La lettre juridique n°249 du 22 février 2007 : Propriété intellectuelle

[Jurisprudence] Suite et fin ( ?) des Misérables

Réf. : Cass. civ. 1, 30 janvier 2007, n° 04-15.543, Société Plon, FS-P+B (N° Lexbase : A7034DTP)

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le 07 Octobre 2010

La première chambre civile de la Cour de cassation s'est prononcée, dans un arrêt du 30 janvier 2007, sur les conditions dans lesquelles une "suite" peut ou non être apportée à une oeuvre littéraire, à l'occasion d'un litige opposant la société Plon, éditeur de deux ouvrages se présentant comme la suite des Misérables de Victor Hugo, et l'un de ses héritiers qui invoquait l'atteinte ainsi portée au respect dû à l'oeuvre. A l'inverse de la cour d'appel, la Cour de cassation a considéré qu'une telle suite, qui se rattache au droit d'adaptation, relève, en outre, de la liberté de création, laquelle "sous réserve du respect du droit au nom et de l'intégrité de l'oeuvre adaptée", peut s'exercer à l'expiration du monopole d'exploitation dont l'auteur ou ses héritiers ont bénéficié. Le droit moral de l'auteur, sorte de "cordon ombilical" (1) qui lie le créateur à son oeuvre, entre parfois en conflit avec le progrès artistique et les intérêts de la collectivité, notamment à mesure que le temps passé érode ce lien personnel. C'est un de ces conflits que les juges du fond ont eu à connaître, à l'occasion de la publication par la société Plon de deux ouvrages Cosette ou le temps des illusions et Marius ou le fugitif, écrits par François Ceresa et présentés comme la suite de l'oeuvre de Victor Hugo Les Misérables. Pierre Hugo, descendant de l'auteur, invoquait, en sa qualité d'héritier, le droit d'agir à l'encontre de l'éditeur pour atteinte au droit moral de l'auteur et, plus précisément, au droit au respect de l'oeuvre que protège l'article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3346ADB) selon lequel "l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur [...]". Il fut débouté en première instance, son action ayant été jugée irrecevable pour défaut de qualité à agir (2). Mais, en appel, il obtint un euro symbolique de dommages et intérêts, la cour d'appel de Paris ayant considéré que Les Misérables, "véritable monument de la littérature mondiale", oeuvre "à jamais achevée" procédant "d'une démarche philosophique et politique", ne pouvait pas connaître de suite (3).

C'est cet arrêt qui est, ici, censuré par la Cour de cassation au visa des articles L. 121-1, L. 123-1 (N° Lexbase : L3373ADB) du Code de la propriété intellectuelle et de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4743AQQ). Si la Cour admet que les juges du fond aient pu accueillir l'action d'un héritier éloigné pour défendre le droit moral de l'auteur (I) ainsi que l'intervention volontaire de la Société des gens de lettres à l'instance (II), elle estime, en revanche, que la liberté de création, sous réserve du respect du droit au nom et à l'intégrité de l'oeuvre adaptée, permet de donner une suite à une oeuvre littéraire tombée dans le domaine public (III).

I - La dévolution du droit moral

L'extrapatrimonialité et le caractère personnel du droit moral de l'auteur suggèrent son rattachement à la catégorie des droits de la personnalité. Néanmoins, la fonction du droit moral commande une approche spécifique et différente de celle des autres droits. Comme le précise l'article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, ce droit, "attaché à la personne" de l'auteur, est, parce qu'il est "perpétuel", "transmissible à cause de mort" à ses héritiers ou "conféré à un tiers en vertu de dispositions testamentaires". La perpétuité du droit moral implique donc la possibilité d'une transmission à cause de mort, discréditant finalement l'intransmissibilité de principe des droits de la personnalité (4).

Toutefois, la dévolution du droit moral se présente sous un double aspect : tout d'abord, la dévolution ab intestat ou testamentaire du droit au respect et à l'intégrité de l'oeuvre telle qu'on la retrouve habituellement en droit des successions, et, ensuite, la dévolution du droit de divulgation, fondée sur un ordre spécifique censé reposer sur une présomption de fidélité à l'auteur (5).

Le présent arrêt est intéressant pour la réponse qu'il apporte à la question de la recevabilité de l'action pour atteinte au droit au respect et à l'intégrité de l'oeuvre. La Cour de cassation confirme, en effet, la décision des juges du fond d'avoir accueilli, par application des règles du droit successoral, l'action formée, sans le concours des autres cohéritiers, par le descendant de l'auteur. Cette action ne pouvait être jugée irrecevable dans la mesure où le défunt n'avait, selon la cour d'appel, pas entendu priver ses héritiers de l'exercice du droit au respect et à la paternité de l'oeuvre. La solution, même si elle n'est pas nouvelle, est opportune dans la mesure où elle évite que la perpétuité du droit moral ne soit totalement vaine (6).

II - L'intervention volontaire de la Société des gens de lettres

La décision de la Cour de cassation est également intéressante quant à l'intervention volontaire de la Société des gens de lettres (SGDL) à l'instance. Il est, en effet, donné raison à la cour d'appel d'avoir accueilli, par application de l'article 31 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2514ADH), l'intervention volontaire de la SGDL, sur l'observation que l'instance "pose la question de principe de la licéité des 'suites' apportées aux ouvrages romanesques, lesquelles étaient susceptibles de porter atteinte à l'intérêt collectif de la profession".

Même si la Cour de cassation n'entend pas reconnaître à la SGDL le droit de se substituer aux héritiers, ni d'exercer à titre personnel le droit au respect de l'intégrité de l'oeuvre, cette décision n'en constitue pas moins un réel progrès pour la défense du droit moral de l'auteur par rapport à l'analyse retenue par la Cour de cassation qui, le 6 décembre 1966, avait jugé que la SGDL n'avait pas qualité pour ester en justice afin de protéger le droit moral de Choderlos de Laclos (7).

III - La prédominance du droit d'adaptation et de la liberté de création

Une fois réglée la question de la recevabilité de l'action en défense du droit moral de l'auteur décédé, il s'agissait d'évoquer le fond du litige, en l'espèce, l'atteinte que pouvait constituer une "suite" à l'oeuvre originale, tombée dans le domaine public.

L'attendu de la Cour de cassation est explicite : "la suite d'une oeuvre littéraire se rattache au droit d'adaptation". Autrement dit, il est désormais possible de voir dans la suite d'une oeuvre littéraire une adaptation, bien qu'en l'espèce, ce soient plutôt les personnages des Misérables qui aient été adaptés -le caractère de certains d'entre eux ayant été modifié-, que l'oeuvre première elle-même. Le droit d'adaptation étant un droit patrimonial, il en résulte alors l'obligation de requérir l'autorisation de son titulaire ou de ses héritiers pendant les 70 ans qui suivent son décès (8), pour pouvoir rédiger une suite (9). Au-delà, une telle exigence disparaît. C'est ce que vient rappeler la Cour de cassation en affirmant : "la liberté de création s'oppose à ce que l'auteur de l'oeuvre ou ses héritiers interdisent qu'une suite soit donnée à l'expiration du monopole d'exploitation dont ils ont bénéficié". Liberté est donc offerte à chacun d'utiliser les oeuvres tombées dans le domaine public et les personnages qui en font l'essence pour trouver l'inspiration. Dans une société où la production culturelle a une forte valeur économique, on peut aisément supposer que l'arrêt de la Cour de cassation aura un impact financier important pour les auteurs et éditeurs qui craindraient encore aujourd'hui de proposer une suite à des romans que l'on aurait pu, comme la cour d'appel, croire achevés.

Cependant, consciente de la liberté ainsi accordée, la Cour de cassation limite le principe édicté par l'exercice du droit moral, notamment par le "respect du droit au nom et à l'intégrité de l'oeuvre adaptée". En l'espèce, l'arrêt de la cour d'appel est cassé pour ne pas avoir constaté une atteinte tant au nom qu'à l'intégrité de l'oeuvre. Les juges du fond s'étaient, en effet, à tort, prononcés par référence au genre et au mérite de l'oeuvre (lui déniant la qualité de "simple roman" pour en faire "un véritable monument de la littérature mondiale"), sans examiner les romans en cause ni constater que ceux-ci avaient altéré l'oeuvre de Victor Hugo ou qu'une confusion serait née sur leur paternité.

Il faudra donc que la cour d'appel de Paris, autrement composée, caractérise une atteinte au droit moral, en se demandant, notamment, si l'exercice post mortem de ce droit est bien conforme à la volonté de l'auteur, ce qui n'est guère évident eu égard aux pensées bien arrêtées de ce dernier : "Qu'est-ce qu'un livre ? L'auteur le sait. Il l'a écrit. La société le sait. Elle le lit. L'héritier ne le sait pas. Cela ne le regarde pas" (10).

Nathalie Baillon-Wirtz
Maître de conférences à l'Université de Reims Champagne-Ardenne


(1) P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, PUF, Coll. Droit fondamental, 4ème éd., 2001, p. 31, n° 15.
(2) TGI Paris, 12 septembre 2001, JCP éd. G, 2001, II, 10636, note C. Caron ; A. Lucas-Schloetter, Cosette ou le temps des désillusions : de la prétendue perpétuité du droit moral en droit français, Dr. fam. 2002, chron. n° 6 : le décès de Victor Hugo étant survenu plus de 70 ans avant la consécration légale du droit moral de l'auteur (loi du 11 mars 1957), les juges parisiens avaient estimé que la demande du descendant de l'auteur devait être appréciée au regard du droit commun des successions en vigueur à la date du décès. Ce dernier devait ainsi démontrer qu'aucune renonciation à la succession n'avait eu lieu dans la ligne successorale remontant jusqu'à Victor Hugo. L'héritier ne faisant pas cette démonstration, sa demande fut rejetée.
(3) CA Paris, 4ème ch., sect. A, 31 mars 2004, n° 2003/06582, Monsieur Pierre Hugo c/ SA Plon (N° Lexbase : A4585DCS), D. 2004, p.2028, note B. Edelman.
(4) Voir à ce sujet : N. Baillon-Wirtz, La famille et la mort, Defrénois, coll. Doctorat et notariat, 2006, n° 410 et s.
(5) Art. 19, al. 2, de la loi du 11 mars 1957.
(6) C. Caron, Les Misérables : oeuvre figée pour l'éternité ?, Communication, Commerce, électronique, mai 2004, comm. n° 50.
(7) Cass. civ. 1, 6 décembre 1966 (N° Lexbase : A2293DUH), D. 1967, p.381, note H. Desbois.
(8) C. prop. int., art. L. 123-1.
(9) C. prop. int., art. L. 122-4 (N° Lexbase : L3360ADS).
(10) V. Hugo, Discours d'ouverture du Congrès littéraire international de Paris, Le domaine public payant, Ed. Calmann-Lévy, 1878, p. 20.

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