La lettre juridique n°774 du 28 février 2019 : Droit pénal fiscal

[Le point sur...] Actualité du cumul de sanctions pénales et fiscales : des divergences aux convergences

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par Benjamin Ricou, Maître de conférences en droit public, Le Mans Université, Co-directeur du Master 2 Droit public, parcours contentieux publics, Membre du Laboratoire Thémis-Um

le 27 Février 2019

Contexte et problématiques. La plupart des Etats ayant un double dispositif -administratif et pénal- pour sanctionner les violations les plus importantes de la législation fiscale, les contribuables faisant l’objet des deux types de poursuites font volontiers valoir leur droit à ne pas être puni deux fois pour les mêmes faits, dans un contexte qui ne leur est pourtant pas favorable, puisqu’il tend au renforcement des moyens de détection de la fraude fiscale et d’alourdissement des sanctions.

 

Lorsque l’administration fiscale entend sanctionner une infraction fiscale, elle utilise généralement des pénalités administratives (amendes et majoration de droits), assorties le plus souvent d’intérêts de retard. Mais pour réprimer les comportements les plus graves, le Code général des impôts lui permet également d’engager des poursuites correctionnelles afin que des sanctions pénales soient prononcées. Aujourd’hui, si le montant des droits fraudés dépasse 100 000 euros, l’administration fiscale doit, outre les majorations de droits qu’elle inflige au contribuable, dénoncer au Procureur de la République les faits examinés dans le cadre de son pouvoir de contrôle. Pour des montants inférieurs, elle dispose encore de la faculté de poursuivre ou non[1].

 

La validité d’un tel système de sanction à double détente ne va pas de soi, puisqu’il s’agit d’infliger les deux sanctions à une même personne pour les mêmes faits. En témoignent le nombre de décisions rendues à cet égard ces cinq dernières années tant par la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après «CEDH») et la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après «CJUE») que par les juridictions internes ainsi que la fréquence des revirements, ajustements et alignements jurisprudentiels opérés.

 

Plusieurs décisions rendues très récemment par les plus hautes juridictions nationales et européennes sont l’occasion de dresser un état des lieux d’une telle possibilité de cumul et de ses conditions, lesquelles tendent à se standardiser par l’effet bénéfique d’un dialogue nourri entre ces juridictions, mais sans qu’elles y soient parvenues totalement pour autant. En tout état de cause, en fonction de la juridiction devant laquelle on se trouve, le cumul est plus ou moins difficile à mettre œuvre, certaines conditions pouvant différer pour qu’il soit autorisé. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces difficultés : le durcissement généralisé des procédures administratives de sanction leur donne un aspect quasi-pénal, ce qui est de nature à brouiller les cartes ; la nature exacte de celles-ci, leur ampleur et leurs liens avec les sanctions strictement pénales divergent selon l’Etat considéré ; les normes de référence applicables ne sont pas les mêmes et ont des champs d’application et des objectifs qui ne sont pas rigoureusement identiques.

 

L’on est évidemment ici au cœur de la problématique fiscale de la conciliation des droits fondamentaux de l’individu et du besoin impérieux de recouvrer l’impôt dans son intégralité en sanctionnant les fraudeurs et en dissuadant les contribuables de méconnaître leurs obligations fiscales. Il faut aussi mettre en perspective ces questionnements avec l’évolution particulièrement riche des relations entre l’administration fiscale et le juge fiscal d’une part et le juge pénal d’autre part. Même si l’indépendance des procédures et des contentieux tient le choc, il faut bien constater que les exceptions ont tendance à se multiplier[2] : se sont ajoutées à l’autorité absolue de chose jugée du constat de la matérialité des faits par le juge pénal[3] et de l’annulation d’un acte administratif par le juge administratif, l’impossibilité pour le juge pénal de punir pour délit de fraude fiscale un contribuable qui en a été déchargé de façon définitive pour un motif de fond par le juge de l’impôt[4] ainsi que l’impossibilité pour un contribuable relaxé par le juge pénal de faire l’objet d’une procédure répressive administrative, sous réserve que ces deux actions soient liées.

 

Nos propos se concentreront strictement sur la mise au clair des jurisprudences européennes et nationales (en se limitant aux juridictions françaises) relatives à la possibilité de sanctionner administrativement et pénalement une même personne à raison des mêmes faits. Pour ce faire, il convient inéluctablement de procéder par ordre juridique, toute approche matérielle ne permettant pas de décrire et de commenter avec suffisamment de clarté le ballet auquel se livrent les juridictions concernées.

 

I. Droit européen des droits de l’Homme

 

Article 4 du 7ème Protocole additionnel annexé à la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales. Du côté du droit européen des droits de l’Homme, l’article 4 du protocole n° 7 (ci-après «l’article 4P7») pose le «Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois», lequel implique de ne pas «[…] être poursuivi ou puni pénalement […] en raison d’une infraction pour laquelle [on] a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet Etat». Une lecture littérale de ces stipulations laisse à penser que le principe ne bis in idem ne s’applique qu’à la seule matière pénale et ne régit pas des procédures et sanctions de nature différente. Mais la CEDH a appliqué au protocole n° 7 sa jurisprudence «Engel»[5] et son interprétation autonome de l’expression «accusation en matière pénale» figurant à l’article 6§1 de la Convention, pour identifier la nature «pénale» d’une sanction. Ainsi, l’application des «critères Engel» (qualification juridique de l’infraction dans le droit de l’Etat, nature de l’infraction, sévérité de la sanction encourue) peut conduire à considérer une procédure administrative comme étant juridictionnelle et pénale au sens du droit européen s’il peut en résulter une sanction ayant un caractère punitif. L’article 4P7 doit alors être compris comme interdisant l’engagement de poursuites pénales pour des faits ayant déjà fait l’objet d’une procédure administrative de sanction close par une décision définitive[6] et réciproquement[7]. Il interdit aussi la poursuite parallèle de procédures de sanction pénale et administrative déconnectées l’une de l’autre, matériellement et dans le temps, en raison du risque d’aboutir à une seconde condamnation dont la sévérité ne prendrait pas en compte la première sanction[8]. Dit autrement, le cumul est possible dans ce cas, depuis la décision «A. et B. c. Norvège», lorsque les procédures en cause sont unies par un «lien matériel et temporel suffisamment étroit» [9], l’ordre dans lequel elles interviennent important peu. Pour ce qui concerne l’appréciation du lien matériel, la Cour énonce que quatre éléments pertinents doivent notamment être pris en compte : «le point de savoir si les différentes procédures visent des buts complémentaires […] » ; «le point de savoir si la mixité des procédures en question est une conséquence prévisible, aussi bien en droit qu’en pratique, du même comportement réprimé (idem) » ; « le point de savoir si les procédures en question ont été conduites d’une manière qui évite autant que possible toute répétition dans le recueil et dans l’appréciation des éléments de preuve, notamment grâce à une interaction adéquate entre les diverses autorités compétentes » ; « et surtout, le point de savoir si la sanction imposée à l’issue de la procédure arrivée à son terme en premier a été prise en compte dans la procédure qui a pris fin en dernier, de manière à ne pas faire porter pour finir à l’intéressé un fardeau excessif, ce dernier risque étant moins susceptible de se présenter s’il existe un mécanisme compensatoire conçu pour assurer que le montant global de toutes les peines prononcées est proportionné»[10] - ce dernier critère correspondant à celui également utilisé par le Conseil constitutionnel (v. infra). L’existence et le caractère suffisant du lien temporel n’implique pas que les deux procédures soient menées simultanément dans leur intégralité, mais ce lien «[…] doit être suffisamment étroit pour que le justiciable ne soit pas en proie à l’incertitude et à des lenteurs, et pour que les procédures ne s’étalent pas trop dans le temps […] même dans l’hypothèse où le régime national pertinent prévoit un mécanisme "intégré" comportant un volet administratif et un volet pénal distincts»[11] - ce qui, on en conviendra, est très approximatif et subjectif et ne sera pas sans entraîner d’épineuses difficultés d’appréciation.

 

Réserve à l’article 4P7. Lors de la ratification du protocole additionnel n° 7, la France a émis la réserve suivante : «[…] seules les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale doivent être regardées comme des infractions au sens des articles 2 à 4 du présent Protocole». Ainsi, comme l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie et le Portugal[12], la France a par cette réserve écarté le principe ne bis in idem des procédures administratives d’une part, et des rapports entre elles et la répression pénale au sens du droit interne d’autre part. Ainsi, notamment, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré dans une décision du 13 septembre 2017 que l’ex Conseil des marchés financiers n’était pas une juridiction pénale au sens de la réserve et qu’il était par voie de conséquence tout à fait possible que les prévenus, sanctionnés par cette autorité pour des faits donnant lieu à poursuites devant la juridiction pénale, soient déclarés coupables du délit d’escroquerie et condamnés à ce titre par cette dernière[13]. On peut alors exclure des «infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale» les faits dont la connaissance est attribuée aux autorités administratives (ou publiques) indépendantes ainsi qu’à l’administration fiscale et au juge administratif. De la même manière, la chambre criminelle a refusé dans une décision du 6 décembre 2017[14] au prévenu poursuivi du chef de fraude fiscale devant le tribunal correctionnel le bénéfice de l’article 4P7 au motif avancé par celui-ci qu’il avait déjà fait l’objet de sanctions de la part de l’administration fiscale pour les mêmes faits, la cour rappelant l’existence de la réserve et son absence de remise en cause par la CEDH.

 

Avenir incertain de la réserve. L’avenir de la réserve française est toutefois devenu assez largement incertain, en raison des décisions «Grande Stevens et Gradinger»[15], la CEDH condamnant respectivement les réserves italienne et autrichienne pour n’avoir pas inclus le «bref exposé» de la loi (ou des lois) incompatible(s) avec l’article 4, comme l’exige pourtant le paragraphe 2 de l’article 57 de la CESDH. Pour la Cour (et pour se limiter à la réserve italienne, qui est formulée en des termes très proches de celle émise par la France), «[…] on peut déduire du libellé de la réserve que l’Italie a entendu exclure du champ d’application de cette disposition toutes les infractions et les procédures qui ne sont pas qualifiées de "pénales" par la loi italienne. Il n’empêche qu’une réserve qui n’invoque ni ne mentionne les dispositions spécifiques de l’ordre juridique italien excluant des infractions ou des procédures du champ d’application de l’article 4 du Protocole n° 7 n’offre pas à un degré suffisant la garantie qu’elle ne va pas au-delà des dispositions explicitement écartées par l’Etat contractant»[16].

 

La Cour n’a pas (encore) pris position au regard de la réserve française. Tout au plus a-t-elle constaté dans sa décision «A. et B. c/ Norvège» que cette dernière n'avait pas été invalidée, à la différence des réserves italienne et autrichienne. Si la Cour «signale» entre parenthèses au point 117 de la décision que «les réserves formulées par l’Autriche et l’Italie ont été jugées non valables parce qu’elles n’étaient pas accompagnées d’un bref exposé de la loi en cause comme le veut l’article 57, §2 […], contrairement à la réserve émise par la France [Götkan c/ France, n° 33402/96, §51]», l’adverbe «contrairement» renvoie évidemment au fait que la réserve n’ait pas été invalidée, et non pas à l’existence du «bref exposé de loi».

 

II. Droit de l’Union européenne

 

Article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La CJUE estime depuis sa décision «Hans Akerberg Fransson»[17] que l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux, selon lequel «Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement pénal définitif conformément à la loi», ne s’oppose pas à la combinaison de sanctions fiscales et pénales pour des mêmes faits (en l’espèce de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la TVA), sauf si la sanction fiscale revêt un caractère pénal au sens de l’article 50 et est devenue définitive, la nature pénale de la sanction s’appréciant au regard de trois critères, qui sont ceux de la décision «Engel», que la CJUE a repris dans sa décision Bonda[18]. Une telle position apparaissait relativement stricte, puisque tout cumul était interdit dans ce dernier cas. Mais à l’occasion de plusieurs affaires italiennes[19], la Cour de justice a fait évoluer cette position en se rapprochant sensiblement de la jurisprudence de la CEDH établie dans la décision «A. et B. c/ Norvège». Elle continue certes à affirmer, dans la lignée de sa décision «Akerberg Fransson», que le caractère pénal des deux procédures prohibe en principe leur cumul mais elle précise, contrairement à ce que lui proposait son avocat général[20], que le principe ne bis in idem peut être mis à l’écart pour assurer les objectifs généraux de lutte contre les infractions en matière de TVA, de sauvegarde de l’intégrité des marchés financiers de l’Union et de confiance du public dans les instruments financiers. Elle se fonde sur l’article 52 de la Charte, selon lequel les limitations «[…] de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte [doivent répondre] à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui», et qui permet alors de justifier le cumul par une limitation du principe ne bis in idem - ce qu’elle avait déjà affirmé de façon beaucoup plus générale dans sa décision «Spasic» du 27 mai 2014. La Cour de justice s’engage alors dans la voie ouverte par la Cour de Strasbourg, conduisant à prendre davantage en compte l’objectif répressif que les Etats tentent d’atteindre par un cumul de sanctions administratives et pénales. Toutefois, elle ne suit pas exactement la motivation retenue par la Cour de Strasbourg et retient une interprétation autonome de la Charte, puisqu’elle n’est pas liée par la CESDH dans cette interprétation. Et pour cause, elle n’est pas, comme elle le rappelle avec constance, un «instrument juridique formellement intégré à l’ordre juridique de l’Union»[21]. La différence la plus visible tient au fait que la Cour de justice ne se fonde pas sur un critère tiré d’un lien matériel et temporel suffisamment étroit pour considérer qu’il n’y a pas de «bis» si le critère est satisfait –-ce que fait la CEDH dans sa décision «A. et B. c/ Norvège», les deux procédures devant être considérées, de l’avis de cette dernière, comme un mécanisme intégré équivalant à une réponse répressive unique.

 

Dans une voie sensiblement différente, la Cour de justice vérifie bien si les deux procédures ont «[…] des buts complémentaires ayant pour objet, le cas échéant, des aspects différents du même comportement infractionnel concerné»[22] -ce qui renvoie au lien exigé par la CEDH- mais la CJUE l’utilise en aval, dans la recherche de la légitimité du but poursuivi, et non pas en amont, pour vérifier l’application du principe ne bis in idem, les deux procédures demeurant bel et bien distinctes. Cette méthode semble alors offrir un niveau de protection plus élevé que celle retenue par la CEDH. Le cumul n’est néanmoins possible que si certaines conditions cumulatives -outre l’identification d’un objectif d’intérêt général- sont par ailleurs satisfaites, ce qu’il appartient au juge national de vérifier : le droit interne doit avoir établi des règles claires et précises permettant au justiciable de savoir quels comportements sont susceptibles de faire l’objet d’un cumul ; les procédures doivent être coordonnées entre elles ; la sévérité de l’ensemble des sanctions doit être proportionnée par rapport à la gravité de l’infraction commise, ces conditions paraissant difficiles à respecter en l’état du droit fiscal français[23].

 

III. Jurisprudence interne

 

Position du Conseil constitutionnel. La règle non bis in idem étant dépourvue de valeur constitutionnelle (il peut donc toujours y être dérogé par une loi)[24], elle n’a été, depuis de nombreuses années, limitée que par sa conciliation avec le principe de nécessité des délits et des peines fondé sur l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, le Conseil constitutionnel exigeant que pour les mêmes faits, le montant cumulé de la sanction administrative et de la sanction pénale ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des deux sanctions encourues[25]. En raison notamment de l’évolution de la jurisprudence européenne décrite supra («Lucky c/ Suède, Rinas c/ Finlande») et du changement de circonstances résultant de la décision du 18 mars 2015 appliquant la règle ne bis in idem en matière boursière[26], la Cour de cassation a saisi le Conseil constitutionnel dans le cadre du mécanisme de question prioritaire de constitutionnalité afin de savoir si le cumul des sanctions pénales et administratives en matière fiscale portait atteinte aux principes de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines. C’était l’occasion de faire évoluer sa formule de principe, en n’énonçant plus l’une des conditions cumulatives interdisant la dualité de poursuites, celle tenant à ce que ces dernières soient exercées devant le même ordre de juridiction. Dans deux décisions du 24 juin 2016[27], se gardant encore de faire toute référence au principe non bis in idem, il juge que les principes énoncés par l’article 8 de la Déclaration de 1789 «[…] ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s’étendent à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Le principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l’objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale en application de corps de règles distincts» (pt. 8). Estimant que «[…] le recouvrement de la nécessaire contribution publique et l’objectif de lutte contre la fraude fiscale justifient l’engagement de procédures complémentaires dans les cas de fraudes les plus graves [et qu’ainsi aux] contrôles à l’issue desquels l’administration fiscale applique des sanctions pécuniaires peuvent […] s’ajouter des poursuites pénales dans les conditions et selon les procédures organisées par la loi» (pt. 20), il pose néanmoins trois réserves au cumul : un contribuable ayant été déchargé de l’impôt pour un motif de fond par une décision juridictionnelle définitive ne peut pas être condamné par la suite pour fraude fiscale (pt. 13) ; la sanction pénale n’a vocation à s’appliquer que dans les «[…] cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt, [cette] gravité [pouvant] résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention» (pt. 21) ; si l’engagement de deux procédures peut conduire à un cumul de sanctions, «[…] le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues» (pt. 8). Il réitèrera cette jurisprudence dans une décision du 22 juillet 2016, concernant également l’article 1741 du Code général des impôts, mais dans sa rédaction issue de la loi du 12 mai 2009[28].

 

Enfin, pour ce qui concerne la réserve à l’article 4P7, pendant de nombreuses années, la question de la validité des réserves aux stipulations internationales ne s’est jamais directement posée devant lui, car il ne s’agit pas d’une question de constitutionnalité. Lorsqu’il a été interrogé a posteriori sur la constitutionnalité des articles 1728 et 1741 du Code général des impôts au regard des principes de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines, le requérant lui avait également demandé de saisir la CEDH d’une telle demande d’avis. Mais il refusa de façon lapidaire, en considérant qu’ «[…] aucun motif ne justifie une telle saisine en l’espèce» et que «[…] ces conclusions doivent être rejetées »[29].

 

Position des juridictions ordinaires. Les juridictions internes ont traditionnellement refusé de donner au principe non bis in idem une portée générale et absolue lorsque des mêmes faits pouvaient donner lieu à plusieurs sanctions de nature différente (civile, administrative, disciplinaire, pénale), en raison de la différence de nature et d’objet des différentes catégories de sanctions. La Cour de cassation juge ainsi, depuis sa décision «Ponsetti»[30], que la règle européenne ne bis in idem «[…] ne trouve à s’appliquer […] que pour les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale et n’interdit pas le prononcé de sanctions fiscales parallèlement aux sanctions infligées par le juge répressif». Le cumul a même un fondement législatif en droit fiscal, le premier alinéa de l’article 1741 du Code général des impôts (N° Lexbase : L6015LMQ) énonçant que les peines qu’il prévoit sont encourues «[…] indépendamment des sanctions fiscales applicables». Sur un plan constitutionnel, saisie de questions prioritaires de constitutionnalité relatives à la conformité des articles 1741 et 1743 (N° Lexbase : L3888IZZ) du Code général des impôts aux principes constitutionnels de légalité et de nécessité des peines et de l’obligation à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice, elle avait dans un premier temps considéré que ces questions ne présentaient pas «à l’évidence» de caractère sérieux «[…] dès lors que, d’une part, la procédure administrative et la procédure pénale sont indépendantes l’une de l’autre et ont des objets et des finalités différents, [et] d’autre part [qu’] en cas de cumul entre une sanction administrative et une sanction pénale, le juge judiciaire est tenu de respecter le principe, posé par le Conseil constitutionnel, selon lequel le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne doit pas dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues»[31].

 

Pour ce qui concerne la réserve à l’article 4P7, c’est une «ligne prudente qui domine»[32]. De son côté, la Cour de cassation applique la réserve sans sourciller et surtout, sans se prononcer sur sa validité depuis sa décision «Ponsetti»[33], alors même qu’il semble aisément concevable d’appliquer sa propre jurisprudence d’Assemblée plénière selon laquelle les Etats doivent respecter les décisions de la CEDH sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation[34].

De son côté, le Conseil d’Etat a toujours appliqué les réserves (dont celle portant sur l’article 4), mais sans jamais les contrôler[35]. La question lui ayant été très récemment posée, il jugea par une décision d’Assemblée du 12 octobre 2018[36] qu’il ne lui appartenait pas d’en apprécier la validité, car elle est «[…] non dissociable de la décision de la France de ratifier [le] protocole […]». Il refuse ainsi de considérer que la réserve a un caractère détachable de la conduite des relations internationales et la met alors à l’abri de toute contestation contentieuse, en la plaçant dans la catégorie des actes de gouvernement. La lecture des conclusions du rapporteur public éclaire ce choix et montre qu’il n’est pas dicté par des considérations purement techniques, mais davantage de politique jurisprudentielle : ne pas jouer à l’arbitre entre un gouvernement évidemment favorable au maintien de la réserve et une cour plutôt hostile, et laisser cette dernière prononcer une éventuelle invalidité de celle-ci et déterminer les conséquences qui en résulteraient, notamment l’application des notions de connexité matérielle et temporelle des procédures. Les requérants avaient, de façon subsidiaire, demandé au Conseil d’Etat de saisir la CEDH, sur le fondement de l’article 1er du Protocole n° 16, d’une demande d’avis portant sur les conditions d’application de l’article 4P7 et sur le caractère opposable de la réserve d’interprétation formulée par la France. Ce dernier refusa évidemment, les avis rendus dans ce cadre n’étant que consultatifs, «[…] de sorte qu’en toute rigueur, il [aurait] d’abord [fallu] affirmer explicitement ou implicitement [la compétence du Conseil d’Etat] avant de poser la question de la validité de la réserve à la Cour»[37]. La question de la validité de la réserve (et du double système répressif français en matière fiscale notamment) est alors en stand-by. Ce sera donc à la Cour de se prononcer, mais il n’y a guère de doute sur la position qu’elle adoptera. Si elle considère que la réserve n’est pas valide, le principe ne bis in idem reprendra sa pleine application et empêchera le cumul de sanctions pénales et fiscales sous réserve de ce qui est dit pour droit dans la décision «A. et B. c. Norvège».

 

IV. Synthèse

En définitive, toutes les jurisprudences, européennes et nationales autorisent le cumul de poursuites et de sanctions en matière fiscale, sous réserve du respect du principe de proportionnalité - mais selon des modalités différentes. L’absence de reconnaissance du caractère supra législatif du principe non bis in idem par le Conseil constitutionnel, le refus des juridictions internes de prendre position sur la validité de la réserve, et le maintien consécutif de positions divergentes de celle de la CEDH exposent non seulement à un risque de condamnation de la part de cette dernière, mais encore au maintien larvé d’une situation inconfortable pour le juge ordinaire, lequel se retrouve en porte-à-faux entre les deux interprétations. A cela s’ajoutent les différences de vue persistantes entre la CEDH et la CJUE.

 

L’attachement de la première à donner au principe ne bis in idem la portée la plus étendue possible se comprend aisément, puisqu’elle œuvre principalement pour la défense et la primauté des droits des individus, ce qui n’est pas nécessairement le cas de la Cour de justice et des juridictions internes, lesquelles doivent aussi composer avec des impératifs économiques et financiers majeurs. L’adhésion de l’Union européenne à la CESDH permettrait de résoudre son lot de difficultés car elle permettrait une unité d’interprétation impossible à obtenir en l’état, la Convention et la Charte ayant des champs d’application et des portées différentes.

 

Malgré ces difficultés, le rapprochement entre les différentes juridictions est indéniable et témoigne d’une convergence de plus en plus poussée des standards de protection des droits au niveau européen. Cette convergence ne doit pas s’analyser comme l’abaissement des cours aux revendications des Etats-membres, particulièrement attachés à l’idée d’une répression toujours plus intense des fraudes fiscales, mais comme le fruit d’un dialogue autour de la meilleure protection possible, à différents niveaux, des droits fondamentaux tout en assurant un mécanisme de répression efficace à même de minimiser les pertes de recettes fiscales. On se permettra tout de même de conclure avec les propos du Professeur Bernard Bouloc et d’espérer la fin de telles solutions de bricolage qui perturbent la lisibilité du droit : «Un jour, ou l’autre, il faudra bien trancher : ou la voie administrative paraît la plus adéquate, et cela devrait exclure la voie pénale, ou bien la voie pénale est la mieux adaptée, et il ne serait plus possible de sanctionner administrativement»[38].

 

[1] Loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018, relative à la lutte contre la fraude, art. 36 (N° Lexbase : L5827LMR) ; LPF, art. 228 (N° Lexbase : L6058LMC).

[2] V. not. sur ce point : L. Ayrault, «L’indépendance des contentieux pénal et fiscal», Droit fiscal, 2016, n° 38, étude 503.

[3] CE 8° ch., 13 juillet 1967, n° 67559 (N° Lexbase : A9432B7H) ; CE Section, 16 février 2018, n° 395371, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7280XDY).

[4] Cons. const., décisions du 24 juin 2016,  no 2016-545 QPC (N° Lexbase : A0909RU9) et 2016-546 QPC (N° Lexbase : A0910RUA).

[5] CEDH, 8 juin 1976, Req. 5100/71 (N° Lexbase : A5111AYX).

[6] CEDH, 10 février 2009, Req. 14939/03 (N° Lexbase : A0804ED7).

[7] CEDH, 27 novembre 2014, Req. 7356/10 du 27 novembre 2014 (N° Lexbase : A9900SGR).

[8] CEDH, 27 janvier 2015, Req. 17039/13 (N° Lexbase : A9900SGR).

[9] CEDH, 15 novembre 2016, Req. 24130/11 et Req. 29758/11 (N° Lexbase : A9900SGR), pt. 130 et s. ; CEDH, 18 mai 2017, Req. 22007/11, pt. 49 et s.

[10] CEDH, 15 novembre 2016, préc., pt. 132.

[11] CEDH, «A. et B. c. Norvège», préc., pt. 134.

[12] Liste des réserves émises au Protocole n° 7.

[13] Cass. crim., 13 septembre 2017, n° 15-84.823 (N° Lexbase : A0758WSU).

[14] Cass. crim., 6 décembre 2017, n° 16-81.857 (N° Lexbase : A1222W7E).

[15] CEDH, 4 mars 2014, Req. 18640/10 (N° Lexbase : A1275MGC) ; CEDH, 23 octobre 1995, Req. 15963/90 (N° Lexbase : A9541NNP).

[16] CEDH, «Grande Stevens c. Italie», préc., pt. 210.

[17] CJUE, 26 février 2013, aff. C-617/10 (N° Lexbase : A6106I8N).

[18] CJUE, 5 juin 2012, aff. n° 489/10 (N° Lexbase : A1022IN8).

[19] CJUE, 20 mars 2018, aff. nos C-524/15, C-537/16, C-596/16 et C-597/16 (N° Lexbase : A2864XHK).

[20] M. Campos Sanchez-Bordona, concl. sur CJUE, aff. n° C-524/15, présentées le 12 septembre 2017, §78 et s..

[21] Menci, pt. 22 ; Garlsson Real Estate, pt. 24. Ce rappel ne figure pas dans la décision Di Puma et Zecca. V. auparavant : CJUE, 23 février 2013, aff. n° C-617/10.

[22] Menci, pt. 44 ; Garlsson Real Estate, pt. 46 ; Di Puma et Zecca, pt. 42.

[23] On renverra sur ce point à l’analyse faite en ce sens de ces conditions par le Pr. M. Pelletier in «La CJUE et le principe non bis in idem : un pas en arrière, deux pas en avant», Droit fiscal, 5 avril 2018, n° 14, act. 139.

[24] Cons. const., décision du 30 juillet 1982 n° 82-143 DC du 30 juillet 1982 (N° Lexbase : A8045ACX), consid. 13.

[25] Cons. const., décision du 28 juillet 1989, n° 89-260 DC (N° Lexbase : A8202ACR) ; n° 97-395 DC (N° Lexbase : A8445ACR), consid. 41. V. en dernier lieu : Cons. const., décision du 23 novembre 2018, n° 2018-745 QPC (N° Lexbase : A3978YMB).

[26] Cons. const., décisions du 18 mars 2015 nos 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC (N° Lexbase : A3978YMB), confirmées par la décision  du 14 janvier 2016, n° 2015-513/514/526 QPC du 14 janvier 2016 (N° Lexbase : A5893N3N)..

[27] Cons. const., décisions du 24 juin 2016 nos 2016-545 QPC et 2016-546 QPC, préc..

[28] Cons. const., décision du 22 juillet 2016, n° 2016-556 QPC (N° Lexbase : A7432RXK).

[29] Cons. const., décision du 23 novembre 2018, n° 2018-745 QPC préc..

[30] V. p. ex. : Cass. crim., 20 juin 1996, n° 94-85.796 (N° Lexbase : A2863CIU).

[31] Cass. crim., 3 décembre 2014, n° 14-90.040 (N° Lexbase : A0679M7B).

[32] C. Touboul, concl. sur CE Contentieux, 12 octobre 2018, n° 408567, publié au Recueil Lebon (N° Lexbase : A3433YGA).

[33] Cass. crim., 20 juin 1996, pourvoi n° 94-85.796, préc. V. aussi, p. ex. : Cass. crim., 22 février 2017, n° 14-82.526 FS-P+B (N° Lexbase : A2508TPL) ; Cass. crim., 13 septembre 2017, n° 15-84.823, préc. ; Cass. crim., 6 décembre 2017, n° 16-81.857, préc. ; Cass. crim., 3 mai 2018, n° 17-81.594 (N° Lexbase : A4420XMN) ; Cass. crim., 12 septembre 2018, n° 17-83.793 FS-P+B (N° Lexbase : A7848X4G).

[34] Ass. plén., 15 avril 2001, n° 10-17.049 (N° Lexbase : A5043HN4) ; Cass. soc., 13 décembre 2017, n° 16-21.018 (N° Lexbase : A1308W8X).

[35] V. p. ex. : CE 9° et 10° ch.-r., 26 décembre 2008, n° 282995, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9620EBW).

[36] CE Contentieux, 12 octobre 2018, n° 408567, publié au recueil Lebon préc..

[37] C. Touboul, concl. précitées.

[38] B. Bouloc, note sous Cass. crim., 4 juin 1998, RTD-Com. 1999, p. 522.

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