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par Anne Lebescond, Journaliste juridique
le 07 Octobre 2010
Pour appréhender les enjeux du bouleversement de la notion de propriété par la fiducie-sûreté, en particulier en matière de procédures collectives, et ses incidences pratiques, Lexbase Hebdo - édition privée générale a rencontré Maître Reinhard Dammann, avocat associé du cabinet Clifford Chance, à qui la mission avait été confiée de proposer la rédaction des articles de l'ordonnance du 18 décembre 2008 (ordonnance n° 2008-1345, portant réforme du droit des entreprises en difficulté N° Lexbase : L2777ICT ; cf., not., G. Piette, Les sûretés dans l'ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008, portant réforme du droit des entreprises en difficulté, Lexbase Hebdo n° 339 du 26 février 2009 - édition privée générale N° Lexbase : N5724BIT), relatifs à la fiducie, venant compléter le dispositif de la loi n° 2007-211 du 19 février 2007, instituant la fiducie (N° Lexbase : L4511HUM), et de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie (N° Lexbase : L7358IAR).
Lexbase : En quoi l'introduction de la fiducie en France révolutionne notre façon d'appréhender la notion de propriété ?
Reinhard Dammann : Depuis la Révolution française, le droit de propriété, posé à l'article 544 du Code civil, est un droit absolu (seulement susceptible de démembrement), constitué de la réunion de trois éléments entre les mains du propriétaire :
- l'usus ou le droit d'utiliser la chose ;
- le fructus ou le droit de récolter les fruits de la chose ;
- et l'abusus ou le droit de disposer de la chose.
La common law a, quant à elle, conservé l'approche du droit féodal, qui était celle de la France avant la Révolution française, exportée par Guillaume le Conquérant. Une telle conception admet qu'il puisse exister une pluralité de propriétaires pour un seul et même bien. Le droit anglo-saxon envisage, ainsi, la propriété sous deux aspects :
- l'aspect juridique ou le legal ownership, qui est le pouvoir d'administrer les biens et d'en disposer librement ;
- et l'aspect économique ou l'equitable ownership, qui est le pouvoir exclusif de prétendre au profit et à l'usage des biens.
Un rapprochement de la conception française du droit de propriété avec celle du droit anglo-saxon avait déjà été amorcé avec l'introduction du bordereau Dailly et de la clause de réserve de propriété, qui permettent d'utiliser la propriété à titre de garantie, faisant de celle-ci un véritable outil juridique. Le modèle de fiducie adopté par la France, à mi-chemin entre les conceptions continentale et anglo-saxonne, est venu consacrer l'émergence, dans notre système juridique, de l'approche économique du droit de propriété, appréhendé comme outil de garantie. Les biens objets de la fiducie sont transférés du patrimoine du constituant à un patrimoine provisoire spécifique (le patrimoine d'affectation), appartenant à un fiduciaire qui en assume la gestion -le plus souvent, le bénéficiaire de la sûreté, dans le cadre de la fiducie-sûreté-. A terme, les biens seront, soit réintégrés dans le patrimoine du constituant, soit transmis au bénéficiaire de la sûreté, qui dispose, donc, alors, d'un droit de créance exclusif sur les actifs du patrimoine fiduciaire. Le droit de propriété n'est, ainsi, plus envisagé comme un droit absolu, mais le mécanisme permet, en réalité, aux parties de créer des droits réels spécifiques sui generis, bouleversant le numerus clausus des droits réels existants.
Lexbase : Quels sont les incidences de cette nouvelle approche économique de la propriété concernant les procédures collectives ? Comment s'articule le régime de ces procédures avec celui de la fiducie-sûreté ? Et enfin, comment cette dernière opère-t-elle un rééquilibrage des intérêts du créancier et du débiteur ?
Reinhard Dammann : En consacrant la propriété comme outil de garantie et en prévoyant, plus spécifiquement, que les biens objets de la fiducie-sûreté sont transférés du patrimoine du constituant à un patrimoine d'affectation distinct, le droit français a révolutionné le droit des procédures collectives et a battu en brèche deux principes essentiels de notre système juridique : celui d'unicité du patrimoine et celui de gage général des créanciers. Le rééquilibrage des intérêts du débiteur en difficulté et ceux du créancier titulaire de la fiducie-sûreté devait se faire à ce prix.
La loi n° 85-98 du 25 janvier 1985, relative au redressement et à la liquidation judiciaire des entreprises (N° Lexbase : L7852AGW), avait accordé à l'entreprise en difficulté et à ses salariés une protection très forte, au détriment de celle des créanciers, notamment, par le mécanisme du plan de cession pouvant purger les sûretés grevant les actifs. La loi du 19 février 2007, introduisant la fiducie en France, a opéré un renversement complet de la situation, puisque le créancier titulaire de la fiducie-sûreté pouvait, dans tous les cas, demander la réalisation de sa sûreté, nonobstant l'ouverture de la procédure collective. Les biens étant sortis du patrimoine du débiteur, ils échappaient, de ce fait, à la procédure et ne pouvaient être inclus dans un plan de sauvegarde. Les chances de redressement de l'entreprise pouvaient, alors, être très minces, voire inexistantes, puisque la fiducie -contrairement à la cession Dailly qui ne porte que sur les seules créances professionnelles- a un champ d'application très large, tous les actifs de la société pouvant en faire l'objet. Dans une telle configuration, l'entreprise se trouve, en quelque sorte, en situation de "lease-back", cantonnée à l'assemblage des talents et la gestion des contrats. L'ordonnance du 18 décembre 2008 a trouvé un juste milieu entre ces deux situations extrêmes, en décomposant la procédure en deux temps, à l'égard du créancier titulaire de la fiducie-sûreté.
Lors de la période d'observation et dans le cadre du plan de sauvegarde, la fiducie-sûreté est traitée comme une sûreté classique : les poursuites sont suspendues, afin de permettre qu'un plan de sauvegarde soit proposé et que la dette soit réaménagée. La règle est fixée à l'article L. 622-23-1 du Code de commerce ([LXB=LXB3438ICC]), qui interdit la réalisation de la sûreté du seul fait de l'ouverture de la procédure collective. Elle s'applique, toutefois, uniquement lorsqu'un contrat de mise à disposition au profit du débiteur des biens objets de la fiducie est conclu. Dans le cas contraire, la fiducie pourrait être réalisée immédiatement. En l'absence d'un tel contrat, le titulaire de la fiducie-sûreté reste, toutefois, protégé. Il est, en effet, exclu du comité des créanciers pour la partie de sa créance objet de la fiducie et intégré à ce comité pour le reste. De cette façon, il ne peut être "écrasé" par la majorité des deux tiers instituée dans le cadre d'une telle assemblée et se voir imposer, pour la partie des actifs composant le patrimoine fiduciaire, un sacrifice auquel il n'aurait pas consenti. La valeur liquidative de son bien est, ainsi, préservée. Les créanciers classiques sont, quant à eux, soumis à l'aléa, ne disposant que du seul recours au juge, dont l'appréciation est souveraine, et qui arbitrera entre les différents intérêts en présence. Enfin, si le plan de continuation n'est pas respecté, le créancier bénéficiaire de la fiducie-sûreté pourra réaliser sa garantie.
En phase de liquidation, soit en cas de cession de l'entreprise ou de liquidation judiciaire (dès lors, en fait, que l'on se trouve dans une logique de vente des actifs), les intérêts du créancier fiduciaire l'emportent. Celui-ci est autorisé à réaliser sa sûreté, puisque les biens sont sortis du patrimoine du débiteur et que le contrat de mise à disposition éventuellement conclu au profit du débiteur est incessible. Le bénéficiaire n'est pas soumis à la règle de l'ordre des paiements des créanciers et voit, donc, sa protection optimisée. Il s'agit, ici, d'une approche pragmatique, saluée par l'ensemble des commentateurs du texte, permettant, dans un premier temps, le rebond de l'entreprise (sans, pour autant, nuire à la protection du créancier fiduciaire préservé du comité des créanciers) et, dans un second temps, un traitement privilégié du titulaire de la fiducie-sûreté.
Lexbase : La réalisation de la fiducie-sûreté mise à part, qu'en est-il de la soumission du créancier titulaire d'une telle sûreté au régime général des procédures collectives (déclaration de créance, contrat en cours, nullité de la période suspecte etc.) ?
Reinhard Dammann : Hors les aménagements prévus au principe de suspension de poursuites, le créancier titulaire de la fiducie-sûreté est soumis au régime général des procédures collectives. Bien qu'il existe un débat doctrinal sur le sujet (compte tenu de l'existence d'un patrimoine d'affectation distinct de celui du débiteur), il est conseillé au créancier de déclarer sa créance, et cela plus encore, lorsque celle-ci n'est qu'en partie couverte par la fiducie.
Sur le régime des contrats en cours, l'ordonnance semble indiquer que le contrat de fiducie stricto sensu n'est pas considéré comme un tel contrat. Elle échappe, donc, à l'appréciation de l'administrateur, quant à l'opportunité de sa continuation. De façon tout à fait logique, il en va différemment du contrat de mise à disposition éventuellement conclu. Si l'administrateur décide de le résilier, la sûreté peut être immédiatement réalisée par le créancier. S'il décide de sa continuation, le bénéficiaire de la fiducie pourra continuer à encaisser les loyers de la mise à disposition, lorsque celle-ci s'effectue à titre onéreux.
Enfin, la fiducie est soumise au régime des nullités de la période suspecte. Lorsqu'elle a pour objet de garantir des dettes existantes, la nullité encourue sera de plein droit. Dans les autres cas, seule une nullité sera encourue et à condition que le bénéficiaire de la fiducie-sûreté ait connu la situation de cessation des paiements du débiteur au moment de la conclusion du contrat de fiducie.
Lexbase : Comment se positionne la fiducie-sûreté vis-à-vis des autres sûretés ?
Reinhard Dammann : La fiducie, tout comme la cession Dailly pour ce qui concerne les créances professionnelles et la clause de réserve de propriété s'agissant des stocks, est particulièrement avantageuse pour le créancier, pour les raisons que nous venons d'évoquer. La cession Dailly reste, toutefois, en tête en termes d'efficacité et de protection du créancier : les créances sont, en effet, directement cédées à ce dernier, échappant, immédiatement à la procédure collective. Pour autant, son champ d'application est restreint. Les créanciers bénéficiaires de gages avec dépossession sont, également, très bien protégés, puisque le droit de rétention dont ils disposent empêche l'intégration des biens objets du gage dans le plan de cession. En revanche, le pacte commissoire présente des inconvénients majeurs. Il est, en effet, difficilement réalisable préalablement à l'ouverture de la procédure collective, paralysé au cours de celle-ci et impossible à réaliser en cas de liquidation judiciaire.
Lexbase : Quels sont, selon vous, les autres terrains de prédilection de la fiducie-sûreté ?
Reinhard Dammann : La fiducie-sûreté a vocation à remplacer les hypothèques, tout du moins, dans le cadre des opérations d'une certaine importance (puisqu'elle a, tout de même, un coût qui ne se justifie pas forcément dans le cadre d'opérations de petite taille). Elle pourra, également, supplanter les nantissements de titres, dans le sens où elle est plus protectrice du créancier. Elle est, donc, opportune dans les opérations de LBO (leverage buy out), qui, jusqu'à présent, reposaient sur le mécanisme de nantissement des titres de la holding au profit des banques. Or, en cas de difficulté du débiteur, le nantissement peut se trouver paralysé pendant toute la durée de la procédure collective. Tel n'est pas le cas de la fiducie.
Lexbase : En France, un peu plus de deux ans après l'introduction de la fiducie et plus de six mois après l'ordonnance du 18 décembre 2008, quels sont les chiffres?
Reinhard Dammann : On observe en France un certain attentisme de la part des acteurs du marché, notamment, des banques et des fonds d'investissements. Tout comme la cession Dailly, qui a connu son plein succès trois ans après son introduction, la fiducie devra tout d'abord convaincre. Je suis, cependant, persuadé que cet outil, eu égard aux avantages qu'il présente par rapport à la plupart des sûretés, sera utilisé de plus en plus souvent, jusqu'à devenir incontournable dans quelques temps. Il suffit, en réalité, que certains sautent le pas, pour que tout le monde y vienne. Pour ma part, j'ai déjà mis en place trois fiducies, dont l'une au profit du Trésor public.
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