La lettre juridique n°283 du 29 novembre 2007 : Social général

[Jurisprudence] Recevabilité de l'action en responsabilité engagée par des salariés, créanciers d'un débiteur en procédure collective, contre un tiers

Réf. : Cass. soc., 14 novembre 2007, n° 05-21.239, Mme Lydia Araudeau, FS-P+B (N° Lexbase : A5847DZL)

Lecture: 7 min

N2145BDS

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Recevabilité de l'action en responsabilité engagée par des salariés, créanciers d'un débiteur en procédure collective, contre un tiers. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3209539-jurisprudence-recevabilite-de-laction-en-responsabilite-engagee-par-des-salaries-creanciers-dun-debi
Copier

par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

Parmi les différentes actions en responsabilité qui peuvent être exercées dans le cadre d'une procédure collective, une place particulière doit être réservée à l'action en responsabilité contre les tiers. Si celle-ci ne présente pas de problème majeur quant à ses conditions de fond, qui sont celles du droit commun, elle pose des difficultés récurrentes relativement aux personnes qui ont qualité pour agir. Il convient, en effet, en la matière, de distinguer selon que le préjudice a été causé à l'ensemble des créanciers de la procédure collective ou à certains d'entre eux seulement. Plus précisément, et ainsi que le rappelle la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 14 novembre dernier, la recevabilité de l'action engagée par un créancier d'un débiteur en procédure collective contre un tiers dépend seulement du point de savoir s'il justifie d'un préjudice spécial et distinct de celui évoqué par les autres créanciers.

Résumé

La recevabilité de l'action engagée par un créancier d'un débiteur en procédure collective contre un tiers dépend seulement du point de savoir s'il justifie d'un préjudice spécial et distinct de celui évoqué par les autres créanciers.

Le préjudice résultant, à la suite de la cession d'une filiale, de la perte de leur emploi ainsi que de la diminution de leur droit à participation dans la société employeur et de la perte d'une chance de bénéficier des dispositions du plan social du groupe, constitue, pour les salariés, un préjudice particulier et distinct de celui éprouvé par l'ensemble des créanciers de la procédure collective.

1. L'action en responsabilité contre les tiers lors d'une procédure collective

  • La réparation du préjudice subi par la collectivité des créanciers

Jusqu'à la loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005, de sauvegarde des entreprises (N° Lexbase : L5150HGT), qui n'était pas applicable en l'espèce compte tenu de la date des faits, l'article L. 621-39 du Code de commerce (N° Lexbase : L6891AI3) disposait que, "sans préjudice des droits reconnus aux contrôleurs, le représentant des créanciers désignés par le tribunal a seul qualité pour agir au nom et dans l'intérêt des créanciers". Faute de précision supplémentaire, on avait pu s'interroger, postérieurement à l'adoption de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 (N° Lexbase : L7852AGW), sur le fait de savoir s'il existait réellement un intérêt commun aux créanciers, d'autant plus que la masse avait été supprimée et, avec elle, la notion "d'intérêt collectif de la masse".

Dans un important arrêt rendu le 16 mars 1993, la Cour de cassation allait, cependant, juger que seul le représentant des créanciers, dont les attributions sont ensuite dévolues au liquidateur, a qualité pour agir au nom et dans l'intérêt des créanciers et que, tenant de la loi le pouvoir de représenter l'ensemble de ceux-ci pour la défense de leur intérêt collectif, il n'a pas à indiquer au nom de quels créanciers il se présente dès lors qu'il ne peut légalement agir que dans l'intérêt de tous et non dans l'intérêt personnel d'un créancier ou d'un groupe de créanciers (Cass. com., 16 mars 1993, n° 90-20.188, Société Electro Bail, publié N° Lexbase : A6328ABY ; Bull. civ. IV, n° 106 ; D. 1993, p. 583, note F. Derrida) (1).

Ainsi, en vertu de l'article L. 621-39 du Code de commerce, le représentant des créanciers disposait d'un monopole (2) pour agir en responsabilité contre un tiers dont la faute aurait causé un préjudice à l'ensemble des créanciers. S'il a été quelque peu écorné par la loi du 26 juillet 2005, ce monopole n'a pas été remis en cause par cette réforme. En effet, il résulte, désormais, de l'article L. 622-20, alinéa1er, du Code de commerce (N° Lexbase : L3879HBB), que "le mandataire judiciaire désigné par le tribunal a seul qualité pour agir au nom et dans l'intérêt collectif des créanciers [...]" (3).

Soucieuse de préserver le monopole ainsi reconnu au représentant des créanciers, la jurisprudence a, très tôt, interdit l'exercice ut singuli par un créancier d'une action en réparation d'un préjudice collectif, même en cas de carence du mandataire (Cass. com., 3 juin 1997, n° 95-15.681, M. Cousin Laferriere et autre c/ Société générale et autres N° Lexbase : A1898ACB ; Bull. civ. IV, n° 163 ; D. 1997, p. 517, note F. Derrida). En revanche, et on l'aura compris, le créancier d'un débiteur en procédure collective peut agir en responsabilité contre un tiers dès lors qu'il peut faire état d'un préjudice personnel.

  • La réparation du préjudice personnel

Il n'a jamais été véritablement contesté que le monopole accordé par l'article L. 621-39 du Code de commerce au représentant des créanciers n'interdit pas à un créancier d'exercer individuellement une action en responsabilité tendant à réparer une préjudice personnel dont il souffre et qui serait distinct de celui des autres créanciers (v., par ex., Cass. com., 11 octobre 1994, n° 90-16.309, Compagnie La France c/ Société Sodelec et autre, publié N° Lexbase : A6306AB8).

C'est ce que confirme la Cour de cassation dans l'arrêt sous examen, en affirmant que "la recevabilité de l'action engagée par un créancier d'un débiteur en procédure collective contre un tiers dépend seulement du point de savoir s'il justifie d'un préjudice spécial et distinct de celui évoqué par les autres créanciers". En d'autres termes, ce qui importe c'est la nature du préjudice subi et non les fautes commises par le tiers en cause.

En l'espèce, pour déclarer irrecevable l'action individuelle des salariés, les juges du fond avaient retenu que les fautes alléguées contre la société Bull SA étaient des fautes de caractère général dans la gestion de la filiale et, qu'à les supposer établies, elles étaient à l'origine du préjudice de tous les créanciers de la société Act MF et ne caractérisaient donc pas des fautes particulières et distinctes à l'origine du préjudice des seuls salariés de la société BEA. Un tel raisonnement, exclusivement fondé sur les fautes commises par le tiers, ne pouvait prospérer car, il faut le rappeler, la recevabilité de l'action individuelle des créanciers ne peut dépendre que de la nature du préjudice.

2. L'existence d'un préjudice spécial et distinct de celui évoqué par les autres créanciers

  • La notion de préjudice "spécial et distinct"

Au-delà de la diversité des termes employés (préjudice "spécial et distinct", préjudice "individuel" ou "personnel"), il convient de distinguer ce type de préjudice du préjudice collectif. Ainsi que le relèvent des auteurs autorisés, "est considéré comme tel tout préjudice subi par un créancier qui n'est pas d'une autre nature, qui n'est pas distinct de celui des autres créanciers, ce qui est le cas par hypothèse des principaux préjudices inhérents à la procédure collective : perte des intérêts, retard ou défaut de paiement définitif, interdiction d'agir [...]" (F. Pérochon et R. Bonhomme, Entreprises en difficulté - Instruments de crédit et de paiement, LGDJ, 7ème éd., 2006, p. 173).

La caractérisation d'un préjudice distinct de celui éprouvé par l'ensemble des autres créanciers de la procédure collective peut, de manière évidente, présenter des difficultés dans un certain nombre d'hypothèses. Cela étant, et il faut le répéter, s'agissant de la recevabilité de l'action individuelle des créanciers, la nature des fautes commises par le tiers importe peu. En outre, le fait que de nombreux créanciers évoquent un préjudice identique ne saurait enlever à celui-ci sa nature de préjudice distinct. L'arrêt rapporté le démontre fort bien puisque, en l'espèce, 334 salariés avaient saisi le tribunal de grande instance de demandes en dommages et intérêts.

  • Les préjudices subis par les salariés

Pour bien mesurer la nature des préjudices dont faisaient état les salariés en l'espèce, il importe de retracer brièvement les circonstances de l'affaire. En l'espèce, la société Bull SA avait cédé à la société Act manufacturing (Act MF) une branche d'activité de sa filiale, la société BEA, dont elle détenait 99,99 % des actions. Deux ans après la cession, la société Act MF avait été placée en redressement judiciaire puis en liquidation judiciaire, ce qui avait entraîné le licenciement des 630 salariés de la société. Consécutivement à leur licenciement, 334 d'entre eux ont saisi la juridiction compétente de demandes en dommages et intérêts fondées sur les préjudices moraux et financiers qu'ils disaient avoir subis du fait de leur licenciement, en raison de fautes commises, selon eux, par la société Bull SA vis-à-vis de sa filiale.

Nous ne reviendrons pas sur les raisons qui ont pu conduire les juges du fond à rejeter cette demande, ni sur la censure de cette décision par la Cour de cassation au visa de l'article L. 621-39 du Code de commerce et de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ). Il importe, en revanche, de s'arrêter sur les préjudices subis par les salariés. Ainsi que le souligne la Chambre sociale, "les salariés invoquaient le préjudice résultant, à la suite de la cession de la filiale, de la perte de leur emploi ainsi que de la diminution de leur droit à participation dans la société BEA et de la perte d'une chance de bénéficier des dispositions du plan social du groupe Bull".

On s'accordera, avec la Cour de cassation, pour considérer que le préjudice en cause constituait un préjudice particulier et distinct de celui éprouvé par l'ensemble des créanciers de la procédure collective de la société Act MF. En conséquence, l'action en responsabilité exercée contre la société Bull SA ne pouvait qu'être déclarée recevable.

Cela étant admis, il n'est pas certain que les salariés requérants obtiendront réparation de leur préjudice car, s'agissant d'une classique action en responsabilité, encore conviendra-t-il de caractériser la faute de la société poursuivie. La cession d'une branche d'activité ne constituant pas, en soi, une faute, la cour d'appel de renvoi devra sans doute s'attacher, sinon aux raisons, du moins aux circonstances de cette cession.


(1) Pour une confirmation de cette solution, v., par ex., Cass. com., 9 novembre 2004, n° 02-13.685, M. Jean-François Torelli c/ M. Guy Lacoste, FS-P+B (N° Lexbase : A8419DD8). Sur l'ensemble de cette jurisprudence, v., notamment, C. Saint-Alary-Houin, Droit des entreprises en difficulté, Montchrestien, 4ème éd., 2001, §§ 691 et s..
(2) Monopole qui avait eu, toutefois, tendance à s'amenuiser au fil des réformes (v., en ce sens, C. Saint-Alary-Houin, Ouvrage préc., § 691).
(3) Ce même alinéa précise que, "toutefois, en cas de carence du mandataire judiciaire, tout créancier nommé contrôleur peut agir dans cet intérêt dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat".
Décision

Cass. soc., 14 novembre 2007, n° 05-21.239, Mme Lydia Araudeau, FS-P+B (N° Lexbase : A5847DZL)

Cassation partielle (CA Angers, 1ère chambre civile, sect. B, 5 octobre 2005)

Textes visés : C. com., art. L. 621-39, dans sa rédaction applicable (N° Lexbase : L6891AI3) ; C. civ., art. 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ).

Mots-clefs : redressement et liquidation judiciaires ; action en responsabilité des créanciers ; conditions de recevabilité ; préjudice spécial et distinct.

Liens bases : ; .

newsid:302145

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.