Le Quotidien du 24 décembre 2020 : Droit pénal international et européen

[Brèves] Détention provisoire d'un opposant politique : la CEDH condamne à nouveau la Turquie

Réf. : CEDH, gde. ch., 22 décembre 2020, Req. 14305/17, S. D. c/ Turquie [n° 2] (N° Lexbase : A13034BU)

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par Adélaïde Léon

le 20 Janvier 2021

► L’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, constituée par la levée de l’immunité parlementaire d’un individu par le biais d’une réforme constitutionnelle, le placement en détention provisoire de l’intéressé et la procédure pénale engagée à son encontre sur le fondement de discours à caractère politique pour des infractions liées au terrorisme, ne revêt pas de caractère prévisible au sens de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH) (N° Lexbase : L4743AQQ) (liberté d’expression) ;

L’absence de raison plausible de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction et de soupçons justifiant la détention provisoire de l’intéressé constitue une violation de l’article 5 de la CESDH (N° Lexbase : L4786AQC) (droit à la liberté et à la sûreté) ;

L’impossibilité pour un élu de l’opposition de participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention, sans qu’il soit vérifié si les propos incriminés n’étaient pas couverts par l’immunité parlementaire, constitue une atteinte non justifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit de l’intéressé d’exercer son mandat et une violation de l’article 3 du Protocole n° 1 de la CESDH (N° Lexbase : L1077LIQ) (libre expression de l’opinion du peuple) ;

La privation de liberté dans le but politique inavoué d’étouffer le pluralisme et limiter le libre jeu du débat politique, composante fondamentale d’une société démocratique constitue une violation de l’article 18 de la CESDH (N° Lexbase : L4751AQZ) (limitation de l’usage des restrictions aux droits) combiné avec l’article 5.

Rappel des faits. Au cours de l’été 2015, à la suite d’élections législatives, des violences meurtrières attribuées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont frappé la Turquie et entraîné la fin du processus de « résolution » pacifique concernant la question kurde. Au cours de plusieurs prises de paroles publiques, le président de la République a déclaré que les députés du HDP (parti pro-kurde de gauche devenu, à la suite des élections, deuxième parti politique d’opposition) devraient « payer le prix » de ces évènements meurtriers dont ils portaient, selon lui, la responsabilité. À la suite d’une révision constitutionnelle concernant l’immunité des parlementaires, 154 députés ont vu leur immunité levée et quatorze députés du HDP ont été placés en détention provisoire. Accusé d’avoir dirigé une organisation clandestine et tenu des propos incitant au terrorisme, Monsieur Demirtaş, co-président du HDP et député à la Grande Assemblée nationale de Turquie, est arrêté et placé en détention provisoire le 4 novembre 2016.

Par la suite, M. Demirtaş est renvoyé devant la cour d’assises d’Ankara essentiellement pour des infractions liées au terrorisme. L’intéressé exerce, en vain, plusieurs recours contre sa détention provisoire (examinée plus de soixante fois). Il dénonçait l’illégalité de son maintien en détention, estimant qu’il était uniquement fondé sur ses opinions critiques envers les politiques du président de la République, et niait avoir commis des infractions pénales. Parallèlement, M. Demirtaş est condamné par la cour d’assises d’Istanbul dans une autre procédure, à une peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement pour propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison de propos tenus lors d’un meeting.

Alors qu’il est éligible à une libération conditionnelle, le 20 septembre 2019 M Demirtaş a vu une ordonnance délivrée à son encontre dans une nouvelle procédure concernant des évènements de 2014 pour des faits d’atteinte à l’unité et à l’intégrité de l’État, incitation au meurtre, incitation au vol avec violence afin d’aider une organisation criminelle.

Le 31 octobre 2019, sur demande du requérant, la cour d’assises d’Istanbul a sursis à l’exécution de la peine de quatre ans et huit mois et ordonné sa remise en liberté. Toutefois, l’intéressé a dû demeurer en prison en raison de l’ordonnance du 20 septembre 2019.

Saisie de la question de la détention provisoire de M. Demirtaş, la Cour constitutionnelle a conclu, le 9 juin 2020, à une violation de l’article 19, § 7 de la Constitution (correspondant à l’article 5 § 3 de la Convention) en raison de la durée de la détention provisoire subie par M. Demirtaş. Selon elle, les décisions relatives au maintien en détention manquaient de pertinence et étaient insuffisamment motivées.

Procédure. M. Demirtaş a introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) le 20 février 2017. Le requérant dénonçait une violation de son droit à la liberté d’expression (CESDH, art. 10), l’absence de raisons plausibles de soupçonner qu’il avait commis une infraction et le caractère déraisonnable de sa détention provisoire (CESDH, art. 5, § 1 et § 3), ainsi que la durée excessive de la procédure menée devant la Cour constitutionnelle (CESDH, art. 5, § 4). Selon le requérant, sa détention incompatible avec l’article 10 emportait par ailleurs violation de l’article 3 du Protocole n° 1 et poursuivait un but inavoué consistant à étouffer le pluralisme et à limiter le libre jeu du débat politique.

Un premier arrêt de chambre est rendu le 20 novembre 2018 (CEDH, 20 novembre 2018, Req. 14305/17, S. D. c/ Turquie N° Lexbase : A1291YMR). À la demande du requérant et du Gouvernement, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre.

Décision de la Cour. La Grande chambre a constaté de nombreuses violations dans le cadre de cette affaire.

S’agissant de l’article 10 de la CESDH, la Cour constate que le requérant a été placé en détention provisoire et soumis à des poursuites pénales essentiellement en raison de ses discours politiques, sans que soit examinée la possibilité que ses déclarations soient protégées par l’irresponsabilité parlementaire. La Grande chambre constate par ailleurs que la révision constitutionnelle levant l’immunité de l’intéressé était imprévisible et constitue une utilisation abusive de la procédure de modification de la Constitution. Enfin, la Cour estime que l’assimilation de l’exercice du droit à la liberté d’expression à l’appartenance à une organisation terroriste, à sa direction ou à sa fondation constitue une interprétation démesurée et non justifiée de la disposition du Code pénal relative à ces infractions. La Grande chambre conclut à la violation de l’article 10 de la CESDH.

S’agissant de l’article 5 §1 et § 3, la Grande chambre considère qu’aucune des décisions relatives à la détention provisoire du requérant ne contient d’élément propre à marquer un lien clair entre les actes de l’intéressés (ses discours politiques et sa participation à des réunions légales) et les infractions liées au terrorisme sur lesquelles sa détention est fondée. Aucun, « soupçon plausible » ne permettait d’apporter la preuve que le requérant avait pu commettre ces infractions. Par ailleurs, la Cour rappelle que la persistance de ces raisons plausibles est une condition indispensable de la régularité du maintien en détention. En l’absence de ces raisons, la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 1 et § 3 de la CESDH.

S’agissant de l’article 5 § 4, la Cour conclut à l’absence de violation de ces dispositions justifiant la durée de la procédure par la complexité et technicité des questions en cause.

S’agissant de l’article 3 du Protocole n° 1, la Cour estime que les autorités judiciaires n’ont pas tenu compte de manière effective du fait que la place de l’intéressé au sein du débat politique et son mandat parlementaire appelaient un niveau élevé de protection. Elle constate par ailleurs que l’absence de recours à une mesure alternative à la détention n’a pas été justifiée par les juges de première instance. L’impossibilité pour le requérant de participer aux activités de l’Assemblée nationale a constitué une atteinte non justifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit de l’intéressé d’exercer son mandat. Il en résulte, selon la Cour, une violation de l’article 3 du Protocole n° 1 de la CESDH.

S’agissant de l’article 18 combiné avec l’article 5, la Cour relève que l’utilisation de la législation nationale pour étouffer les voix dissidentes suit une certaine constance. Elle note que la détention de l’intéressé l’a privé de sa participation à deux campagnes importantes dont des élections présidentielles. Observant la chronologie des mises en liberté et nouveaux placements en détention du requérant, la Cour a constaté que, plus que sa participation à d’hypothétiques infractions, c’était son maintien en détention qui semblait être recherché par les autorités nationales. La Cour déduit de ces éléments que les « buts avancés par les autorités relativement à la détention provisoire de l’intéressé n’étaient qu’une couverture pour un but politique inavoué » à savoir celui d’étouffer le pluralisme et limiter le libre jeu du débat politique, composante fondamentale d’une société démocratique. La Grande chambre conclut à la violation de l’article 18 de la CESDH combiné avec l’article 5.

Invoquant l’article 46 § 1 de la CESDH, la Cour exhorte la Turquie à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la libération immédiate du requérant. Elle estime en effet que son maintien en détention, pour des motifs relatifs au même contexte factuel induirait une prolongation de la violation des droits de l’intéressé.

Enfin, la Grande chambre condamne la Turquie à verser au requérant 3 500 euros pour dommage matériel et 25 000 pour dommage moral et 31 900 euros pour frais et dépens.

Contexte : le 23 décembre 2020, soit le lendemain de la présente décision, la CEDH publiait un communiqué de presse annonçant que son site internet avait été la cible d’une cyberattaque qu’elle liait avec le prononcé du cet arrêt.

Pour aller plus loin : J. Perot, CEDH : la Turquie condamnée pour multiples violations dans le cadre de la détention provisoire d’un opposant politique, Lexbase Droit privé, du 29 novembre 2018, n° 763 (N° Lexbase : N6571BXN).

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