La lettre juridique n°688 du 23 février 2017 : Responsabilité

[Jurisprudence] Responsabilité du fait des produits défectueux : une responsabilité à géométrie variable

Réf. : Cass. civ. 1, 11 janvier 2017, n° 16-11.726, FS-P+B+I (N° Lexbase : A4925S48)

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par Louis Thibierge, Maître de conférences à l'Université Paris Ouest, Membre du CEDCACE

le 24 Février 2017

Les relations entre responsabilité générale et responsabilités spéciales ne sont pas d'une éclatante limpidité. Les relations entre responsabilités spéciales atteignent quant à elles un degré de complexité inégalé, et pour tout dire peu souhaitable (1). Le contentieux des produits défectueux en fournit un exemple topique.

Comment, d'une part, combiner le droit commun de la responsabilité et le droit spécial issu de la Directive du 25 juillet 1985 (N° Lexbase : L9620AUT) ? Le premier ne distingue ni entre les choses par lesquelles le dommage est arrivé, ni entre celles qui en souffrent. Il retient la responsabilité tant du vendeur que du producteur, sur un fondement purement objectif : l'obligation de sécurité. Le second canalise la responsabilité autour du producteur, et opère de subtiles dichotomies quant à l'usage ou la destination du produit ou de la chose endommagée. Ajoutons que, depuis 2009, la Cour de justice de l'Union européenne autorise le législateur ou le juge à prévoir, en matière de choses à usage professionnel, une réglementation particulière, ces dommages ne relevant pas du champ de la Directive.

Comment, d'autre part, articuler la responsabilité spéciale du fait des produits défectueux et la responsabilité, tout aussi spéciale, du fait de la garantie des vices cachés, propre au droit de la vente ? Lorsque le vice affectant le produit vendu, au sens de l'article 1641 du Code civil (N° Lexbase : L1743AB8), est également constitutif d'un défaut de sécurité au sens de la Directive, un texte doit-il primer l'autre ? Une responsabilité prend-elle le pas sur l'autre ? Au contraire, la victime dispose-t-elle d'une option en faveur du régime le plus favorable ?

Autant de questions complexes... qui ne suscitent souvent que des réponses sibyllines de la Haute juridiction. L'arrêt rendu le 11 janvier 2017 par la première chambre civile en fournit l'illustration.

Les faits de l'espèce étaient les suivants. Diverses sociétés du groupe X acquièrent auprès de la société S. trois semi-remorques. Ceux-ci sont équipés d'essieux commercialisés par la société F. et portant sa marque, mais fabriqués par la société Y. Les 6 octobre 2004, 6 août 2005 et 6 avril 2006, les trois semi-remorques prennent feu. Une expertise impute l'incendie à l'échauffement du dispositif de freinage de l'essieu avant-droit, qui a provoqué la liquéfaction de la graisse de roulement puis l'éclatement du pneu, et ce compte tenu d'un défaut d'étanchéité dans le corps de l'essieu.

L'acquéreur assigne en responsabilité et indemnisation la société S., vendeur des camions, la société F., vendeur des essieux, et Y, fabricant desdits essieux défectueux. Il demandait réparation de son préjudice, tenant dans la destruction des camions et de la marchandise transportée, le coût du dépannage et de l'immobilisation. Les trois défenderesses furent tour à tour placées en liquidation judiciaire.

Le 8 décembre 2010, le tribunal de commerce de Romans condamne, in solidum, les trois défenderesses. Le jugement est infirmé par la cour d'appel de Grenoble le 3 décembre 2015. Celle-ci met hors de cause les vendeurs des camions (société S.) et des essieux (société F.), retenant la seule responsabilité du fabricant des essieux (société Y.). Pour les juges du fond, "il est ainsi justifié du caractère défectueux de chacun de ces essieux au sens de l'article 1386 [sic] du Code civil permettant de retenir la seule responsabilité de la société Y en sa qualité de fabricant de ces essieux, produit défectueux à l'origine de l'entier sinistre et dès lors de mettre hors de cause les autres sociétés soit S. et F., la défectuosité à l'origine des sinistres en cause ne leur étant pas imputable".

Pourvoi fut alors formé par les acquéreurs, estimant la mise hors de cause des vendeurs infondée. Le pourvoi comportait trois moyens. Seul le premier retiendra notre attention.

La première branche du pourvoi reprochait aux juges du fond d'avoir appliqué à tort les articles 1386-1 et suivants du Code civil (N° Lexbase : L1494ABX). La majeure du syllogisme était la suivante : la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que la réparation des dommages causés à une chose destinée à l'usage professionnel et utilisée pour cet usage ne relève pas du champ d'application de la Directive. La mineure avançait que les produits défectueux étaient les semi-remorques vendus par la société S. et équipés des essieux de la marque F.. Le pourvoi en déduisait que la Directive de 1985 était inapplicable. Partant, en retenant la responsabilité exclusive du fabricant des essieux, sur le fondement de la Directive de 1985, transposée aux articles 1386-1 et suivants du Code civil, la cour d'appel aurait violé ces textes par fausse application.

La deuxième branche du pourvoi alléguait que la cour d'appel aurait dû rechercher si la société S., venderesse des camions, n'avait pas engagé sa responsabilité au titre d'un manquement à son obligation de sécurité, la Directive de 1985 étant inapplicable du fait de l'usage professionnel des semi-remorques vendus.

La troisième branche déclinait le même argument que la précédente, mais l'appliquait à la société F., venderesse des essieux.

Enfin, la quatrième branche reprochait aux juges du fond de n'avoir pas recherché si les venderesses des camions et des essieux n'auraient pas engagé leur responsabilité sur le fondement de la garantie des vices cachés, en application de l'article 1641 du Code civil.

Ces arguments rencontreront un bonheur variable. Les trois premières branches du pourvoi sont écartées par la Cour de cassation, qui retient en substance que la Directive du 25 juillet 1985 était applicable, ce qui justifiait la responsabilité exclusive du producteur des essieux défectueux et, partant, la mise hors de cause des venderesses des essieux et des camions qui en étaient équipés.

Pour la Cour, si la Directive est inapplicable à la réparation du dommage causé à une chose destinée à l'usage professionnel, elle s'applique en revanche "au producteur d'un produit affecté d'un défaut, quelle que soit la destination, privée ou professionnelle, de l'usage de ce produit".

Quant à la dernière branche du moyen, elle se voit couronnée de succès, la Cour de cassation censurant l'arrêt pour défaut de base légale, reprochant aux juges du fond de n'avoir pas vérifié si "les sociétés S. et F., en leur qualité de vendeurs, n'avaient pas engagé leur responsabilité sur le fondement de la garantie des vices cachés".

En somme, la responsabilité des vendeurs des essieux et des camions se voit écartée sur le terrain de la responsabilité du fait des produits défectueux, mais recherchée sur celui de la garantie des vices cachés.

L'arrêt apporte un certain nombre d'éclaircissements sur la responsabilité du fait des produits défectueux (I) et la garantie des vices cachés (II).

I - La responsabilité du fait des produits défectueux

Jugeant la responsabilité du fait des produits défectueux applicable au cas d'espèce, la Cour de cassation en déduit deux conséquences : d'une part, elle met hors de cause les vendeurs (A) ; d'autre part, elle met en cause le producteur (B).

A - La mise hors de cause des vendeurs

Les sociétés S. et F. voient leur mise hors de cause confirmée par la Cour de cassation. Cette mise hors de cause peut sembler surprenante ou logique, selon que l'on estime la Directive du 25 juillet 1985 inapplicable au présent litige, ou au contraire applicable.

1) Inapplicabilité de la Directive : une mise hors de cause injustifiée

L'applicabilité de la Directive du 25 juillet 1985, telle que transposée aux articles 1386-1 et suivants du Code civil (2), était incertaine.

En effet, l'incendie causé par l'échauffement des essieux défectueux avait entraîné la destruction des semi-remorques et de leur cargaison. Or, comme l'énonce l'article 9 de la Directive, le dommage réparable ne s'entend que du "dommage causé à une chose ou la destruction d'une chose, autre que le produit défectueux lui-même, sous déduction d'une franchise de 500 Ecus, à condition que cette chose : i) soit d'un type normalement destiné à l'usage ou à la consommation privés et ii) ait été utilisée par la victime principalement pour son usage ou sa consommation privés". Dit autrement, la Directive ne permet pas la réparation du dommage causé à une chose destinée à un usage professionnel. Eu égard au caractère professionnel de l'usage des camions, la Directive de 1985 ne paraissait pas applicable.

C'est du reste ce que rappelle la Cour de cassation, se référant expressément à l'arrêt "Leroy Somer" rendu le 4 juin 2009 (CJCE, 4 juin 2009, aff. C-285/08 N° Lexbase : A9623EHU) par la CJCE (3) : "la réparation des dommages causés à une chose destinée à l'usage professionnel et utilisée pour cet usage ne relève pas du champ d'application de la Directive".

Dont acte. Si la Directive est inapplicable en raison du caractère professionnel de l'usage des camions endommagés, il faut alors se tourner vers le droit commun. En effet, l'arrêt "Leroy Somer" a expressément réservé la possibilité pour le législateur -ou le juge- national de permettre la "réparation du dommage causé à une chose destinée à l'usage professionnel et utilisée à cet usage, dès lors que la victime rapporte la preuve du dommage, du défaut du produit et du lien de causalité entre ce défaut et ce dommage". On notera que la formule n'exige nullement la démonstration d'une faute indépendante du défaut de sécurité.

Partant, à supposer la Directive inapplicable au cas d'espèce, il était loisible au juge d'autoriser l'acquéreur des camions à engager la responsabilité des sociétés S. et F., venderesses respectivement des semi-remorques et des essieux, dès lors qu'était rapportée la preuve du dommage, du défaut du produit et du lien de causalité. D'aucuns l'avaient suggéré : "le droit interne demeure compétent pour régir la réparation des dommages affectant des biens à usage professionnel, et donc [...] la responsabilité des fournisseurs peut continuer d'être recherchée sur le terrain du droit commun : délivré du carcan de la Directive, puisque la réparation de ce type de dommages reste en dehors de son champ d'application, le régime jurisprudentiel français de responsabilité du fait des produits défectueux reposant sur l'obligation de sécurité peut donc pleinement s'appliquer" (4).

C'est bien la piste que suggérait le pourvoi, reprochant aux juges du fond de n'avoir pas recherché si, "indépendamment des articles 1386-1 et suivants du Code civil, [chacune des venderesses] n'avait pas engagé sa responsabilité sur le fondement du manquement à son obligation de sécurité".

L'argument ne manque pas de sens. Si, dans la lignée de l'arrêt "Leroy Somer", on estime que le droit national conserve une compétence pour définir les règles régissant la réparation des dommages causés à une chose destinée à l'usage professionnel, on ne voit guère ce qui conduirait à exclure le fondement du manquement à l'obligation de sécurité. Si l'on sait ce fondement exclu lorsque la Directive est applicable (5), tel n'est pas le cas lorsque la même Directive est inapplicable. Le droit commun recouvre sa pleine liberté : "la raison d'imposer une interprétation uniforme de la Directive cesse lorsque le dommage causé est hors champ de son application" (6).

Partant, si la Directive était effectivement inapplicable aux faits de l'espèce en raison du caractère professionnel de l'usage des semi-remorques endommagés, alors oui, la cour d'appel aurait dû vérifier si la responsabilité des vendeurs des semi-remorques et des essieux n'était pas engagée du seul fait de leur manquement à leur obligation de sécurité.

2) Applicabilité de la Directive : une mise hors de cause justifiée

Le pourvoi est néanmoins rejeté sur ce plan. La Cour de cassation estime que les juges grenoblois n'étaient pas "tenu[s] de procéder aux recherches visées par les deuxième et troisième branches, que ses constatations rendaient inopérantes". Mais qu'est-ce à dire ?

Tout simplement que le litige s'inscrivait dans le champ d'application de la Directive du 25 juillet 1985, telle que transposée aux articles 1386-1 et suivants anciens. Comme l'affirme la Cour de cassation, "la Directive s'applique, en revanche, au producteur d'un produit affecté d'un défaut, quelle que soit la destination, privée ou professionnelle, de l'usage de ce produit". Nous reviendrons dans un instant sur les raisons de cette assertion qui, pour l'heure, peut surprendre par son caractère général, voire péremptoire. Considérons-la, à ce stade, comme un postulat.

A supposer la Directive de 1985 applicable au cas d'espèce, la mise hors de cause des venderesses s'explique par la logique de subsidiarité. En effet, le régime de responsabilité du fait des produits défectueux focalise l'action sur le producteur. Si la France avait initialement tenté d'aligner le statut du fournisseur sur celui du producteur, cela lui a valu une condamnation des autorités européennes. Désormais, la solution ne fait guère de doute. L'article 1386-7 ancien (N° Lexbase : L9247GUZ), repris à l'article 1245-6 (N° Lexbase : L0626KZ9) nouveau, prévoit que "si le producteur ne peut être identifié, le vendeur [...] ou tout autre fournisseur professionnel est responsable du défaut de sécurité". En l'espèce, le producteur était parfaitement identifié : il s'agissait de la société Y, qui avait fabriqué les essieux défectueux. Il n'était donc pas possible d'engager la responsabilité des venderesses, dès lors que le producteur était identifié, et donc responsable de plein droit.

Deux observations toutefois : tout d'abord, le producteur avait été placé en liquidation judiciaire, ce qui n'était pas de nature à favoriser l'indemnisation des acquéreurs. On touche du doigt une limite du système : face à un producteur insolvable, la victime ne peut se tourner vers le vendeur. Ensuite, on peut s'interroger sur le statut de la société F.. Certes, elle n'avait pas produit les essieux, se bornant à les vendre, mais il est précisé que les essieux "porta[ient] sa marque". Or, l'article 1386-6 ancien (N° Lexbase : L1499AB7), devenu 1245-5 nouveau (N° Lexbase : L0625KZ8), assimile au producteur "toute personne agissant à titre professionnel qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou tout autre signe distinctif" (nous soulignons). Etait-il alors justifié de la traiter exclusivement comme venderesse ?

En somme, la mise hors de cause des sociétés S. et F., venderesses des semi-remorques et des essieux, paraît ambivalente. Si l'on estime devoir se placer hors du champ d'application de la Directive européenne, rien ne justifie que les venderesses ne voient pas leur responsabilité engagée sur le fondement du manquement à l'obligation de sécurité. A rebours, si l'on estime la Directive applicable, nonobstant l'utilisation professionnelle des choses endommagées, alors il paraît cohérent d'exclure leur responsabilité, le producteur étant identifié. Reste que l'applicabilité de la Directive n'est pas sans susciter de débats, comme le révèle avec acuité la mise en cause du producteur.

B - La mise en cause du producteur

La responsabilité de la société Y, ès-qualité de producteur des essieux défectueux, peut-elle être engagée sur le fondement des articles 1386-1 et suivants anciens ? La question est épineuse, et la réponse donnée sibylline : pour la Cour, si "la réparation des dommages causés à une chose destinée à l'usage professionnel et utilisée pour cet usage ne relève pas du champ d'application de la Directive", celle-ci s'applique "en revanche, au producteur d'un produit affecté d'un défaut, quelle que soit la destination, privée ou professionnelle, de l'usage du produit". Les deux propositions peuvent sembler difficiles à concilier, et la solution finale s'explique en bonne part par les carences du pourvoi.

Eprouvons-les tour à tour, en allant de l'indifférence de l'utilisation professionnelle du produit défectueux à l'incidence de l'utilisation professionnelle de la chose objet du dommage.

1) L'indifférence de l'utilisation professionnelle du produit défectueux

En 2016, la Cour de cassation a commis une singulière "erreur de plume" (7). Par un arrêt du 17 mars, elle affirmait "si le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux qui ne sont pas destinés à l'usage professionnel ni utilisés pour cet usage n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, c'est à la condition que ceux-ci reposent sur des fondements différents de celui d'un défaut de sécurité du produit litigieux, telles la garantie des vices cachés ou la faute" (nous soulignons) (8).

La confusion est patente. La Cour a opéré un regrettable glissement, trahissant sans doute involontairement la jurisprudence de la CJUE qu'elle entendait justement faire appliquer. Qu'on en juge : la CJUE considère que la Directive ne régit pas la réparation des dommages causés à une chose destinée à l'usage professionnel. La Cour de cassation, à l'inverse, exclut du champ de la Directive les produits défectueux destinés à l'usage professionnel.

La différence est flagrante : la CJUE parle de la chose qui subit le dommage, la Cour de cassation de celle qui le cause, celle qu'on appelle produit défectueux. La position adoptée en 2016 par la Cour de cassation n'a guère de sens. Elle conduit à permettre l'application du droit commun -en ce compris l'obligation de sécurité- dès lors que l'on est hors du champ (mal) supposé de la Directive européenne, i.e. lorsque le produit qui a causé le dommage est à usage professionnel.

Or, la Directive européenne n'est pas en ce sens. Elle ne distingue pas selon l'utilisation professionnelle ou non du produit défectueux. Seule est exclue par l'article 9 la réparation du dommage causé à une chose non destinée à l'usage professionnel.

Le pourvoi marche dans les brisées de l'arrêt du 17 mars 2016. Habile, il entretient la confusion, exposant dans les trois premières branches qu'il "ressort des propres constations de l'arrêt que les produits défectueux étaient les semi-remorques [...] et, partant, étaient des choses destinées à un usage ne relevant pas de la Directive".

Rien n'est moins exact. Les "produits défectueux", ce ne sont pas les semi-remorques, mais les essieux produits par la société Y. Les semi-remorques sont, non pas l'instrument, mais l'objet du dommage. Dès lors, il devient indifférent de distinguer suivant que le produit défectueux est destiné ou non à un usage professionnel.

C'est pourquoi la Cour affirme que la Directive s'applique "au producteur d'un produit affecté d'un défaut, quelle que soit l'utilisation, privée ou professionnelle, de l'usage de ce produit".

La formule a le mérite de rompre avec l'ambiguïté générée par l'arrêt du 17 mars 2016. Sa généralité doit néanmoins être bornée par la combinaison avec un deuxième facteur : l'utilisation professionnelle de la chose objet du dommage.

2) L'incidence de l'utilisation professionnelle de la chose objet du dommage

Une fois rétablie l'orthodoxie sémantique, quid de l'orthodoxie juridique ? Il n'est pas certain qu'elle sorte grandie de cet arrêt. Pas davantage que l'objectif d'accessibilité du droit.

Pourquoi le pourvoi est-il rejeté ? Parce que la Directive de 1985 est jugée applicable au présent litige, ce qui justifie la mise hors de cause des vendeurs, le producteur attirant à lui l'intégralité de la responsabilité.

L'arrêt d'appel n'avait pas accordé une ligne à la question de l'applicabilité de la Directive. La question ne point qu'à l'occasion du pourvoi : la Directive ne devait-elle pas être écartée, eu égard au caractère professionnel de l'usage des semi-remorques équipés des essieux Y ? C'est ce que soutenait la première branche : la cour d'appel aurait "violé, par fausse application, les articles 1386-1 et suivants du Code civil".

La réponse qui y est donnée est plus qu'ambiguë.

D'abord, parce que la CJUE a laissé au législateur français, ou au juge français, une autonomie considérable en la matière. Il résulte de l'arrêt "Leroy Somer" que l'atteinte à un bien à usage professionnel, comme les semi-remorques en l'espèce, peut être réparée par le truchement du droit commun français, sans connaître ni les limitations du droit spécial (franchise de 500 euros, délai de prescription, excuse de développement...), ni de restriction quant au fondement retenu, ce qui permet notamment d'envisager une responsabilité pour manquement à l'obligation de sécurité. De fait, quand bien même la Cour de cassation aurait considéré que la Directive de 1985 était inapplicable au présent litige, eu égard au caractère professionnel de l'usage des biens endommagés, la réparation n'en aurait pas moins été possible, sur le fondement du droit commun.

Ensuite, la solution rendue par la Cour de cassation a tout du miroir aux alouettes.

Oui, affirme-t-elle avec emphase, la responsabilité du producteur peut être poursuivie, du seul fait qu'il a produit un produit défectueux (on appréciera l'aspect circulaire, sinon tautologique de l'incise "la Directive s'applique au producteur d'un produit défectueux", nonobstant l'usage dudit produit.

Mais quid de l'utilisation des biens endommagés ? En l'espèce, la seule réparation sollicitée par les acquéreurs portait sur les semi-remorques et la marchandise perdue. A n'en pas douter, des biens à utilisation professionnelle. De fait, la réparation ne pouvait être accordée sur le fondement de la Directive du 25 juillet 1985.

Ne donne-t-on pas d'une main ce qu'on reprend de l'autre ? Quel sens y a-t-il à reconnaître l'applicabilité de la Directive, parce que l'on n'a cure de l'usage du produit défectueux, pour laisser aux juges du fond le soin de dire que l'action est vaine, eu égard à l'usage professionnel de la chose objet du dommage ? Plutôt que d'asséner que "la même Directive est en revanche applicable [...]", n'aurait-il pas été préférable que la Cour évoque, non pas la Directive, mais les articles 1386-1 et suivants ? De fait, seul le truchement de l'article 1386-2 du Code civil (N° Lexbase : L1495ABY) permet ici l'indemnisation par le producteur, au prix d'une nette contradiction portée à la Directive (9).

Certes, on pourra objecter que, sur un plan processuel, la solution s'explique par le fait que "la cour d'appel n'était pas saisie d'un moyen fondé sur le caractère professionnel de l'usage auquel étaient destinés les véhicules et marchandises endommagés". Ce serait donc la carence des demandeurs qui expliquerait la solution.

On peine cependant à voir ce qui justifie ce mouvement de ciseaux, cette fausse ouverture. A plus forte raison lorsque l'on sait que c'est le choix du fondement des articles 1386-1 et suivants anciens qui commande la mise hors de cause des venderesses. Au final, l'acquéreur se trouve privé de recours contre les venderesses, parce que la Directive est jugée applicable, mais il devrait être privé d'indemnisation effective contre le producteur sur le fondement de la même Directive, parce que le siège du dommage en excède le champ d'application. Procuste n'est pas loin (10) !

II - La garantie des vices cachés

Le demandeur, cette fois plus prévoyant, avait toutefois songé à un fondement alternatif : celui de l'article 1641 du Code civil. Bien lui en prit, puisque la Haute juridiction reproche aux juges du fond de n'avoir pas recherché "si les sociétés S. et F., en leur qualité de vendeurs, n'avaient pas engagé leur responsabilité sur le fondement de la garantie des vices cachés". En d'autres termes, la responsabilité spéciale du fait des produits défectueux n'exclut pas l'application concurrente de la responsabilité, tout aussi spéciale, afférente à la garantie des vices cachés, propre au droit de la vente. En l'espèce, c'est la responsabilité du vendeur non-producteur qui est recherchée (A). Les demandeurs auraient également pu engager la responsabilité du vendeur producteur sur le même fondement (B).

A - La responsabilité du vendeur non-producteur

L'arrêt reproche aux juges du fond de n'avoir pas recherché si les sociétés S. et F., en qualité de vendeurs, n'auraient pas engagé leur responsabilité sur le fondement de la garantie des vices cachés. La première avait vendu les camions, la seconde les essieux les équipant. Elles n'étaient donc pas producteurs au sens de la Directive, mais fournisseurs. En cette qualité, elles ne pouvaient voir leur responsabilité engagée sans faute. De fait, la CJCE a considéré dans son arrêt "Skov" que "la Directive doit être interprétée en ce sens qu'elle s'oppose à une règle nationale selon laquelle le fournisseur répond, au-delà des cas limitativement énumérés à son article 3, paragraphe 3, de la responsabilité sans faute que cette Directive institue et impute au producteur". Certains en déduisaient une "véritable immunité" (11) du fournisseur professionnel non-fabricant.

D'immunité, il n'est pas ici question. Plus modestement, il faut considérer que la responsabilité du vendeur non-producteur ne saurait être retenue sur le fondement de l'obligation de sécurité, mais peut être engagée sur le fondement de la faute ou de la garantie des vices cachés.

1) Exclusion de l'obligation de sécurité

Le pourvoi soutenait que la responsabilité des vendeurs pouvait, nonobstant les articles 1386-1 et suivants anciens du Code civil, être engagée sur le fondement du manquement à leur obligation de sécurité. La Cour de cassation repousse sèchement l'argument, estimant que la cour d'appel n'était pas tenue de procéder à cette recherche. Implicitement, elle juge que la responsabilité des vendeurs ne pouvait être engagée sur le fondement du manquement à l'obligation de sécurité.

Ce reflux du droit commun n'est pas une simple reprise de la jurisprudence "Gonzales Sanchez" (CJCE, 25 avril 2002, aff. C-183/00 N° Lexbase : A5768AYB), laquelle juge que l'article 13 de la Directive "n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute". A contrario, l'action ne pourrait être engagée sur le fondement du manquement à l'obligation de sécurité, qui ne diffère pas du fondement retenu par la Directive. Cette solution, adoptée par la Cour de cassation en 2010, a récemment été confirmée, à la faveur d'un arrêt du 17 mars 2016 : "si le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux [...] n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou délictuelle, c'est à la condition que ceux-ci reposent sur des fondements différents de celui d'un défaut de sécurité du produit, telles la garantie des vices cachés ou la faute" (12). Partant, si la Cour estime, dans l'arrêt commenté, que la Directive est applicable, alors elle exclut logiquement tout raisonnement fondé sur le manquement des venderesses à leur obligation de sécurité.

La jurisprudence "Gonzales Sanchez" a peu à voir avec le cas d'espèce. En effet, elle a trait à la responsabilité du producteur, et exclut -pour lui seul- le recours au droit commun de la responsabilité.

En réalité, il faut voir dans l'arrêt étudié une application, non de la jurisprudence "Gonzales Sanchez", mais de la jurisprudence "Skov" de 2006. Est ici en cause la responsabilité, non du producteur, mais des vendeurs. Or, comme l'expose un auteur, "on avait pu se demander si le fournisseur qui, lorsque le producteur est connu, ne peut être déclaré responsable de plein droit sur le fondement de la Directive, ne pourra cependant se voir appliquer le droit commun de la responsabilité contractuelle, y compris l'obligation de sécurité de résultat" (13). Et de fait : dans son arrêt "Skov", la Cour de Luxembourg estime que la Directive "s'oppose à une règle nationale selon laquelle le fournisseur répond, au-delà des cas limitativement énumérés à l'article 3, § 3 de la Directive, de la responsabilité sans faute que la Directive institue et impute au producteur" (14).

En somme, l'arrêt "Skov" consacre une règle simple, dictée par différentes considérations. La règle est la suivante : la responsabilité du fournisseur, lorsqu'il n'est pas producteur, ne peut pas être étendue au-delà des cas limitativement énumérés par la Directive. Elle ne peut être engagée sans faute que lorsque le producteur ne peut être identifié.

Pourquoi cette règle ? Deux raisons la sous-tendent. D'abord, le choix politique de canaliser la responsabilité sur le producteur. Le fournisseur n'a qu'un rôle subsidiaire. Ensuite, la crainte qu'une extension de la responsabilité des fournisseurs n'entraîne une hausse significative du coût assurantiel, répercuté sur les consommateurs, et une prolifération des recours (15).

De fait, lorsque la Directive est applicable, on opère un alignement du statut des fournisseurs sur celui des producteurs. Leur responsabilité sans faute ne peut être étendue au-delà de ce que prévoit la Directive.

Cette solution ne s'impose pas avec la force de l'évidence. On pourrait, au contraire, estimer que, dès lors que les fournisseurs ne sont pas visés par la Directive (hormis en tant que garants d'un producteur non-identifié), la Directive n'a pas vocation à régir leur responsabilité. En d'autres termes, hors de son champ d'application, la Directive n'a plus aucune compétence. Elle ne pourrait donc empêcher qu'un Etat membre organise "un régime de responsabilité pour les personnes non visées par la Directive, fût-ce pour des dommages liés à la défectuosité d'un produit, surtout s'il existait déjà avant la Directive" (16). De fait, les fournisseurs pourraient être soumis au droit commun, sans aucune restriction. A ce titre, on pourrait songer que "lorsque le défaut du produit affecte des biens à usage professionnel, la responsabilité du fournisseur [peut] alors certainement continuer d'être engagée sur le terrain du droit commun pour manquement à son obligation de sécurité de résultat" (17).

Telle n'est pourtant pas la vue consacrée. Parce qu'il serait "artificiel de vouloir cantonner à la responsabilité des producteurs l'interdiction communautaire de maintien d'un régime de droit commun, alors que c'est manifestement la responsabilité du fait des produits défectueux en son entier que la Directive a entendu régir, y compris celle des fournisseurs en refusant de leur appliquer la responsabilité sans faute pesant sur les producteurs" (18), il faut accorder, non pas une véritable "immunité" aux fournisseurs (19), mais interdire d'engager leur responsabilité sans faute.

Si l'on s'inscrit dans ces brisées, qui ne dénient pas à la Directive une certaine vocation hégémonique, il est logique que la Cour, dans l'arrêt étudié, écarte l'argument fondé sur la responsabilité des vendeurs pour manquement à leur obligation de sécurité.

2) Responsabilité pour faute et responsabilité du fait de la garantie des vices cachés

La faute écartée. L'arrêt "Skov" avait laissé subsister la responsabilité pour faute. On aurait pu assimiler la fourniture d'un produit présentant un vice, a fortiori un défaut de sécurité, à une faute contractuelle. Après tout, le vendeur professionnel étant réputé connaître les vices de sa chose, ne commet-il pas une faute en la vendant sans en informer son acquéreur ? La solution peut paraître tentante, mais doit être fermement rejetée. En effet, voir une faute dans le seul fait de vendre un produit défectueux revient à faire peser une responsabilité objective sur le fournisseur (20). Or, cette hypothèse paraît exclue par la Cour de Luxembourg. Ce rejet est d'autant plus net sous la plume de la Cour de cassation. Dans un arrêt du 26 mai 2010 (Cass. com., 26 mai 2010, n° 08-18.545, FS-P+B N° Lexbase : A7205EX7), elle affirmait que "le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux exclut l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle de droit commun fondés sur le défaut d'un produit qui n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, à l'exception de la responsabilité pour faute et de la garantie des vices cachés ; qu'ayant relevé, d'abord, que la société E. n'était que le fournisseur du matériel litigieux et non son fabricant, puis, que la société A. et la société F. connaissaient l'identité du producteur, et enfin, que celles-ci n'établissaient aucune faute distincte du défaut de sécurité du produit, la cour d'appel en a exactement déduit, sans dénaturer les conclusions qui lui étaient soumises, que l'action en responsabilité délictuelle fondée sur l'article 1382 du Code civil était irrecevable à l'encontre de la société E. par application des articles 1386-1 et suivants du Code civil" (nous soulignons). En d'autres termes, lorsque la faute alléguée se confond avec le défaut de sécurité, l'action dirigée contre le fournisseur est irrecevable.

Les vices cachés consacrés. L'arrêt reproche aux juges du fond de n'avoir pas vérifié si les sociétés S. et F., en leur qualité de vendeurs professionnels, n'avaient pas engagé leur responsabilité sur le fondement de la garantie des vices cachés.

D'emblée, on peut être surpris.

D'abord, par le vocable. La Cour de cassation emploie une formule alambiquée, qui laisse entendre une certaine gêne : "la responsabilité sur le fondement de la garantie des vices cachés". Mais, à la réflexion, de quoi s'agit-il ? D'une responsabilité ? D'une garantie ? Elle ne peut être l'une et l'autre. La jurisprudence est du reste très claire en la matière : "le vice caché, lequel se définit comme un défaut rendant la chose impropre à sa destination, ne donne pas ouverture à une action en responsabilité contractuelle mais à une garantie dont les modalités sont fixées par les articles 1641 et suivants du Code civil" (21). Il en résulte, notamment, que la clause limitative de responsabilité stipulée en cas d'inexécution des obligations contractuelles ne relève pas du droit commun de la responsabilité, et notamment de la jurisprudence "Faurecia 2" (Cass. com., 29 juin 2010, n° 09-11.841, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A5360E3W), aujourd'hui codifiée à l'article 1170 du Code civil (N° Lexbase : L0876KZH). Stricto sensu, il n'est donc pas exact de parler de responsabilité du fait de la garantie des vices cachés.

Ensuite, par la disponibilité du régime. Certes, la Cour de cassation a admis le 26 mai 2010 que le fournisseur puisse engager sa responsabilité au titre de la garantie des vices cachés. L'argument positiviste a néanmoins une valeur relative. On pourrait ajouter que le maintien du régime des vices cachés s'explique par la volonté de la Cour de Luxembourg d'aligner le statut du producteur et celui du fournisseur quant aux causes d'engagement de leur responsabilité. L'un comme l'autre ne peuvent se voir poursuivis sur le fondement de l'obligation de sécurité ; l'un comme l'autre peuvent se voir poursuivis sur celui des vices cachés. On peut y voir une approche transversale de la dialectique des produits défectueux, indépendamment du défendeur à l'action. On peut, à rebours, être surpris que le régime des vices cachés demeure disponible à la victime souhaitant agir contre le fournisseur. Quelle différence y a-t-il entre le vice caché et le défaut de sécurité ? Certes, il est des cas dans lesquels le vice caché ne se confond pas avec le défaut de sécurité, soit que le vice soit apparent (22), soit qu'il ne porte pas sur la sécurité du produit. Mais dans bien des cas, comme en l'espèce, le vice caché n'est que la vêture dont l'on drape le défaut de sécurité pour en permettre la réparation par un fournisseur que la Directive immunisait. A l'encontre de l'arrêt, et de la décision du 26 mai 2010 précitée, ne pourrait-on considérer que "ce n'est pas seulement la possibilité d'engager la responsabilité du fournisseur dans les termes de la Directive qui doit être interdite mais, plus largement, dès lors que les conditions de la responsabilité spéciale des producteurs sont réunies, toute responsabilité objective susceptible d'être encourue par les différents maillons de la chaîne de commercialisation, fournisseurs et autres intermédiaires, y compris celle que l'article 1645 du Code civil (N° Lexbase : L1748ABD) fait peser sur le vendeur" (23) ?

Si l'on peut ne pas rester insensible à la plainte de la victime qui ne sera ici guère indemnisée par le producteur placé en liquidation judiciaire, encore que le jeu de l'assurance ne puisse être occulté, est-il bien logique d'exonérer le fournisseur en vertu de la Directive, qui focalise la responsabilité sur le seul producteur, pour ensuite poursuivre ce même fournisseur, motif tiré d'un vice caché qui se confond pleinement avec le défaut de sécurité ? Pourquoi la Cour exige-t-elle pour la faute qu'elle se distingue du défaut de sécurité, mais ne transpose pas cette exigence au vice caché ?

B - La responsabilité du vendeur producteur

Les demandeurs auraient également pu songer à engager la responsabilité du producteur (la société SAE) sur le fondement des vices cachés. En effet, la victime jouit d'une option aux enjeux significatifs.

1) Les enjeux de l'option

Quel intérêt la victime pouvait-elle avoir à se placer sur le terrain des vices cachés plutôt que sur celui de la responsabilité du fait des produits défectueux ?

Il ne se situe pas sur le terrain de la prescription. Depuis que le législateur a rompu avec le "bref délai" de l'article 1648 (N° Lexbase : L9212IDK), la prescription de l'action en garantie des vices cachés est de deux ans, contre trois pour la responsabilité du fait des produits défectueux (24).

En revanche, inscrire son action dans le droit spécial de la vente permet à la victime de tourner les restrictions propres à la responsabilité du fait des produits défectueux. On songe notamment à la forclusion qui intervient dix ans après la mise en circulation du produit (25), à l'exonération pour "risque de développement" (26) ou à l'efficacité des clauses limitatives de responsabilité entre professionnels (27). Opter pour la garantie des vices cachés permet également d'obtenir l'anéantissement de la vente, via l'action rédhibitoire, ce que ne permet pas la responsabilité du fait des produits défectueux.

Plus encore, un enjeu significatif tient dans le préjudice indemnisable. Si la victime agit sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux, elle peut obtenir l'indemnisation des atteintes à sa personne et des atteintes à d'autres choses que le produit défectueux, déduction faite d'une franchise de 500 euros. Elle ne peut, en revanche, être indemnisée du dommage subi par la chose elle-même. Elle ne peut semble-t-il davantage voir son préjudice commercial réparé (28). Quant aux dommages causés à une chose à usage professionnel, ils ne peuvent être réparés sur le fondement de la Directive, mais au prix d'une transposition fort peu fidèle, le sont sur le terrain l'article 1386-2 ancien.

En l'espèce, le préjudice des demandeurs tenait dans la destruction des essieux et des semi-remorques, les frais de dépannage, la destruction de la marchandise transportée et l'immobilisation des camions. Si l'on s'en tient à la seule Directive, aucun de ces chefs de préjudice n'était indemnisable. Les essieux sont le produit défectueux lui-même. Les semi-remorques et la marchandise sont des choses à usage professionnel. Les frais de dépannage et l'immobilisation ne sont pas des "choses" que le produit défectueux a endommagées. En substance, n'était-ce le truchement de l'article 1386-2 ancien, le demandeur n'aurait pu voir son préjudice indemnisé.

Par contraste, sur le terrain de la garantie des vices cachés, aucune restriction particulière ne s'impose. Dès lors que la chose présente un vice la rendant impropre à l'usage auquel on la destine, le vendeur -et les vendeurs successifs- peut être condamné à indemniser l'entier préjudice.

En somme, opter pour le régime de la garantie des vices cachés pouvait paraître séduisant.

2) Le jeu de l'option

Mais par-delà l'aspect pragmatique de l'option, ne faut-il pas s'intéresser, sur un plan plus théorique, à l'idée même d'une option ? Est-il logique que, confronté à un vice caché portant sur la sécurité de la chose vendue, l'acquéreur puisse choisir de faire reposer son action contre le producteur sur deux fondements alternatifs ?

L'arrêt du 11 janvier 2017, marchant dans les traces de la jurisprudence "Leroy Somer" de la Cour de justice et la jurisprudence française (29), permet la cohabitation des deux fondements. Celui qui acquiert un produit défectueux peut choisir d'assigner le producteur, lorsqu'il est également vendeur, soit en responsabilité au titre des produits défectueux, soit au titre de la garantie des vices cachés.

On peut n'être pas convaincu de cette logique de cohabitation, et lui préférer une logique d'exclusion. Ne conviendrait-il pas, lorsque le vice caché se confond avec un défaut de sécurité, d'écarter la garantie des vices cachés au profit de la seule responsabilité du fait des produits défectueux ? Cela éviterait certains effets d'aubaine, de liability-shopping si l'on ose dire.

Cette exclusion n'est pas commandée par l'adage specialia generalibus derogant ni par son pendant contemporain, l'article 1105 nouveau du Code (N° Lexbase : L0820KZE), qui dispose : "les règles générales s'appliquent sous réserve de ces règles particulières". Il est en effet bien difficile de considérer la responsabilité du fait des produits défectueux comme une règle générale et la responsabilité du fait de la garantie des vices cachés comme une règle spéciale. On est au contraire confronté à la concurrence de deux règles spéciales.

Leur domaine d'application ratione personae est extrêmement proche. La garantie des vices cachés n'est depuis 1820 plus cantonnée aux seules relations entre le vendeur et l'acquéreur. En dépit de l'effet relatif des conventions, le sous-acquéreur dispose d'une action directe contractuelle contre tout vendeur, en ce compris le fabricant ou tout vendeur intermédiaire dans la chaîne de contrats. Il n'est donc pas nécessaire que la victime soit liée par contrat au fabricant, pour peu qu'elle tienne la chose d'une chaîne translative de propriété, homogène ou hétérogène. On se rapproche ici, à un stade plus modeste il est vrai, de la responsabilité du fait des produits défectueux, qui profite à toute personne qui subit, dans sa chair ou dans ses biens, les effets du produit défectueux.

Ratione materiae, la proximité est patente. Dans bien des cas, et notamment dans le cas d'espèce, le vice caché est un défaut de sécurité. L'assertion se vérifie d'autant plus que la jurisprudence retient une conception conquérante du défaut de sécurité, jugeant notamment qu'"un produit est défectueux même s'il n'a pas encore dysfonctionné ni causé aucun dommage, dès lors qu'il présente une dangerosité anormale" (30). Du défaut potentiel au vice caché, la frontière est poreuse.

En somme, les deux actions ont un domaine quasi-superposable. Quant à leur fondement, elles ne se différencient guère. Lorsqu'on répute le vendeur professionnel irréfragablement de mauvaise foi et, qu'en conséquence, on le condamne à indemniser l'acquéreur de tout préjudice subi du fait du vice caché, n'opte-t-on pas pour une responsabilité purement objective ? Partant, si la Cour de cassation estime le régime de responsabilité du fait des produits défectueux "exclusif d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle de droit commun fondés sur le défaut d'un produit qui n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre" (31), ne devrait-elle pas y inclure la garantie des vices cachés lorsqu'elle porte sur un défaut de sécurité ?

Et, pour s'en tenir au droit spécial de la vente, comment justifier que la responsabilité du fait des produits défectueux interdise toute action fondée sur l'obligation de délivrance conforme (C. civ., art., 1603 N° Lexbase : L1703ABP (32)) mais pas celle fondée sur l'article 1641 du même Code ? Quand on sait à quel point ces deux actions sont proches, on peine à saisir ce qui justifie l'exclusion de la première et l'admission de la seconde.

Force est aujourd'hui de constater la tendance "de la Cour de cassation à étendre l'impérialisme du régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux au-delà du domaine fixé par les juges de Luxembourg" (33). Cette tendance se traduit notamment par l'alignement du statut du fournisseur sur celui du producteur et par l'indifférence de l'usage professionnel de la chose endommagée par le produit défectueux. Il est d'autant plus surprenant que cette vocation hégémonique de la responsabilité du fait des produits défectueux butte encore sur la garantie des vices cachés, qui joue le rôle d'un encombrant supplétif.

La donne sera peut-être rebattue par la réforme annoncée de la responsabilité civile. L'avant-projet présenté le 29 avril 2016 par la Chancellerie apporte notamment deux éléments nouveaux au débat.

Champ d'application. D'une part, l'article 1290, alinéa 2 (N° Lexbase : L0828INY) de l'avant-projet prévoit que les dispositions afférentes à la responsabilité du fait des produits défectueux s'appliquent "à la réparation du préjudice supérieur à un montant déterminé par décret, qui résulte d'une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même, à condition que ce bien soit d'un type normalement destiné à l'usage ou à la consommation privés et ait été utilisé par la victime principalement pour son usage ou sa consommation privés" (nous soulignons). Le droit français s'alignerait sur la Directive, cantonnant la réparation aux seules choses à usage non-professionnel. Sur ce point, si le texte était adopté, la solution rendue dans l'arrêt étudié serait remise en cause.

Articulation des régimes de responsabilité. D'autre part, l'article 1299-4 maintient une certaine ambiguïté quant à l'articulation des régimes. Il dispose que les règles applicables à la responsabilité du fait des produits défectueux "ne portent pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle. Elles ne lui interdisent pas non plus d'invoquer les dispositions de la responsabilité extracontractuelle prévues par le présent chapitre, ou d'autres régimes spéciaux de responsabilité, dès lors que ceux-ci ont un fondement différent de la responsabilité prévue à la présente section". Mais qu'est-ce à dire ? Pourquoi avoir cantonné l'exigence d'un fondement différent à la seule responsabilité extracontractuelle ?

Il n'est donc pas acquis que le droit de la responsabilité du fait des produits défectueux accède de sitôt à la limpidité.


(1) Rappr. J.-J. Barbieri, Produits défectueux : l'insécurité d'un régime complexe, JCP éd. G, 2010, n° 35, 849.
(2) L'arrêt d'appel évoque, à tort, l'article 1386 (ancien) du Code civil, relatif à la responsabilité du fait des bâtiments en ruine. Depuis le 1er octobre 2016, les articles 1386-1 et suivants sont renumérotés 1245 (N° Lexbase : L0945KZZ) et s..
(3) Depuis devenue CJUE.
(4) D. Bakouche, Resp. civ. et ass., 2016, n° 5, comm. 158 ; adde La responsabilité des fournisseurs, Resp. civ. et ass., 2016, n° 1, dossier 5.
(5) Voir notamment CJCE, 25 avril 2002, aff. C-183/00 (N° Lexbase : A5768AYB).
(6) P. Jourdain, La réparation des dommages aux biens à usage professionnel causés par un produit défectueux, JCP éd. G, 2009, n° 27, 82.
(7) J.-S. Borghetti, obs. à la RDC, 2016, n° 3, p. 442.
(8) Cass. civ. 1, 17 mars 2016, n° 13-18.876, F-P+B (N° Lexbase : A3596Q8P).
(9) Rappr. J.-S. Borghetti, Quand le régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux exclut les règles de la responsabilité contractuelle... à tort ou à raison, RDC, 2016/3, p. 442 : "les Etats membres de l'U.E. sont libres d'organiser la réparation [des dommages dont le texte ne prévoit pas la réparation] comme ils l'entendent, y compris en leur appliquant le régime de la Directive" (nous soulignons).
(10) Rappr. J.-S. Borghetti, Quand le régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux exclut les règles de la responsabilité contractuelle... à tort ou à raison, RDC, 2016/3, p. 442 : "la nature du dommage ferait basculer l'affaire hors du champ d'application de la Directive, mais non hors de celui des articles 1386-1 et suivants du Code civil [...]. La question du dommage réparable dans le régime de responsabilité du fait des produits défectueux est suffisamment complexe pour faire perdre leur latin même aux juristes les plus chevronnés".
(11) D. Bakouche, Resp. civ. et ass., 2016, n° 5, comm. 158.
(12) Cass. civ. 1, 17 mars 2016, n° 13-18.876, F-P+B (N° Lexbase : A3596Q8P).
(13) P. Jourdain, obs. à la RTDCiv., 2016, p. 646.
(14) CJCE, 10 janvier 2006, aff. C-402/03 (N° Lexbase : A2043DMM), D., 2006, p. 1259, obs. C. Nourrissat.
(15) Considérant 28 : "Cette facilité serait chèrement payée en ce que, obligeant tous les fournisseurs à s'assurer contre une telle responsabilité, elle conduirait à un enchérissement considérable des produits [...] et à une multiplication des recours".
(16) P. Jourdain, obs. à la RTDCiv., 2006, p. 333.
(17) D. Bakouche, La responsabilité des fournisseurs, op. cit.
(18) P. Jourdain, obs. à la RTDCiv., 2006, p. 333.
(19) D. Bakouche, Resp. civ. et ass., 2016, n° 5, comm. 158 : "L'immunité de principe du fournisseur ne vaut que pour les actions fondées sur le défaut de sécurité du produit dommageable" (19).
(20) Voir en ce sens J.-S. Borghetti, La responsabilité des fournisseurs du fait du défaut de sécurité de leurs produits, RDC, 2006/3, p. 835 ; adde. Cass. civ., 22 juillet 1931, Gaz. Pal., 1931, 2, 683 ; Cass. soc., 28 février 2002, 4 arrêts, n° 00-10.051, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0806AYI), n° 99-18.389, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0766AYZ), n° 00-11.793, FP/P+B+R+I (N° Lexbase : A0602AYX) et n° 99-17.201, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0761AYT), JCP éd. G, 2002, II, 10053.
(21) Cass. com., 19 mars 2013, n° 11-26.566, FP-P+B (N° Lexbase : A5922KAL).
(22) Cass. civ. 1, 25 février 2016, n° 14-29.000, F-D (N° Lexbase : A4445QDY) : l'épandeur était défectueux du fait de l'absence de carter et d'éléments de protection sur les parties mobiles de l'engin, mais ce défaut était apparent.
(23) D. Bakouche, La responsabilité des fournisseurs, op. cit.
(24) C. civ., art., 1245-16 nouveau (N° Lexbase : L0636KZL).
(25) C. civ., art. 1245-15 nouveau (N° Lexbase : L0635KZK). A rapprocher du délai-butoir de l'article 2232 du Code civil (N° Lexbase : L7744K9P).
(26) C. civ., art. 1245-10 nouveau (N° Lexbase : L0630KZD).
(27) C. civ., art. 1245-14, alinéa 2 (N° Lexbase : L0634KZI).
(28) P. Jourdain, Responsabilité du fait des produits défectueux : le préjudice commercial est-il indemnisable ?, RTD civ., 2015 p. 892.
(29) Voir notamment Cass. civ. 1, 25 février 2016, n° 14-29.000, F-D (N° Lexbase : A4445QDY) ; Cass. civ. 1, 17 mars 2016, n° 13-18.876, F-P+B (N° Lexbase : A3596Q8P).
(30) J.-.S. Borghetti, Quand la responsabilité du fait des produits défectueux concurrence (abusivement) la garantie des vices cachés, RDC, 2015/4, p. 852.
(31) Cass. civ. 1, 25 février 2016, n° 14-29.000, F-D, précité.
(32) Voir notamment Cass. civ. 1, 17 mars 2016, n° 13-18.876, F-P+B, précité : "leur action ne pouvait être fondée que sur les articles 1386-1 et suivants du Code civil, et non sur les articles 1147 (N° Lexbase : L1248ABT) ou 1603 (N° Lexbase : L1703ABP) du même code".
(33) J.-S. Borghetti, Quand le régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux exclut les règles de la responsabilité contractuelle... à tort ou à raison, RDC, 2016/3, p. 442.

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