La lettre juridique n°501 du 11 octobre 2012 : Éditorial

Tectonique judiciaire et musique d'occas'

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


A l'heure où le budget d'Hadopi est amputé de huit millions d'euros, et où Deezer, le site d'écoute musicale en streaming, vient de lever la somme record de cent millions d'euros sur un marché d'investissement pourtant morose, l'issue du procès opposant Capitol Records, une filiale d'EMI, à ReDigi, un site de revente en ligne de fichiers musicaux dit "d'occasion", aux Etats-Unis, pourrait bien fermer le ban du protectionnisme des maisons d'édition musicale.

La question posée, cette semaine, auprès d'un tribunal new-yorkais n'est pas des plus simples : un fichier mp3 peut-il être considéré comme un bien d'occasion et, par là même, peut-il faire l'objet d'une commercialisation tout ce qu'il y a de plus légale ?

Deezer a, dès l'origine, résolu le problème ou plutôt l'a contourné : en ne permettant que l'écoute d'un titre musical sans pouvoir le télécharger et donc se l'approprier ; sauf à l'acheter régulièrement, auquel cas des accords prévus avec les majors de l'édition musicale permettent de ne pas attenter aux droits d'auteur et aux droits pécuniaires des producteurs. Et, pour montrer sa bonne foi, depuis juin 2011, le site limite l'écoute gratuite à cinq heures par mois.

L'argument invoqué par l'émule américain est très simple et, peut-être, des plus percutants : "ReDigi transpose le processus habituel de la vente d'un objet physique (un CD, un livre, une Cadillac, etc.) à l'ère numérique". Autrement dit, cette société considère que le fichier musical est un bien comme un autre, voire qu'il n'est pas immatériel mais matérialisé par un fichier dont on peut se dessaisir.

Mais, c'est bien là que le bât blesse : comment s'assurer que le revendeur se dessaisit bien du fichier musical en cause, étant donné qu'une ou plusieurs copies privées sont facilement réalisables et que, même à installer un système de détection du fichier musical revendu sur l'ordinateur du cédant, comme évoqué par ReDigi, la multiplicité des supports empêche tout contrôle efficient et efficace. Pour autant, le problème était déjà prégnant, effectivement, avec la revente des CD, mais le bien était pour le coup matérialisé et la vente en ligne plus difficile à réaliser.

L'affaire montre, une nouvelle fois, que les biens culturels immatériels sont décidément des biens à part. Ce qui pose problème, ce n'est pas que ce sont des biens : l'échange gratuit ou payant de biens matériels neufs ou d'occasion est monnaie courante. Ce n'est pas non plus qu'ils soient immatériels : la transmission gratuite ou payante de savoirs, d'informations et leur réutilisations à des fins professionnelles font les choux gras des maisons de formation, de documentation et, bien entendu, de la presse. Ce serait donc leur nature culturelle qui en ferait des biens singuliers.

A l'inverse des savoirs et de l'information immatériels, l'intégrité des biens culturels est respectée, qu'ils soient régulièrement vendus ou piratés : leur absence d'altération représente justement leur valeur intrinsèque. Aussi, peut-on vraiment parler de "bien immatériel d'occasion" ? L'expression a-t-elle un sens, puisque la notion d'occasion est contradictoire à celle de bien culturel ? Tout juste concèderons-nous que la valeur d'un bien culturel puisse varier avec le temps, encore que la notion d'obsolescence ne veuille pas dire grand-chose en la matière. Et, c'est finalement le bon vieux jeu de l'offre et de la demande qui détermine le prix du bien culturel, titre musical compris.

En France, on sait, depuis janvier 2004, qu'un internaute qui propose d'envoyer gravés sur CD-Rom des films et de fichiers mp3 téléchargés illicitement sur internet contre rémunération, peut être condamné à six mois de prison ferme et au paiement de 1 000 euros à titre de dommages-intérêts (tribunal correctionnel de Paris, 31ème chambre, 28 janvier 2004).

Pour ce qui est des fichiers musicaux régulièrement acquis, la France a, d'abord, choisi l'exception de copie privée, règle qui autorise la reproduction et la copie d'oeuvres, strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective. Mais, comme pour mieux signifier que les pouvoirs publics ne sont pas dupes de l'utilisation extra privée de ces oeuvres, l'article L. 311-1 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que les auteurs et auteurs-interprètes ainsi que les producteurs des oeuvres fixées sur phonogrammes ou vidéogrammes ont droit à une rémunération au titre de la reproduction de ces oeuvres. Cette rémunération vise à compenser le manque à gagner qu'occasionnent les copies privées pour les créateurs, interprètes et producteurs. Et, cette compensation s'effectue à travers le paiement d'une rémunération par les fabricants ou importateurs de supports sur lesquels il est possible de réaliser des copies d'oeuvres de l'esprit, tels que les CD-ROM, les cassettes vidéos ou encore les lecteurs mp3. Le système est généralisé à l'ensemble de l'Union européenne par une Directive de 2001.

Mais, il ne permet toujours pas de palier l'effondrement du marché musical physique, notamment en France, celui-ci (205,7 millions d'euros) enregistrant une baisse de 16,7 % sur un an ; une baisse faiblement compensée par le développement insuffisant (+ 16,3 %) de l'offre numérique en ligne (61,8 millions d'euros). Et, l'arrêt du 17 juin 2011 par lequel le Conseil d'Etat a censuré l'application de la rémunération pour copie privée aux produits acquis dans un but professionnel, afin de se conformer à une décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne le 21 octobre 2010, n'est pas pour améliorer le sort des majors.

Aussi, la réponse apportée par le tribunal de Manhattan sera des plus importantes non seulement pour les maisons d'édition musicale, mais aussi pour les Etats, eux-mêmes. En effet, si la qualification de "bien d'occasion" pour un fichier mp3 est retenue, l'Etat français, notamment, serait également à la peine puisque faut-il le rappeler, la vente d'un bien d'occasion entre particuliers ne constitue pas une activité économique passible de la TVA, au sens de l'article 256-1 du CGI, si l'acquisition n'a été faite que dans le cadre de la gestion d'un patrimoine privé et non en vue de la revente. Et, la définition fiscal du bien d'occasion n'est pas des plus secourables : selon l'article 98 A de l'Annexe III au CGI, sont considérés comme biens d'occasion les biens meubles corporels susceptibles de remploi, en l'état ou après réparation, autres que des oeuvres d'art et des objets de collection ou d'antiquité et autres que des métaux précieux ou des pierres précieuses. Et, étrangement, les oeuvres musicales ne sont pas, fiscalement, considérées comme des oeuvres d'art...

Par conséquent, le droit fiscal n'excluant pas un fichier musical de la liste de bien d'occasion, la jurisprudence civile s'attachant plus à l'application de la théorie des vices cachés aux biens d'occasion, qu'à la définition de ces mêmes biens elle-même, le Code de commerce faisant l'impasse en la matière, et, surtout, la matérialité du fichier étant acquise, la décision new-yorkaise aura toute notre attention et appellera rapidement une réponse légale ou judiciaire française, sinon européenne.

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