Réf. : Cass. soc., 14 décembre 2011, n° 10-11.042, FS-P+B+R (N° Lexbase : A4851H88) et n° 10-13.922, FS-P+B+R (N° Lexbase : A4878H88)
Lecture: 8 min
N9569BS9
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane
le 12 Janvier 2012
Résumé
Lorsqu'un salarié a été licencié pour avoir refusé la modification de son contrat de travail proposée pour un motif économique, il appartient aux juridictions du fond de rechercher l'existence, au niveau du secteur d'activité du groupe auquel la société appartient, de difficultés économiques ou d'une menace pesant sur la compétitivité de ce secteur afin de justifier la modification du mode de calcul des rémunérations qui lui avait été proposée. |
Commentaire
I - L'appréciation de la cause réelle et sérieuse de licenciement pour motif économique : règles classiques
L'article L. 1233-3 du Code du travail (N° Lexbase : L8772IA7) permet de qualifier de licenciement pour motif économique celui qui est prononcé à la suite du refus, par le salarié, de la modification d'un élément essentiel de son contrat de travail, modification du contrat proposée, notamment, en raison de difficultés économiques ou de mutations technologiques.
A condition de respecter la procédure établie par l'article L. 1222-6 du Code du travail (N° Lexbase : L0818H98), l'employeur peut, en effet, préférer proposer une modification de contrat de travail à un salarié plutôt que de transformer ou supprimer son emploi.
La modification du contrat de travail pour motif économique diffère cependant des autres types de modification. En effet, si depuis l'arrêt "Raquin" (1), la modification ne peut plus être imposée au salarié qui doit donner son accord à celle-ci, les conséquences d'un refus du salarié diffèrent selon la cause ayant justifié la proposition. En l'absence de motif économique, le refus du salarié ne peut justifier un licenciement (2). En cas de motif économique, au contraire, le licenciement du salarié ayant refusé la proposition pourra être prononcé et reposera sur une cause réelle et sérieuse si la proposition de modification reposait, elle-même, sur une cause réelle et sérieuse telle qu'envisagée par l'article L. 1233-3 du Code du travail (3).
En application de ces textes, il a déjà souvent été jugé possible, en cas de difficultés économiques avérées, de licencier un salarié ayant refusé une modification du contrat de travail. De la même manière, un tel refus peut justifier un licenciement lorsque la proposition a été avancée comme étant nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise, cette cause de licenciement ayant, rappelons-le, été extraite par la Chambre sociale de la Cour de cassation du terme "notamment" de l'article L. 1233-3 du Code du travail (4).
Il est cependant indispensable, ici comme ailleurs, que les règles probatoires spécifiques au licenciement soient respectées. Le Code du travail envisage l'administration de la preuve de la cause réelle et sérieuse de tout licenciement, qu'il repose sur un motif personnel ou sur un motif économique.
En effet, l'article L. 1235-1 du Code du travail, placé dans une section 1 intitulée "Dispositions communes" du chapitre V, relatif aux contestations et sanctions des irrégularités du licenciement (5), dispose qu'"en cas de litige, le juge, à qui il appartient d'apprécier la régularité de la procédure suivie et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l'employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties après avoir ordonné, au besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles". Le texte ajoute que "si un doute subsiste, il profite au salarié".
C'est donc avant tout au juge de rechercher et d'apprécier le caractère réel et sérieux du licenciement, y compris lorsque celui-ci survient à la suite d'un refus de modification du contrat de travail. C'est cette règle essentielle que la Chambre sociale de la Cour de cassation entendait rappeler dans les deux affaires commentées.
Dans ces deux affaires, deux cadres d'une société d'assurance avaient refusé une proposition de modification de leur contrat de travail tendant à faire évoluer la partie variable de leur rémunération. Face au refus des deux salariés, leur employeur les avait licencié pour motif économique. Les deux salariés contestèrent le caractère réel et sérieux de la cause de leur licenciement devant les juridictions prud'homales.
Les deux cours d'appel saisies de ces affaires rejetèrent les demandes d'indemnités formées par les salariés. Estimant que la modification du contrat de travail refusée par le salarié était fondée sur la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise ou celle du secteur d'activité du groupe, les juges d'appel usaient d'une longue argumentation pour démontrer le caractère justifié des propositions. Ainsi, les anciens systèmes de rémunération étaient devenus obsolètes, étaient décriés y compris par les syndicats, impliquaient une rémunération moins favorable aux salariés du fait de réformes législatives intervenues en 2005 (6), étaient insuffisamment motivantes pour les salariés en vue de conquérir de nouveaux clients et ainsi résister à la concurrence de nouveaux acteurs sur le marché de l'assurance.
La Chambre sociale de la Cour de cassation, par deux arrêts rendus le 14 décembre 2011, casse ces deux décisions au visa de l'article L. 1233-3 du Code du travail. Pour prononcer cette cassation, la Chambre sociale commence par reprendre en détail l'argumentation très factuelle des juges d'appel. Une fois ce rappel effectué, elle estime que les juges d'appel n'ont pas donné de base légale à leurs décisions. Selon la Cour, ils auraient dû "expliquer en quoi était caractérisée l'existence, au niveau du secteur d'activité du groupe auquel la société appartient, de difficultés économiques ou d'une menace pesant sur la compétitivité de ce secteur".
II - L'appréciation de la cause réelle et sérieuse de licenciement pour motif économique : oeuvre de pédagogie
Les deux arrêts présentés concluent finalement au non-respect de l'article L. 1233-3 du Code du travail. Les juges, comme le prescrit l'article L. 1235-1 du même code qui, étonnement, n'est pas visé dans l'arrêt, doivent apprécier le caractère réel et sérieux d'un licenciement. Or, le refus par le salarié d'une modification d'un élément essentiel du contrat de travail ne peut justifier un licenciement qu'à la condition d'être causé par des difficultés économiques, des mutations technologiques ou l'exigence d'une réorganisation rendue nécessaire par une menace pesant sur la compétitivité de l'entreprise. En somme, les juges du fond doivent motiver avec précision la teneur des éléments justifiant l'existence d'une cause réelle et sérieuse de licenciement (7).
Dans ces affaires, les juges avaient bien relevé divers arguments en faveur de la modification de la rémunération des salariés, mais aucun lien n'était véritablement établi avec des difficultés économiques ou un besoin de sauvegarde de la compétitivité.
Cette dernière démonstration aurait d'ailleurs été envisageable. La preuve de la perte de parts de marché face à une concurrence exacerbée, solidement appuyée sur l'évolution des résultats de la société ou du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient, pourrait permettre de caractériser l'exigence de sauvegarde de la compétitivité. Pour autant, cet argument n'a pas spécialement été mis en avant. Au contraire, on a le sentiment que c'est l'aval des syndicats de l'entreprise en faveur de la modification du système de rémunération et le caractère prétendument plus favorable aux salariés du nouveau système qui justifiaient la prise de position des juges du fond.
En définitive, la cassation est tout à fait naturelle, les juges du fond n'ayant pas assumé la charge qui leur incombe de rechercher l'existence d'une cause réelle et sérieuse de licenciement.
Reste une question qu'il convient de se poser : pourquoi la Chambre sociale de la Cour de cassation a-t-elle rendu un arrêt solennel pour une solution qui, somme toute, paraît couler de source ? En effet, les arrêts commentés sont parés d'un degré important de publicité (P+B+R). Pourquoi une telle diffusion ?
Habituellement, un tel degré de publicité est, en effet, réservé aux affaires portant sur une question nouvelle ou impliquant un revirement de jurisprudence. Tel n'est pas le cas ici. On peut alors penser que la Chambre sociale de la Cour de cassation fait ici montre de pédagogie, souhaite rappeler solennellement aux juridictions du fond quel rôle est le leur en matière d'appréciation du licenciement pour motif économique.
Ce rappel, comme le démontrent les deux décisions d'appel, peut ne pas être inutile. D'abord parce que l'appréciation de la cause réelle et sérieuse du licenciement pour motif économique n'est pas toujours évidente (8). Ensuite, et surtout, parce qu'en période de crise économique, les entreprises ayant le sentiment d'être en danger peuvent adopter des mesures préventives d'une intensité trop importante et prononcer des licenciements en vue de sauvegarder une compétitivité qui, à l'étude, n'est pas forcément menacée. Dans ce climat, les juges du fond doivent rester vigilants et ne pas laisser passer des licenciements fondés sur de trop hypothétiques risques économiques. C'est à cela, et à cela seulement, qu'est destiné le degré important de publicité des arrêts présentés.
(1) Cass. soc., 8 octobre 1987, n° 84-41.902, publié (N° Lexbase : A1981ABY).
(2) Sauf dans le cas où la modification du contrat de travail aurait été "proposée" à titre disciplinaire, auquel cas le refus de la sanction permet à l'employeur d'adopter une autre sanction qui peut aller jusqu'au licenciement, v. en dernier lieu Cass. soc., 28 avril 2011, deux arrêts, n° 09-70.619, FS-P+B (N° Lexbase : A5359HP8) et n° 10-13.979, FS-P+B (N° Lexbase : A5362HPB) et les obs. de Ch. Radé, Modification disciplinaire du contrat de travail : la Cour de cassation veille au respect des droits de la défense, Lexbase Hebdo n°439 du 11 mai 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N1471BSB).
(3) Cass. soc., 15 octobre 2002, n° 99-45.981, inédit (N° Lexbase : A2477A37).
(4) Cass. soc., 14 janvier 2009, n° 07-42.708, F-D (N° Lexbase : A3506ECT) ; Cass. soc., 8 juillet 2009, n° 08-43.522, F-D (N° Lexbase : A7569EI8).
(5) Chapitre lui-même placé dans le titre III du livre II de la première partie du Code du travail.
(6) On peut ici rappeler que, peu important la justification économique de la proposition, le seul fait que l'employeur prétende que la modification de la rémunération du salarié lui soit plus favorable ne peut justifier que la modification soit imposée au salarié, v. Cass. soc., 5 mai 2010, n° 07-45.409, , P+B (N° Lexbase : A0659EXP) et les obs. de G. Auzero, La modification unilatérale de la rémunération du salarié justifie nécessairement la prise d'acte de la rupture, Lexbase Hebdo n° 395 du 19 mai 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N1871BPY) ; RDT, 2010, p. 435, obs. S. Tournaux.
(7) V. par ex. Cass. soc., 31 mai 2006, n° 04-47.376, F-P (N° Lexbase : A7525DPE).
(8) V. les obs. de Ch. Radé, L'appréciation des difficultés économiques des entreprises dans le droit du licenciement pour motif économique, Lexbase Hebdo n° 408 du 15 septembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N0532BQR).
Décisions
Cass. soc., 14 décembre 2011, n° 10-11.042, FS-P+B+R (N° Lexbase : A4851H88) Cassation partielle, CA Paris, Pôle 6, 3ème ch., 24 novembre 2009, n° 08/07452 (N° Lexbase : A7193EP4) Cass. soc., 14 décembre 2011, n° 10-13.922, FS-P+B+R (N° Lexbase : A4878H88) Cassation partielle, CA Lyon, ch. soc. A, 2 février 2010 Textes visés : C. trav., art. L. 1233-3 (N° Lexbase : L8772IA7) Mots-clés : modification du contrat de travail, licenciement pour motif économique, sauvegarde de la compétitivité, appréciation du caractère réelle et sérieux de la cause de licenciement Liens base : (N° Lexbase : E8967ESW) |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:429569