La lettre juridique n°826 du 4 juin 2020 : Éditorial

[A la une] Réflexions sur la Justice d’après

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par Elise Arfi, Avocat à la Cour, Solicitor (England & Wales), Ancien Secrétaire de la Conférence, Docteur en droit

le 04 Juin 2020

Interrogé sur le confinement, Michel Houellebecq a déclaré dans une interview récente que le monde d’après serait comme le monde d’avant, en pire.

Regardant tristement mon diplôme du CAPA encadré dans mon bureau, je me suis machinalement mise à penser que la justice/l’injustice - à force, on ne sait plus - d’après serait donc comme celle d’avant, en pire.

Me demandant aussitôt comment cela serait possible, j’ai rapidement souri à ma naïveté.

Tandis que l’édiction totalement folle de nouvelles normes se faisait quasi-quotidienne, qu’en chaque policier sommeillait désormais un juge, que les citoyens eux-mêmes s’improvisaient justiciers du port du masque, du gel, des gestes barrières divers et variés, le travail des avocats pénalistes se réduisait à peau de chagrin.

Le traitement d’une épidémie par la répression offrait pourtant de belles perspectives professionnelles.

Or, il n’a fait qu’éloigner encore un peu plus les avocats de leur palais.

Ce que nous étions nombreux à redouter s’est produit. La Justice fonctionne désormais sans avocat, et son indissociable binôme, le justiciable. Demain, elle fonctionnera sans jurés dans le cadre de la généralisation des cours criminelles. A la chancellerie, un rêve semble être devenu réalité. La Justice se bureaucratise en quelques jours, ciblant ce qui est perçu comme le maillon faible : l’humain.

A côté de cela, nous comprenons que les mesures de dématérialisation prônées pour simplifier et accélérer le travail des uns et des autres, sont en réalité des leurres. Nous découvrons que les magistrats n’ont pas accès au RPVA et ne peuvent donc pas travailler à distance dans les procédures civiles écrites. Au pénal, les décisions dont nous devons faire appel continuent à être acheminées par courrier recommandé. Les mesures de confort auront consisté à pouvoir faire appel par email. La chambre de l’instruction de Paris finira par accepter la transmission de mémoires par email mais, dès le 11 mai, supprimera cette possibilité. Les débats et audiences en visio-conférence se généraliseront, y compris dans des cas où l’extraction reste possible, comme l’ont démontré les comparutions immédiates.

On a applaudi les soignants qui se débattent au sein de la même problématique d’abattage et de manque de moyens, mais qui applaudirait les juges, les greffiers, les avocats ? L’image de la Justice est déplorable, tant du côté des justiciables, mis en causes, parties civiles, que de celui des observateurs. Les journalistes qui ont écrit sur la Justice en ces temps difficiles n’ont pas eu la plume tendre. Si l’on soigne comme l’on juge, l’heure est grave.  

Si les avocats n’avaient pas déjà craint la réduction de leurs champs d’intervention depuis des années, ils auraient pu admettre certaines mesures, les comprendre, les accompagner, contribuer à faciliter leur mise en œuvre, temporairement. Mais ce qui ne va pas, c’est le socle idéologique sur lequel elles reposent. Parce que, depuis trop longtemps, nous savons qu’à la première occasion, les dispositions les plus régressives seront mises en place et pérennisées sous des prétextes divers. Les mesures de l’état d’urgence lié aux attentats terroristes de la période 2015-2017 ont fini par se fondre dans le droit commun, allant toujours dans le sens d’une facilitation de la répression et d’une réduction des droits de la défense. A l’occasion de la crise sanitaire, de nouveau, la liberté sous toutes ses formes est présentée comme un danger pour la communauté. Si l’on explique à un justiciable que, sans avocat et sans audience, sa cause sera jugée plus rapidement, qu’il économisera des frais, il signera. La Justice y a beaucoup perdu, à moins qu’elle ne s’y soit perdue elle-même.  

La pire, mais aussi la plus emblématique des mesures prises durant le confinement est celle, prioritaire aux yeux de la Chancellerie, de supprimer les débats relatifs à la prolongation de la détention provisoire. Certains voient dans les arrêts de la Chambre criminelle du 26 mai 2020 le retour triomphant de l’Etat de droit, moi je trouve ces décisions assez tièdes. Si le risque d’erreur de procédure peut justifier n’importe quelle réglementation, a priori, comme a posteriori, pourvu que les individus restent en prison, pourquoi se casse-t-on encore la tête à organiser des débats de prolongation de détention dans « la Justice d’après » ? Pourquoi ne pas supprimer tout de suite les nullités dans le Code de procédure pénale ?

Entre le marteau et l’enclume, les avocats sont toujours la cible de critiques. Des communiqués sont pris par la Cour de cassation pour désavouer les propos d’une avocate sur un plateau télé ou dans une tribune. Les réseaux sociaux se déchaînent. Nous ne sommes que 70 000 avocats en France, mais le pouvoir en place entretient une véritable obsession à vouloir nous réformer.

J’ai peur aujourd’hui d’un statut d’avocat « fonctionnaire ». A d’autres époques, on a voulu casser les corporations, les jurandes. Aujourd’hui, on cherche à monter les avocats les uns contre les autres, à opposer les « petits » aux « gros » cabinets, à affaiblir l’Ordre. Le statut de la collaboration libérale est remis en question. Il se murmure que la Chancellerie chercherait à professionnaliser l’aide juridictionnelle pour, peut-être, demain,  réduire une frange de la profession à la mendicité et à l’obéissance.

Je plaidais en province aujourd’hui. La présidente avait un train à 20 heures. A 18 heures, après m’avoir exhortée à la brièveté et à la « pertinence » dans ma plaidoirie, elle a ajouté espérer que les dossiers qui suivaient étaient des dossiers « sans avocats ». Personne n’a relevé.

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