La lettre juridique n°694 du 6 avril 2017 : Droit rural

[Jurisprudence] Charge et risque de la preuve des conditions requises pour le bénéfice du salaire différé

Réf. : Cass. civ. 1, 4 janvier 2017, 2 arrêts, n° 15-26.392 (N° Lexbase : A4870S3R), et n° 15-29.015 (N° Lexbase : A4804S3C), F-D

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par Franck Roussel, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Bordeaux

le 06 Avril 2017

Le contrat de travail à salaire différé a pour objet de dédommager le descendant d'un exploitant agricole (1) pour sa participation désintéressée à l'exploitation familiale dirigée par l'ascendant exploitant (C. rur., art. L. 321-13 et s. N° Lexbase : L1398IZS) (2). Le bénéfice de ce droit de créance d'origine légale est subordonné à plusieurs conditions (C. rur., art. L. 321-13, al. 1er). Ainsi, seul le descendant qui est âgé de plus de dix-huit ans au début de la période de participation à l'exploitation est admis à bénéficier d'un contrat de travail à salaire différé (3). Outre cette condition d'âge minimum (4), la loi requiert du créancier une participation qualifiée à l'exploitation agricole dont il s'agit (cf. l’Ouvrage "Droit rural" N° Lexbase : E9739E9L). En effet, seule une participation directe et effective du descendant aux travaux de mise en valeur du domaine agricole familial est de nature à lui permettre de revendiquer le droit de créance prévu par le Code rural et de la pêche maritime (5). Enfin, pour pouvoir valablement se prévaloir du droit au salaire différé, le descendant ne doit pas avoir été associé aux bénéfices et aux pertes de l'exploitation (6), ni avoir reçu de salaire en argent en contrepartie de sa collaboration (7) (cf. l’Ouvrage "Droit rural" N° Lexbase : E9740E9M). La preuve de ces deux dernières conditions pouvant se révéler délicate dès lors que les faits correspondants peuvent remonter à plusieurs dizaines d'années, on mesure sans mal l'importance que revêt la question classique de la charge et du risque de la preuve en la matière. A cet égard, la loi précise seulement que "la preuve de la participation à l'exploitation agricole dans les conditions définies aux articles L. 321-13 à L. 321-18 pourra être apportée par tous moyens" (C. rur., art. L. 321-19, al. 1er N° Lexbase : L3788AEZ). La preuve dont il s'agit incombe alors, conformément aux articles 9 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1123H4D) et 1353 du Code civil (N° Lexbase : L1013KZK) (8), au descendant qui agit en reconnaissance et en paiement de la créance de salaire différé. Tout au plus, afin de faciliter l'administration de la preuve de la participation à l'exploitation du descendant dans les conditions requises par la loi, l'article L. 321-19, alinéa 2, du Code rural et de la pêche maritime dispose-t-il que "les parties pourront effectuer chaque année une déclaration à la mairie, laquelle devra être visée par le maire qui en donnera récépissé" (cf. l’Ouvrage "Droit rural" N° Lexbase : E9741E9N).

En revanche, on pourrait davantage hésiter à se prononcer a priori sur l'identité de celui à qui incombe, dans le procès civil de revendication d'une créance de salaire différé, la preuve de l'absence d'association aux résultats de l'exploitation et de rémunération du descendant. En effet, il est classique de souligner la difficulté qu'il y a d'établir, comme ici, la preuve d'un fait négatif. L'évolution de la jurisprudence sur ce point précis est à cet égard remarquable. Ainsi, dans un premier temps, la Cour de cassation a estimé que la preuve de l'absence d'association aux résultats de l'exploitation et de rémunération devait être rapportée par le défendeur à l'action en reconnaissance et paiement de la créance de salaire différé (9). Suivant cette analyse, il revenait donc seulement au descendant de l'exploitant agricole d'établir sa participation directe et effective à l'exploitation. Il bénéficiait ainsi d'une présomption simple d'absence d'association aux résultats de l'exploitation et de rémunération, laquelle devait être combattue activement par les défendeurs à l'action.

Toutefois, cette analyse n'est plus celle qui est retenue par les Hauts magistrats. En effet, depuis un revirement de jurisprudence opéré par un arrêt en date du 3 mars 1987, la Cour de cassation considère désormais, de manière plus conforme au droit commun, que "c'est à celui qui se prétend bénéficiaire d'un contrat de travail à salaire différé d'apporter la preuve qu'il remplit les conditions légales et notamment qu'il n'a reçu aucune contrepartie pour sa collaboration à l'exploitation" (10). Il a d'ailleurs été jugé que cette exigence, qui ne constitue qu'une illustration du principe général de droit selon lequel c'est à celui qui réclame le bénéfice d'un droit de justifier qu'il remplit les conditions pour ce faire, n'est pas contraire à l'exigence d'un procès équitable posée par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR) (11). L'appréciation des juges du fond est ainsi souveraine en la matière, sous réserve d'un contrôle léger par la Cour de cassation.

L'analyse de la jurisprudence récente montre toutefois que cette solution, pourtant bien établie, fait l'objet d'une application contrastée devant les juridictions du fond. Les deux arrêts rapportés, rendus par la première chambre civile de la Cour de cassation le 4 janvier 2017, illustrent le propos. Ainsi, dans la première décision (n° 15-26.392), les Hauts magistrats refusent-ils d'accueillir le moyen en cassation dirigé par le descendant contre l'arrêt attaqué dans la mesure où, sous le couvert de griefs non fondés, il s'agissait seulement de remettre en discussion, devant la Cour de cassation, les appréciations de la cour d'appel ayant souverainement estimé que le prétendu créancier de salaire différé ne démontrait pas qu'il n'avait pas reçu de rémunération pour sa collaboration, ni qu'il n'avait pas été associé aux bénéfices et aux pertes de l'exploitation.

Dans le second arrêt en revanche (n° 15-29.015), les juges du second degré avaient cru pouvoir accueillir favorablement la revendication d'une créance de salaire différé par le descendant, aux motifs que les attestations produites par ses cohéritiers étaient trop imprécises pour établir qu'il avait personnellement profité des fruits de l'exploitation agricole familiale, qu'il n'était pas démontré qu'il ait perçu le produit de la vente de lait d'animaux en pacage durant la période où il avait été aide familial et qu'il avait reçu par ailleurs diverses subventions. Selon eux, il pouvait en effet en être déduit que la participation du descendant à l'exploitation n'avait donné lieu à aucune contrepartie permettant d'exclure la gratuité de sa participation. Ainsi motivée, la décision attaquée ne pouvait échapper à la censure. La Cour de cassation la prononce effectivement, pour violation de la loi, sur le visa des articles L. 321-13 du Code rural et de la pêche maritime et 1315, devenu 1353 du Code civil. En effet, suivant les Hauts magistrats, la cour d'appel ne pouvait statuer comme elle l'a fait, dès lors qu'il incombait au descendant de démontrer qu'il n'avait pas reçu de rémunération pour sa collaboration, ni n'avait été associé aux bénéfices et aux pertes de l'exploitation. Faute pour le descendant d'établir cette preuve, les juges du second degré auraient dû au contraire rejeter sa prétention.

Pour terminer, il faut souligner que la portée de la confirmation prétorienne selon laquelle c'est sur celui qui prétend à un salaire différé que pèse le risque du défaut de preuve des conditions requises par la loi dépasse le seul droit processuel. Ainsi, cette règle ne doit pas être perdue de vue par le notaire lorsqu'il est appelé à rédiger un acte opérant la transmission préparée de l'exploitation agricole ou le règlement de la succession d'un ascendant exploitant agricole. En effet, il lui revient, le cas échéant, d'exiger de celui des cohéritiers qui prétendrait bénéficier, à cette occasion, d'un contrat de travail à salaire différé qu'il établisse activement la preuve qu'il a bien participé directement et effectivement à l'exploitation dans les conditions prévues par l'article L. 321-13, alinéa 1er, du Code rural et de la pêche maritime après ses 18 ans révolus et qu'il n'a pas été associé aux bénéfices et aux pertes de l'exploitation, ni n'a reçu de salaire en argent en contrepartie de sa collaboration (12). Quoi que l'on en dise, cette dernière preuve, négative, n'est pas insurmontable en pratique. En effet, il faut, mais il suffit que le descendant rapporte la preuve de faits positifs qui rendent le fait négatif vraisemblable. Tel sera le cas, par exemple, s'il produit tous ses relevés bancaires, lesquels ne font apparaître aucun versement de salaire. Par ailleurs, les obligations administratives, sociales, comptables et fiscales qui pèsent sur les exploitations agricoles s'agissant de l'emploi de la main-d'oeuvre familiale devraient également faciliter, en pratique, la tâche du descendant en ce domaine. A défaut de pouvoir rapporter une telle preuve et/ou en cas de contentieux né et persistant entre les cohéritiers sur le sujet, le notaire ne pourra alors que renvoyer le descendant à se pourvoir en justice à cet effet, en l'informant précisément du poids du risque du défaut de la preuve des conditions requises par la loi en la matière.


(1) Ou, dans le cas de prédécès de celui-ci, ses enfants vivants ou représentés (C. rur., art. L. 321-14, al. 1er N° Lexbase : L3783AET), ainsi que, le cas échéant, son conjoint (C. rur., art. L. 321-15 N° Lexbase : L3784AEU et L. 321-16 N° Lexbase : L3785AEW).
(2) Sur la question générale, v. not. Dict. Perm. Entr. Agr., V° Salaire différé, p. 1081 s., Mise à jour 180 (date d'arrêt des textes : 12 janvier 2015) ; J.-Cl. Civil Code, art. 831 à 834 : fasc. 40 par F. Roussel, n° 1, p. (4) ; 5, 2013 - Rép. civ. Dalloz, V° Partage (4° modes d'attribution spécifiques) par C. Brenner, n° 295 s., p. 42 s. ; janvier 2009.
(3) V. Cass. civ. 1, 13 avril 2016, n° 15-17.316, F-P+B (N° Lexbase : A6811RI4).
(4) Cette condition ne se confond pas avec l'âge de la majorité en vigueur lors de la participation à l'exploitation, v. Cass. civ. 1, 2 avril 2008, n° 07-10.217 (N° Lexbase : A7681D7M), RD rur., 2008, comm. 101, note F. Roussel.
(5) V. Cass. civ. 1, 22 octobre 2002, n° 00-22.428, FS-P+B (N° Lexbase : A3382A3N), Bull. civ. I, n° 241 (exécution de tâches ménagères : refus du bénéfice du salaire différé) ; Cass. civ. 1, 10 juin 1980, n° 79-12.117 (N° Lexbase : A9282CGU), Bull. civ. I, n° 180 (réalisation de simples activités de jardinage : refus du bénéfice du salaire différé).
(6) V. Cass. civ. 1, 28 novembre 1966, n° 65-10.245 (N° Lexbase : A7212UWZ), Bull. civ. I, n° 525 (exploitation en société de fait par l'ascendant et le descendant : refus du bénéfice du salaire différé).
(7) V. Cass. civ. 1, 11 février 1997, n° 95-13.304 (N° Lexbase : A2834CRE), RD rur., 1998, p. 208, n° 3, obs. F. Roussel (affiliation du descendant en qualité d'aide familial : absence de présomption de paiement d'un salaire).
(8) C. civ., art. 1315 anc.
(9) V. not. Cass. civ. 1, 6 février 1962, n° 60-11.490 (N° Lexbase : A1149UTQ), Bull. civ. I, n° 85 ; Cass. civ. 1, 28 novembre 1966, n° 65-11.676 (N° Lexbase : A7211UWY), Bull. civ. I, n° 520 ; Cass. civ. 1, 28 juin 1972, n° 71-12.154 (N° Lexbase : A3409CKH), Bull. civ. I, n° 173 ; Cass. civ. 1, 14 octobre 1981, n° 79-15.946 (5ème moyen) (N° Lexbase : A4576CHX), Bull. civ. I, n° 296.
(10) V. Cass. civ. 1, 3 mars 1987, n° 85-16.354 (N° Lexbase : A6621AAH), Bull. civ. I, n° 84 ; D., 1987, p. 321, note A. Breton ; RTDCiv., 1988, p. 159, obs. J. Patarin ; jurisprudence constante.
(11) V. Cass. civ. 1, 17 octobre 2000, n° 98-22.046 N° Lexbase : A7788AHW), Bull. civ. I, n° 249 ; RTDCiv., 2001, p. 406, obs. J. Patarin.
(12) A cet égard, il convient de bien souligner que l'inscription du descendant auprès de la mutualité sociale agricole (MSA) en qualité d'aide familial ou d'associé d'exploitation est insuffisante à établir, à elle seule, une participation directe, effective et gratuite à l'exploitation familiale (v. Cass. civ. 1, 13 avril 2016, n° 15-17.316 préc.). En effet, cet élément ne constitue, tout au plus, qu'un simple indice parmi d'autres (v. F. Roussel, obs. préc. sous Cass. civ. 1, 11 février 2017). Il doit ainsi être complété par la production de tous écrits, témoignages, aveux et autres présomptions, en sorte de pouvoir emporter, le cas échéant, la conviction d'un juge saisi de la difficulté.

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