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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Point n'est besoin ici de dire qu'elle a ses défenseurs -en général, ceux de la liberté contractuelle absolue-, et ses détracteurs -à commencer par les URSSAF qui ont entendu, sans y parvenir, assujettir immédiatement aux cotisations sociales ses revenus différés-. Les actionnaires des sociétés concernées par ces régimes privilégiés sont évidemment versatiles selon la date à laquelle on se place. Le cas "Daniel Bernard", ancien dirigeant du groupe Carrefour, en est un exemple topique. A priori, il semble que le conseil des rémunérations du groupe ait validé, à plusieurs reprises, le principe même d'une retraite sur-complémentaire au bénéfice du dirigeant de l'époque. En fait d'intention louable, il s'agit de lever une double hypocrisie selon laquelle, d'une part, les rémunérations des dirigeants sociaux proposées en France étaient notoirement inférieures à celles de leurs homologues de groupes étrangers, donc non concurrentielles ; et d'autre part, ceci expliquant cela, l'assujettissement aux charges sociales rédhibitoire des fortes rémunérations encourageait, certainement, la distribution de rémunérations complémentaires différées et étalées dans le temps. Mais, lorsqu'il s'agit de débarquer un dirigeant social à grands cris d'orfraies, sous couverture médiatique, force est de constater que la théorie du bouc émissaire chère à René Girard bat son plein et que la pression populaire oblige à revoir sa copie et à désavouer, aujourd'hui, ce que l'équipe dirigeante d'hier avait -plus ou moins, on y reviendra- approuvé.
Et le tribunal de commerce de Paris, le 23 avril 2007, d'estimer, que la "retraite chapeau" n'était pas disproportionnée aux services que le demandeur avait rendu au groupe et que la différence des ordres de grandeur entre le montant de l'indemnité litigieuse et la taille des comptes de la société rendait peu significatif l'effet négatif de la comptabilisation de cet avantage sur les comptes. En application de l'article L. 225-47 du Code de commerce, le conseil d'administration avait, donc, selon le tribunal, régulièrement approuvé la retraite supplémentaire de son ancien président. En conséquence, le tribunal, qui n'était appelé à se prononcer ni sur le bien-fondé de la retraite supplémentaire, ni sur le montant qui a été fixé, mais seulement sur la réalité et la régularité de la prestation revendiquée, avait accueilli la demande de Daniel Bernard.
A priori, pacta sunt servanda : à partir du moment où les règles en vigueur à l'époque de l'attribution de cette retraite sur-complémentaire étaient respectées, la messe était dite... la société condamnée à respecter son engagement. Seulement, une fois n'est pas coutume, les juges consulaires ont été désavoués par les magistrats professionnels de la cour d'appel, le 7 octobre dernier, à travers un arrêt promis à la plus large presse, et sur lequel reviennent, tour à tour, Gilles Auzero, Professeur à l'Université de Montesquieu-Bordeaux IV, pour l'oeil d'un spécialiste de droit social, et Deen Gibirila, Professeur à l'Université de Toulouse I, pour celui d'un spécialiste de droit des sociétés.
En substance, la cour infirme la position du tribunal de commerce, en estimant, au contraire, que la "retraite chapeau" était disproportionnée aux services que le demandeur avait rendu au groupe et qu'elle constituait une charge excessive pour le groupe débiteur. Elle se livre, en fait, à un exposé méthodique des règles actuellement en vigueur, notamment celles issues de la loi du 26 juillet 2005, pour la confiance et la modernisation de l'économie, obligeant à la transparence la plus totale concernant l'ensemble des rémunérations actuelles et à venir des dirigeants sociaux à l'adresse des actionnaires. Au passage, la cour anticipe même et fait siennes les recommandations du MEDEF et de l'AFEP, du 6 octobre 2008 limitant le montant des droits acquis chaque année au titre des retraites supplémentaires. Les magistrats admettent que ces dispositions n'étaient pas applicables en l'espèce, que le principe de la retraite chapeau avait régulièrement était validé par le conseil d'administration, mais, d'abord, que son montant n'était pas déterminé de manière suffisamment précise, ensuite, que les services rendus par Daniel Bernard ne justifiaient pas l'attribution d'une telle rémunération, qui plus est deux ans après son départ définitif du groupe, enfin, et par conséquent, que cet engagement devait faire l'objet d'une procédure d'approbation des conventions régleméntées... approbation qui n'avait pas été obtenue, ni même requise.
C'est, donc, sur le terrain du plus pur droit des sociétés que la cour d'appel infirme la décision des juges consulaires. Pour autant, il est intéressant de se risquer, également, à une analyse civiliste de cette infirmation. Ce faisant, la cour d'appel, fidèle à Henri Capitant et à Jacques Maury, ne confond pas l'objet et la cause de l'obligation. Si dans la théorie classique de Domat, on a coutume de dire que "la cause de l'obligation de l'une des parties réside dans l'objet de l'obligation de l'autre, et réciproquement", c'est oublier que face à la cause objective de l'obligation, a prospéré, tout au long du XXème siècle, la théorie de la cause subjective qui permet d'introduire, avec la question de la cause, la notion d'ordre public social et économique, la légitimité de l'obligation et, globalement, son "honnêteté". Or, en relevant le caractère évidemment disproportionné du montant annuel de la retraite sur-complémentaire accordée au regard des services rendus pas le dirigeant social -au demeurant déjà rémunéré à l'époque des faits pour ces services-, n'aurait-on pas pu tout simplement relever que l'engagement n'était pas véritablement causé, bien que l'objet de l'obligation fût, de part et d'autre, identifié ou indentifiable, parce que la cause efficiente, c'est-à-dire le fait générateur, n'était pas conforme à l'ordre public économique, et parce que la cause finale, c'est-à-dire le but de l'obligation, n'était en rien conforme à l'intérêt social de l'entreprise, constituant une charge manifestement excessive et injustifiée.
Et les causalistes de triompher face à Planiol, si l'objet de l'obligation d'une partie fait défaut ou est illicite, alors que l'objet de l'obligation de l'autre est valable, seule la notion de cause permet de justifier la nullité de l'obligation. Par conséquent, respect des conditions d'approbation des conventions réglementées ou non, proportionnée, la retraite chapeau revêt-elle un intérêt quelconque ? Disproportionnée, justifie-t-elle d'une cause ? Abundans cautela non nocet, une précaution excessive ne fait pas de tort, mais est-elle, au final, si utile face à l'imperium de la cause licite ? Opportunité était, peut-être également, donnée aux magistrats de rappeler que la volonté des parties n'est pas inviolable, même dans l'enceinte d'une société commerciale où règne, en principe, la liberté de disposer de ses biens.
"N'envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi" (John Donne) : propos que pourront, désormais, méditer les dirigeant sociaux, à l'annonce d'une "retraite chapeau".
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