La lettre juridique n°772 du 14 février 2019 : Fiscalité internationale

[Conclusions] Précisions sur la qualification des revenus de créances de loyers dans le cadre d’une opération de lease and lease back

Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 7 décembre 2018, n° 409229, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7301YP4)

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[Conclusions] Précisions sur la qualification des revenus de créances de loyers dans le cadre d’une opération de lease and lease back. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/49870081-conclusions-precisions-sur-la-qualification-des-revenus-de-creances-de-loyers-dans-le-cadre-dune-ope
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par Vincent Daumas, Rapporteur public au Conseil d’Etat

le 13 Février 2019

Le Conseil d’Etat rappelle, dans un arrêt du 7 décembre 2018 que pour l’application des conventions franco-belge et franco-néerlandaise, les revenus de créances de loyers portant sur des baux emphytéotiques ainsi que des primes perçues dans le cadre d’une opération de lease and lease back, ne sont pas qualifiables de revenus immobiliers. Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose les conclusions anonymisées du Rapporteur public, Vincent Daumas.

 

La société anonyme Orpavimob est une filiale de la Société générale et fait partie du groupe fiscal intégré dont celle-ci est la société-mère. La société Orpavimob a été soumise à des vérifications de comptabilité portant, d’une part, sur les exercices clos en 2006 et 2007, d'autre part, sur les exercices clos en 2008 et 2009. Au terme de ces contrôles, l’administration fiscale a estimé, à l’inverse de la société, que des revenus réalisés dans le cadre de deux opérations en rapport avec des immeubles situés respectivement à Bruxelles et aux Pays-Bas étaient imposables en France. En conséquence, l’administration fiscale a assujetti la Société générale, en sa qualité de société-mère, à des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés et de contribution additionnelle sur cet impôt au titre des années 2006 et 2007 et elle a procédé à la réduction du déficit d’ensemble déclaré par cette société pour l’établissement de ces mêmes impôts au titre des années 2008 et 2009. Les différends ont été portés sous la forme de deux litiges distincts devant le tribunal administratif de Montreuil, qui a rejeté les prétentions de la société par deux jugements successifs - relevons que le premier d’entre eux a eu les honneurs des revues spécialisées[1]. La Société générale a fait appel de ces deux jugements devant la cour administrative d’appel de Versailles qui, après avoir joint ses deux requêtes, les a rejetées. La société soulève, à l’appui de son pourvoi en cassation, trois groupes de moyens.

 

1. Le premier groupe de moyens ne devrait pas vous retenir.

 

Pour répondre à un moyen d’erreur de droit par lequel la société critiquait, en appel, la méthode suivie par le tribunal administratif pour trancher les litiges, la cour administrative d’appel de Versailles a adopté, au point 3 de son arrêt, un considérant de principe inspiré de celui issu de votre décision de plénière «Société Artémis»  (CE plénière, 24 novembre 2014,  n° 363556, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5450M4M, RJF, 2/2015, n° 102 - voir le point 4 de cette décision). Le résultat est mitigé.

 

La cour a certainement eu raison de ne pas cantonner la démarche prescrite par votre jurisprudence «Société Artémis» à l’hypothèse dans laquelle c’est la forme sociale d’une société de droit étranger qui pose une difficulté au regard du droit fiscal français : la démarche d’assimilation que décrit votre jurisprudence est applicable à tout objet de droit étranger[2].  Ce n’est d’ailleurs pas cela qui dérange la Société générale, au contraire. La critique du pourvoi porte sur une restriction énoncée par la cour administrative d’appel à l’application de la démarche d’assimilation des objets de droit étranger aux catégories utilisées par le droit français dans l’hypothèse où «ces objets ont, en droit étranger et en droit français, la même qualification juridique et les mêmes caractéristiques». La cour, estimant que tel était le cas en l’espèce, a ensuite jugé que, pour ce motif, il n’y avait pas lieu pour les premiers juges d’appliquer la méthode d’assimilation.

 

Ce dernier aspect de l’essai de théorisation effectué par la cour administrative d’appel est malheureux, nous en convenons avec le pourvoi. Car dès lors que l’on prétend appliquer le droit français à un objet de droit étranger, il nous semble qu’il y a toujours lieu de procéder par assimilation, les catégories juridiques n’ayant jamais, d’un droit à un autre, exactement le même contenu, le même objet et la même portée. Nous ne croyons pas pour autant qu’il y ait matière à censurer l’arrêt attaqué pour avoir jugé le contraire. Ce que la cour, à notre avis, a voulu signifier, c’est que la démarche d’assimilation peut, le cas échéant, être facile, rapide, évidente. Et quoiqu’il en soit, dans le présent litige, la cour a bien procédé, avant de qualifier les revenus litigieux au regard de la loi fiscale française, à la démarche d’assimilation prescrite par votre jurisprudence «Artémis». Au vu des motifs suivants de son arrêt, et contrairement à ce que soutient la société, cela nous paraît chose certaine. Nous vous proposons, par conséquent, d’écarter les moyens d’erreur de droit et d’insuffisance de motivation soulevés par la société sur cette question de méthode.

 

2. Les deuxième et troisième groupes de moyens du pourvoi ont trait, respectivement, aux revenus retirés de l’opération bruxelloise et à ceux retirés de l’opération néerlandaise.

 

Il n’est pas évident, à la lecture des écritures soumises à la cour administrative d’appel, de déterminer si la Société générale contestait le bien-fondé des impositions en litige à la fois sur le terrain du droit interne et sur celui des conventions fiscales bilatérales liant la France, respectivement, à la Belgique et aux Pays-Bas ou si, en réalité, la contestation ne portait que sur ce second terrain. Les écritures d’appel contiennent certes de longs développements relatifs à l’application du droit interne, dans lesquels la société s’efforçait de démontrer, au travers de la démarche d’assimilation dont il a déjà été question, que les revenus litigieux devaient recevoir, dans les droits étrangers en cause comme en droit interne, la qualification de revenus immobiliers. Toutefois, elle n’en tirait pas de conséquence quant au bien-fondé de l’impôt sur le terrain du droit interne. C’est ensuite que se logeait sa contestation : forte des développements précédents, la société soutenait que les stipulations des conventions fiscales respectivement applicables à l’opération belge et à l’opération néerlandaise faisaient obstacle à l’imposition en France des revenus litigieux, dès lors que, selon elle, ils devaient également être qualifiés de revenus immobiliers au regard de ces stipulations et que celles-ci attribuent à l’Etat de situation de l’immeuble -donc la Belgique ou les Pays-Bas- l’imposition de tels revenus.

 

La cour administrative d’appel a répondu à l’argumentation de la société en se conformant strictement au raisonnement décrit par votre jurisprudence «Ministre c/ société Schneider Electric» (CE Assemblée, 28 juin 2002, n° 232276, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0219AZ7, RJF, 10/2002,  n° 1080). Dans un premier temps, elle a qualifié les revenus litigieux au regard de la loi fiscale interne -en les regardant comme des produits financiers et non comme des revenus immobiliers-, avant de confirmer le bien-fondé de leur imposition au regard de cette seule loi fiscale, c’est-à-dire du I de l’article 209 du Code général des impôts (N° Lexbase : L4475KEH) - alors même qu’elle n’était pas saisie d’une contestation sur ce point. Puis, dans un second temps, elle a procédé de nouveau à une démarche de qualification, cette fois au vu des stipulations des conventions fiscales bilatérales applicables, en écartant de nouveau la qualification de revenus immobiliers défendue par la société, avant de juger que ces conventions ne faisaient pas obstacle à l’imposition en France des sommes en litige. En raison sans doute du cheminement suivi par la cour administrative d’appel dans l’arrêt attaqué, la Société générale soulève, dans son pourvoi, des critiques formulées nominalement sur le double terrain du I de l’article 209 du Code général des impôts et des stipulations des conventions fiscales bilatérales. Toutefois, l’argumentation ne porte que sur la qualification des revenus litigieux au regard de ces stipulations.

 

Les stipulations en cause sont celles des articles 3 de la convention fiscale signée le 10 mars 1964 entre la France et la Belgique (N° Lexbase : E2918EUM) et 6 de celle signée le 16 mars 1973 entre la France et les Pays-Bas (N° Lexbase : E0463EUP). Leur rédaction n’est pas strictement identique mais leur économie générale est similaire et conforme au modèle de convention fiscale de l’OCDE. Il en résulte que les revenus retirés de l’exploitation d’un bien immobilier sont imposables dans l’Etat de situation de ce bien, la notion de bien immobilier, qui peut recouvrir des immeubles aussi bien que des droits portant sur des immeubles, devant être appréciée d’après la législation de l’Etat où est situé le bien considéré. Les commentaires de l’article 6 du projet de convention modèle de l’OCDE de 1963[3] , antérieurs donc aux conventions qu’il s’agit ici d’appliquer[4] , précisaient que l’attribution à l’Etat de situation d’un bien immobilier des revenus tirés de son exploitation se justifie par le «lien économique très étroit» qui existe entre la source du revenu -l’immeuble- et l’Etat où il est implanté[5]. C’est pourquoi il y a lieu, nous le disions dans des conclusions prononcées sur une affaire Société BNP-Paribas lue le 1er octobre 2013 (CE 3° et 8° ch.-r., 1er octobre 2013, n° 351982, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3386KMD, RJF, 12/2013, n° 1123), de retenir en principe une conception étroite des revenus immobiliers : si la justification de leur imposition par l’Etat de situation du bien immobilier réside dans le lien très étroit entre ce bien et cet Etat, alors il faut, pour qu’un revenu puisse revêtir le caractère de revenu immobilier au sens des conventions fiscales suivant le modèle de l’OCDE, qu’il présente lui-même un lien étroit -ou du moins un lien point trop distendu- avec l’immeuble.

 

Ne remet pas en cause cette conclusion le commentaire de l’article 6 du projet de convention modèle qui, entre 1963 et 1977, précisait que «le droit d’imposition de l’Etat de la source a la priorité vis-à-vis d’autres droits d’imposition, et joue aussi dans le cas où, dans le cadre d’une entreprise ou d’activités autres que les activités industrielles et commerciales, les revenus ne proviennent qu’indirectement des biens immobiliers». Ce commentaire avait pour seul objet de manifester, pour la détermination du lieu d’imposition, la priorité de la qualification de revenus immobiliers, lorsqu’il est possible de la retenir, sur les autres qualifications employées par le modèle de convention pour saisir les revenus d’activités, notamment les revenus d’entreprises[6] .

 

L’exigence d’un lien suffisamment étroit entre le revenu et l’immeuble susceptible d’en constituer la source nous semble d’ailleurs se manifester dans votre jurisprudence. Pour l’application de l’article 5 de la convention fiscale franco-britannique du 22 mai 1968 (N° Lexbase : L6745BHB) par exemple, vous n’avez admis l’imposition par la France, en l’absence d’établissement stable d’une société britannique propriétaire d’un centre d’entraînement équestre situé sur le sol français, que des revenus «directement rattachables à  l’exploitation»  de  cet  immeuble  (CE 3° et 8° ch.-r., 31 juillet 2009, n° 296471, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1243EKA, RJF,  11/2009,  n°  979  avec  notre  chronique,  concl.  E.  Glaser au BDCF, 11/2009, n° 133). Dans l’affaire BNP-Paribas précitée, et pour l’application des mêmes stipulations, vous avez exclu la qualification de revenus immobiliers s’agissant de produits résultant d'opérations d'emprunt et de swaps de devises réalisées en vue de l'acquisition par une société française d'un bien immobilier situé à Londres, en relevant expressément qu’ils ne provenaient pas de l’exploitation de l’immeuble en cause. Relevons que le litige tranché par votre décision «Société DGFP Zeta» du 12 mars 2014  (CE 9° et 10° ch.-r., 12 mars 2014, n° 352212,  mentionné aux  tables  du  recueil Lebon N° Lexbase : A9161MGE, RJF, 6/2014, n° 550, concl. F. Aladjidi au BDCF, 6/2014, n° 53), dans laquelle vous avez admis, au contraire, la qualification de revenus immobiliers s’agissant de gains de change réalisés à l’occasion de la cession d’un immeuble, se présentait dans des termes sensiblement différents puisqu’il s’agissait d’appliquer les stipulations de l’article 5 de la convention franco-japonaise du 27 novembre 1964 (N° Lexbase : L6709BHX), assimilant aux revenus immobiliers les profits provenant de l'aliénation de biens immobiliers.

 

Il est temps d’en venir aux revenus en cause dans la présente affaire. Précisons d’emblée qu’il est constant que la société Orpavimob ne disposait, au cours des années en litige, d’aucun établissement stable en Belgique ni aux Pays-Bas.

 

2.1. S’agissant des revenus retirés de l’opération bruxelloise, aucun des moyens du pourvoi n’est de nature à infirmer l’analyse de la cour administrative d’appel.

 

Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Orpavimob a acquis les créances détenues par des sociétés immobilières de droit belge sur la Commission européenne à raison de baux emphytéotiques que cette dernière avait conclus avec ces sociétés et portant sur plusieurs immeubles situés à Bruxelles. A ce titre, la société Orpavimob a perçu à leur échéance, en lieu et place des sociétés bailleresses, les loyers, dénommés «canons» en droit belge, versés annuellement par la Commission européenne. La société Orpavimob a également procédé en 2006 à la cession d’une partie de ces créances, dont elle a retiré des plus-values. L’administration fiscale, suivie par les juges du fond, a estimé que les revenus retirés de ces opérations, à savoir, d’une part, la différence entre les canons annuellement perçus par la société Orpavimob et l’amortissement annuel des créances qu’elle avait acquises, d’autre part, les plus-values réalisées lors de la cession de certaines de ces créances, ne revêtaient pas le caractère de revenus immobiliers au sens des stipulations de l’article 3 de la convention franco-belge.

 

La cour administrative d’appel a relevé en substance, pour confirmer cette analyse, qu’alors même que les canons d'emphytéose étaient des revenus de biens immobiliers tant en droit civil belge qu’en droit civil français, l’acquisition par la société Orpavimob du droit de les encaisser était restée sans effet sur les obligations des sociétés bailleresses à l’égard de l’emphytéote - la Commission européenne. Autrement dit, l’acquisition par Orpavimob du droit d’encaisser les canons non encore échus ne s’était pas traduite par le transfert à son profit d’un droit sur les immeubles -seulement d’un droit au paiement des montants dus par l’emphytéote-, sans qu’ait d’incidence sur ce point, a précisé la cour, la circonstance que les sociétés bailleresses n’avaient pas garanti Orpavimob contre le risque d’insolvabilité de l’emphytéote[7]. Nous n’avons pas de doute, au vu de ces constatations souveraines et d’ailleurs non argüées de dénaturation, que l’acquisition des créances par Orpavimob s’analysait comme une opération purement financière consistant pour celle-ci à octroyer aux sociétés bailleresses un financement, rémunéré par la différence entre le total des montants des canons annuels et le prix d’acquisition des créances.

 

A l’appui de sa critique des motifs de l’arrêt attaqué, la société fait valoir que la cour administrative d’appel aurait omis de répondre à un moyen -en réalité, un simple argument- tiré de ce que la cession d’une créance n’en change pas la nature. Mais la cour a pris en compte cet argument en relevant que les canons avaient la nature de revenus de biens immobiliers. La société reproche aussi à la cour d’avoir, selon elle, ajouté aux stipulations de la convention fiscale franco-belge en relevant que la cession des créances sur les canons était restée sans effet sur les droits réels détenus par les sociétés bailleresses propriétaires des immeubles. Mais si la cour a mentionné des droits réels, c’est seulement par égard pour les circonstances de l’espèce ; en réalité -nous l’avons dit- elle a jugé, plus radicalement, que les cessions de créances en cause n’avaient pas porté sur des droits immobiliers.

 

Et cela nous semble parfaitement exact, contrairement à ce que soutient la société au travers de la seconde branche du moyen d’erreur de droit qu’elle soulève. Il est bien certain, comme le pourvoi y insiste à l’envi, que la cession de créance est en principe une opération translative qui ne modifie pas la nature juridique de la créance cédée (voyez par exemple, cités par le pourvoi, Cass. 3 civ. 6 juin 1968, Bull. civ. III n° 260 ou TC 18 octobre 1999, «SA Cussenot Matériaux», n° 03130, au Recueil p. 475[8]). Mais la circonstance qu’Orpavimob ait acquis des créances de loyers ne confère pas à ces créances la nature de droits immobiliers. Ce seul motif suffit, à nos yeux, à refuser aux produits retirés de l’opération d’acquisition de ces créances la qualification de revenus immobiliers. Mériteraient en revanche certainement cette qualification les sommes reçues d’Orpavimob par les sociétés bailleresses en contrepartie de la cession de leurs droits au paiement des canons dus par l’emphytéote, les sommes en question trouvant leur origine dans l’exploitation par ces sociétés de biens immobiliers (voyez en ce sens, rendue pour l’application du droit interne mais dans une configuration qui n’est pas dénuée de toute analogie avec celle en cause dans la présente affaire, votre décision CE 9° et 10° ch.-r., 30 juillet 2010, n° 314596, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9289E78,  RJF, 11/2010, n° 1026).

 

2.2. S’agissant des revenus retirés de l’opération néerlandaise, il y a matière à hésiter un peu plus.

 

Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Orpavimob a conclu le 14 février 2007, avec différentes filiales du groupe bancaire ING, toutes établies aux Pays-Bas, deux séries de contrats, dits de «lease» et «lease back». La première série de contrats prévoyait la prise à bail par la société Orpavimob, pour des durées comprises entre 5 et 48 ans, d’immeubles situés aux Pays-Bas dont les filiales du groupe ING étaient propriétaires, moyennant le versement d’une «prime initiale» d’un montant d’un peu plus de 400 millions d’euros représentant la quasi-totalité des loyers, et l'engagement de verser un reliquat annuel de 100 euros par immeuble. La seconde série de contrats prévoyait la sous- location par la société Orpavimob de ces mêmes immeubles à ces mêmes filiales du groupe ING, pour des durées équivalentes à celles prévues dans la première série de contrats, moyennant le versement de loyers annuels pour un montant d’un peu plus de 24 millions d’euros. Dès la fin de l'année 2007, les filiales du groupe ING ont cédé certains des immeubles en cause à des tiers, en remboursant à cette occasion à la société Orpavimob une partie de la prime initiale acquittée par celle-ci et en lui versant une indemnité de résiliation anticipée. L’administration, suivie là aussi par les juges du fond, a estimé que les revenus retirés de ces opérations, à savoir la différence entre, d’une part, les sous-loyers annuellement perçus par la société Orpavimob et, d’autre part, le montant résultant de l’addition de la prime initiale acquittée par celle-ci, diminuée des remboursements partiels intervenus dès 2007 et étalée sur la durée des contrats, avec les loyers résiduels versés annuellement par Orpavimob, ne revêtaient pas le caractère de revenus immobiliers au sens des stipulations de l’article 6 de la convention fiscale franco-néerlandaise.

 

La cour administrative d’appel s’est appuyée, pour confirmer cette analyse, sur un faisceau d’indices, dont le principal tient à ce que la conclusion de la première série de contrats -les contrats de location- était subordonnée à la conclusion de la seconde série de contrats -les contrats de sous-location- à des conditions prédéfinies s’agissant de l’identité des preneurs, du prix et de la durée. A cet égard, elle a notamment relevé que ces contrats ne laissaient pas la possibilité de sous-louer l’immeuble à une entité autre qu’une des filiales d’ING tandis que ces dernières pouvaient demander à la société Orpavimob de leur transférer les droits et obligations nés des contrats de location. La cour a également observé, d’une part, que les autorités néerlandaises avaient analysé l’opération litigieuse comme participant d’une transaction de financement, sans transfert d'immeubles ni de droits immobiliers, lesquels étaient demeurés inscrits à l'actif des filiales d’ING, avant comme après la signature des deux séries de contrats, d’autre part, qu'il n’était pas contesté que les filiales d'ING avaient enregistré dans leurs comptes les sommes versées à la société Orpavimob comme des paiements d'intérêts et comme des remboursements. La cour a déduit de tout cela que les opérations réalisées entre la société Orpavimob et les filiales du groupe ING devaient s’analyser comme une opération unique de financement ne poursuivant aucune finalité immobilière. Autrement dit, la cour a jugé que, là aussi, et alors même que les contrats conclus portaient sur des droits immobiliers, l’ensemble contractuel constitué par les deux séries de contrats n’avait ni pour objet ni pour effet de permettre à Orpavimob d’exploiter les immeubles dont les filiales d’ING étaient propriétaires, mais d’accorder à ces dernières des prêts et de garantir leur rémunération ainsi que leur remboursement.

 

A l’appui de sa critique sur ce point de l’arrêt attaqué, la société commence par une adresse vous invitant à resserrer votre contrôle, en tant que juge de cassation, sur les motifs par lesquels les juges du fond prennent en compte, pour l’application de la loi fiscale française et des conventions fiscales bilatérales, le droit étranger : elle plaide sur ce point pour un contrôle de qualification juridique des faits. Un tel contrôle nous paraît cependant en principe exclu, dès lors que votre office de juge de cassation n’est pas d’assurer l’application uniforme, sur l’ensemble du territoire national, de droits étrangers mais celle des seules règles de l’ordre juridique français - y compris bien sûr les conventions internationales qui lient notre pays. A cet égard, c’est très justement, à notre avis, que vous regardez les règles issues de droits étrangers, en principe, comme de simples éléments factuels. Ces règles sont certes indispensables pour qualifier correctement un objet de droit étranger au regard du corpus juridique interne mais ce que vous devez contrôler étroitement, le cas échéant, en tant que juge de cassation, c’est bien cette seule qualification. Observons, au demeurant, que la société requérante ne conteste pas tant, dans son pourvoi, l’interprétation faite par la cour d’une règle de droit étrangère que la portée qu’elle a donnée aux stipulations des contrats conclus par la société Orpavimob.

 

Ce plaidoyer mis à part, le pourvoi fait valoir tout d’abord que la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit en se fondant exclusivement, pour refuser aux revenus litigieux la qualification de revenus immobiliers, sur les modalités d’enregistrement en comptabilité, par les filiales du groupe ING, des versements auxquels les contrats ont donné lieu - donc sur le droit comptable étranger. Il y aurait certainement erreur de droit si la cour avait procédé ainsi (voyez sur ce point, citée par le pourvoi, CE 9° et 10° ch.-r., 31 mars 2017, n° 383129, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0445UTN, RJF, 6/2017, n° 539). Mais ce n’est nullement le cas puisque la cour, nous l’avons dit, s’est fondée sur un faisceau d’indices.

 

Le pourvoi soulève ensuite des moyens de dénaturation à l’encontre de la lecture faite par la cour administrative d’appel des stipulations des contrats conclus par la société Orpavimob. Tout d’abord, selon le pourvoi, contrairement à ce qu’a jugé la cour, ce sont les contrats de sous-location qui étaient subordonnés aux contrats de location, et non l’inverse. Mais la critique nous semble de peu de portée : tout ce qu’a voulu signifier la cour, et tout ce qui compte, c’est que les deux séries de contrats étaient étroitement liées, et que les premiers n’auraient pas été signés en l’absence des seconds. Le pourvoi conteste aussi le motif de l’arrêt selon lequel les contrats ne laissaient pas à Orpavimob la possibilité de sous-louer l’immeuble à une entité autre qu’une filiale d’ING, en se prévalant de la clause 6.4. (b) d’un contrat dénommé «Participation Agreement». Toutefois, d’une part, ce contrat est invoqué par la société et produit pour la première fois en cassation[9], de sorte que vous ne pouvez le prendre en compte pour apprécier le bien-fondé de l’arrêt attaqué. D’autre part et en tout état de cause, la clause en question, incluse dans un contrat lui aussi conclu le 14 février 2007 et qui servait de cadre commun aux deux séries de contrats dont il a déjà été question, n’a pas une portée telle qu’elle puisse conduire à remettre en question la lecture faite par la cour administrative d’appel[10] . Il n’y a pas lieu non plus de s’attarder sur la contestation, toujours sous l’angle de la dénaturation, du motif selon lequel les filiales d’ING pouvaient demander à la société Orpavimob de leur transférer les droits et obligations nés des contrats de location - il signifie simplement, au vu de la clause mentionnée par la cour, que les contrats pouvaient être transférés d’une filiale d’ING à une autre.

 

Les critiques précisément énoncées par le pourvoi s’arrêtent là ; pour le reste, on comprend que la société requérante ne partage pas l’analyse de l’opération à laquelle s’est livrée la cour. Toutefois, d’une part, s’agissant d’analyser l’exacte portée d’un contrat au regard de la loi fiscale nationale, vous reconnaissez au juge de l’impôt, indépendamment de la mise en œuvre de la procédure de répression des abus de droit, un large pouvoir de requalification de ses stipulations (voyez CE 3° et 8° ch.-r., 17 novembre 2010, n° 318048, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6664GN7, RJF, 3/2011, n° 355,  concl.  E.  Cortot-Boucher au BDCF, 3/2011, n° 37[11]). D’autre part, vous avez admis récemment que, même lorsqu’une convention fiscale bilatérale ne prévoit pas expressément l’hypothèse de la fraude à la loi, elle ne peut être lue comme excluant que l’administration fiscale use de la faculté de sanctionner un abus de droit au regard de ses stipulations (CE Plénière, 25 octobre 2017, n° 396954, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4471WXU, RJF, 1/2018, n° 70) - ce qui implique, c’est un a fortiori, qu’elle peut également procéder à la requalification d’un contrat au regard d’une convention fiscale. En procédant, dans la présente affaire, à une requalification de l’ensemble contractuel auquel la société Orpavimob était partie au vu des stipulations de l’article 6 de la convention fiscale franco-néerlandaise, la cour administrative d’appel n’a pas excédé les pouvoirs du juge de l’impôt. Et la conclusion à laquelle elle est parvenue nous semble exacte : alors même que des droits immobiliers ont bel et bien été transférés des filiales d’ING à la société Orpavimob, cette dernière ne disposait, sauf défaut non seulement des filiales d’ING mais aussi du groupe ING lui-même dans l’exécution de leurs obligations contractuelles, d’aucune marge de manœuvre pour les exploiter[12] ; de sorte que les revenus retirés de cette opération ne pouvaient être  regardés, ainsi que la cour administrative d’appel l’a jugé, comme des revenus provenant de l’exploitation de biens immobiliers.

 

Par ces motifs -et étant observé qu’aucune des autres stipulations des conventions fiscales bilatérales applicables ne fait obstacle à l’imposition en France des sommes en litige- nous concluons au rejet du pourvoi.

 

 

 

 

 

[1] TA Montreuil, 14 octobre 2014, Société générale, n° 1202270, C, paru à la RJF, 5/2015, n° 425 ainsi qu’à Droit fiscal n° 15, 9 avril 2015, comm. 264, note E. Topin. Le second jugement, du 9 février 2015 (n° 1300881, C), rendu par une autre chambre du même tribunal administratif, n’est pas motivé de manière strictement identique mais l’analyse est convergente.

[2] Par exemple, pour la qualification de sommes versées par une société française à ses filiales établies au Portugal et constituées selon le droit portugais, CE Contentieux, 7 septembre 2009, n° 303560, mentionné aux tables du recueil (N° Lexbase : A8912EKB), RJF 12/2009, n° 1068.

[3] Projet de convention de double imposition concernant le revenu et la fortune, rapport du Comité fiscal, OCDE, Paris, 1963.

[4] Sur la prise en compte de ces commentaires, voir notamment, CE Contentieux, 27 juillet 2001, n° 215124, mentionné aux tables du Recueil Lebon (N° Lexbase : A5127AUG), RJF, 11/2001, n° 1428, concl. G. Goulard, au BDCF, 11/2001, n° 140 ; CE Contentieux, 30 décembre 2003, n° 233894, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6487DAI), RJF, 3/2004, n° 238 ; voir aussi de manière plus générale, sur cette question, l’étude de Ph. Martin intitulée «L’interprétation des conventions fiscales internationales», in Revue de droit fiscal n° 24, 13 juin 2013, 320.

[5] Cette précision figure toujours dans la version actuelle de ce commentaire de la convention modèle.

[6] Ce commentaire de la convention modèle a par la suite été amendé mais sans que cela aboutisse à en modifier l’objet.

[7] Risque faible en l’espèce, s’il en était !

[8] Décision du Tribunal des conflits tranchant la question de la compétence juridictionnelle pour connaître d’une action du cessionnaire d’une créance née d’un marché de travaux publics.

[9] Et par ailleurs, sans être accompagné de sa traduction en français.

[10] Telle que nous la comprenons, cette clause n’autorise Orpavimob à sous-louer les immeubles en se passant de l’accord préalable des filiales d’ING propriétaires que dans l’hypothèse où le groupe ING lui-même se retrouve en grande difficulté financière ou fait défaut dans l’exécution de la clause 8.1. (a) du Participation Agreement, selon laquelle ING garantit l’accomplissement par ses filiales de toutes leurs obligations découlant des contrats.

[11] Voir également, avant cela, CE 8° et 3° ch.-r., 30 juillet 2003, n° 232004, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2423C9M), RJF, 11/2003, n° 1273, concl. P. Collin, au BDCF, 11/2003, n° 144.

[12] Si nous saisissons bien l’économie de l’ensemble contractuel, les droits immobiliers dont il s’agit y jouaient un rôle de garantie en tout dernier recours des sommes dues à Orpavimob : à supposer qu’ING fasse défaut dans l’exécution de la garantie globale prévue par la clause 8.1. (a) du Participation Agreement -hypothèse peu probable au demeurant-, Orpavimob se voyait reconnaître alors, mais alors seulement, une latitude pour exploiter les immeubles pris en location.

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