard à la date à laquelle il a été passé, l’on aboutit à un réinvestissement global de 129 442 euros, soit un taux de 13 %, évidemment très insuffisant, sachant que vous avez déjà jugé un taux de 15 % insuffisant (cf. arrêt « Mme Ciavatta » précité) et qu’on ne saurait totalement faire abstraction, même si les dispositions issues de l’article 18 de la loi n° 2012-1510, du 29 décembre 2012, de finances rectificative pour 2012 (N° Lexbase : L7970IUQ) ne sont pas ici applicables ratione temporis, que le législateur a fixé un seuil de réinvestissement de 50 %, porté à 60 % à compter du 1er janvier 2019 [9].

Par ces moyens nous concluons à l’annulation de l’arrêt attaqué, au renvoi de l’affaire à la cour administrative d’appel et au rejet des conclusions présentées par M. N. au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4).

 

[1] À savoir, sur les 1 023 010 parts sociales de 1 euro, 806 516 parts en pleine propriété pour M. Charles N., 192 710 parts en usufruit et 23 784 parts en pleine propriété et 192 710 parts en nue-propriété pour M. Christophe N..

[2] Date à laquelle le régime de la charge de la preuve en cas de saisine du comité de l’abus de droit fiscal a été aligné sur le régime applicable en cas de saisine des commissions des impôts directs et des taxes sur le chiffre d’affaires, par l’article 202 de la loi n° 2018-1317, du 28 décembre 2018, de finances pour 2019 (N° Lexbase : L6297LNK).

[3] Ordonnance n° 2006-346, du 23 mars 2006, relative aux sûretés (N° Lexbase : L8127HHH).

[4] Par opposition aux nantissements spéciaux portant sur des valeurs mobilières ou un fonds de commerce.

[5] H. Synvet, Le nantissement de compte, revue Droit et patrimoine, 1er juillet 2007, n° 161.

[6] Cf. sur ce point l’étude d’A. Arsac et M. Roussille, Blocage d’un compte bancaire nanti – Réflexions sur la tenue de compte, Revue de Droit bancaire et financier 2014, n° 3, e. 10.

[7] V. Les principales clauses des contrats d’affaires, sous la dir. de J. Mestre, Coll. Les intégrales 3, LGDJ, 2ème éd. déc. 2018, n° 791 et s.

[8] En effet, 374 442 euros de 1 100 000 euros font 34 % et non 37 %. Et si la cour a calculé 374 442 euros par rapport à 1 000 000 d’euros, alors elle a pris en compte deux fois la somme de 100 000 euros.

[9] Par l’article 115 de la loi n° 2018-1317, du 28 décembre 2018, de finances pour 2019.

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