La lettre juridique n°220 du 22 juin 2006 : Social général

[Jurisprudence] Lorsque la grève devient légitime...

Réf. : Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-46.587, M. Abdel Masser Akrous, F-P+B (N° Lexbase : A8564DPU)

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par Sébastien Tournaux, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

La grève, cessation collective et concertée du travail destinée à assouvir des revendications professionnelles, est parfois utilisée par les salariés ultima ratio, comme la dernière arme leur permettant d'obtenir une exécution convenable des obligations de leur employeur. Il peut s'agir, alors, d'une grève légitime, motivée par des manquements graves et délibérés de l'employeur à ses obligations, lesquels justifieront que l'employeur indemnise les salariés pour les pertes de salaires subies du fait de l'arrêt du travail. Si les conditions de cette "légitimation" de la grève ne sont pas véritablement nouvelles (1), la Chambre sociale de la Cour de cassation apporte, néanmoins, par un arrêt du 7 juin 2006, des précisions utiles quant à la nature grave et délibérée du manquement de l'employeur à ses obligations (2).



Confirmation de jurisprudence

Les salariés grévistes peuvent être indemnisés par l'employeur du fait de la perte de salaire éprouvée lorsque la grève était justifiée par la situation contraignante dans laquelle se trouvaient les salariés. Les conditions d'existence d'une telle situation contraignante sont réunies en présence d'un manquement grave et délibéré de l'employeur à ses obligations, ce manquement résidant, en l'espèce, en un retard de paiement des salaires alors qu'un plan de continuation avait été mis en place.

Décision

Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-46.587, M. Abdel Masser Akrous, F-P+B (N° Lexbase : A8564DPU)

Cassation (CPH Saint-Germain-en-Laye, référé, 15 juin 2004)

Textes visés : C. trav., art. L. 521-1 (N° Lexbase : L5336ACM) ; C. com., art. L. 621-22 (N° Lexbase : L6874AIG) ; C. com., art. L. 621-62 (N° Lexbase : L6914AIW) ; C. com., art. L. 621-78 (N° Lexbase : L6930AII).

Mots-clefs : grève ; situation contraignante ; retard de versement des salaires ; plan de continuation de l'entreprise ; manquement grave et délibéré de l'employeur à ses obligations.

Lien bases :

Faits

La société Technopur est placée en redressement judiciaire le 15 mai 2002, avant que le tribunal de commerce de Romans décide, le 13 novembre 2002, d'un plan de redressement par continuation. Au mois de janvier 2004, plusieurs salariés de la société participent à un mouvement de grève motivé par le retard répété de paiement de leurs salaires.

Les salariés saisissent le juge prud'homal en référé pour être indemnisés des pertes de salaires éprouvées du fait des arrêts de travail, estimant que l'employeur avait manqué à ses obligations. Le conseil de prud'hommes de Saint-Germain-en-Laye les déboute de leurs demandes par ordonnance du 15 juin 2004, au motif que l'employeur n'a pas à verser les salaires dépourvus de contrepartie, quels que soient les motifs, même légitimes, ayant entraîné cette grève. Les salariés se pourvoient en cassation.

Solution

1. "Attendu cependant que dans le cas où les salariés se trouvent dans une situation contraignante telle qu'ils sont obligés de cesser le travail pour faire respecter leurs droits essentiels, directement lésés par un manquement grave et délibéré de l'employeur à ses obligations, celui-ci peut être condamné à payer aux grévistes une indemnité correspondant à la perte de leur salaire".

2. "Qu'en statuant comme il l'a fait, alors que constitue un manquement délibéré de l'employeur à ses obligations le retard dans le paiement des salaires lorsqu'il bénéficie d'un plan de redressement par continuation qui met fin à la période d'observation et fait recouvrir au débiteur la totalité de ses droits, le conseil de prud'hommes a violé les textes susvisés".

Commentaire

1. La grève légitime

  • Cessation des obligations des parties

Depuis que le Code du travail a intégré, en 1950, le principe de la suspension du contrat de travail pendant la grève (C. trav., art. L. 521-1), la grève se caractérise par l'inexécution réciproque par les parties de leurs obligations contractuelles principales. Ainsi, alors que le salarié cessera de fournir sa prestation de travail, l'employeur sera dispensé de lui verser une rémunération. Il s'agit d'une application classique du caractère synallagmatique du contrat de travail.

Néanmoins, il arrive parfois que l'employeur soit, plus ou moins directement, amené, malgré tout, à verser une rémunération aux salariés grévistes. Le cas le plus fréquent réside dans la signature d'un accord de fin de conflit, prévoyant que les grévistes seront rémunérés pour tout ou partie du temps durant lequel ils n'auront pas fourni de travail (Cass. soc., 5 juillet 2005, n° 03-45.615, FS-P+B N° Lexbase : A8922DIB, lire les obs. de G. Auzero, Un protocole de fin de conflit ne peut opérer de distinction entre grévistes et non-grévistes, Lexbase Hebdo n° 186 du 20 octobre 2005 - édition sociale N° Lexbase : N9648AI8).

Il existe un autre cas de figure dans lequel l'employeur se verra contraint de verser aux salariés grévistes une indemnité compensant leur perte de salaire. Il s'agit de l'hypothèse de la grève "légitime", c'est-à-dire d'une cessation collective de travail intervenant en réaction à un manquement de l'employeur suffisamment grave pour justifier une sorte d'exception d'inexécution. Si la jurisprudence accepte, depuis très longtemps, le principe de ces manquements de l'employeur, elle l'a toujours très strictement encadré.

  • Manquement grave et délibéré de l'employeur à ses obligations

C'est le célèbre arrêt "Pomona" qui a fixé la jurisprudence en la matière, jurisprudence qui n'a guère varié depuis (Cass. soc., 20 février 1991, n° 89-41.148, Société Pomona c/ Mme Rannou et autres, publié N° Lexbase : A1657AAM, JCP éd. G 1991, II, 21676, concl. P. Franck ; Dr. soc. 1991, p. 315, rap. P. Waquet, obs. J. Savatier).

La Cour de cassation reprend d'ailleurs, en l'espèce, quasiment au mot près, la même motivation qu'il y a 15 ans : le versement d'indemnités n'est justifié que si les "salariés se trouvent dans une situation contraignante telle qu'ils sont obligés de cesser le travail pour faire respecter leurs droits essentiels, directement lésés par suite d'un manquement grave et délibéré de l'employeur à ses obligations".

Pour que la gravité et le caractère délibéré soient avérés, il fallait, presque toujours, dans les affaires portées au rôle de la Cour, que le manquement soit relatif aux rémunérations : retenues sur salaires (Cass. soc., 29 janvier 1975, n° 73-40.438, Compagnie Air France, publié N° Lexbase : A7816BQK), absence de paiement du salaire (Cass. soc., 14 mars 1979, n° 76-41.143, Société Visseries Danjou c/ Ermacora, publié N° Lexbase : A2002ABR, Dr. ouvrier 1980, p. 61, note M. Petit), réduction du temps de travail d'une partie des salariés entraînant une baisse de la rémunération (Cass. soc., 4 octobre 2005, n° 04-44.795, F-D N° Lexbase : A7164DKK) ou, encore, comme en l'espèce, retard dans le versement de la rémunération (Cass. soc., 20 février 1991, Pomona, préc.).

Le manquement à une obligation de sécurité a, le plus souvent, été également qualifié de grave et délibéré par les juges (v. les différents exemples fournis par Ch. Radé, L'employeur responsable de la grève, Lexbase Hebdo n° 69 du 1er mai 2003 - édition sociale N° Lexbase : N7159AAE).

Mais, lorsqu'il ne s'agissait pas d'un manquement relatif à la rémunération ou la sécurité, la Cour était beaucoup plus rétive à caractériser la gravité et le caractère délibéré du manquement. Ainsi, fût rejetée cette qualification pour le refus de consigner par écrit un accord de fin de conflit (Cass. soc., 20 janvier 1993, n° 90-44.074, Société Setforge c/ M. Vinals et autres, publié N° Lexbase : A3329ABW) ou, plus récemment, pour l'employeur n'ayant manqué que partiellement à son obligation annuelle de négociation sur les salaires (Cass. soc., 5 janvier 2005, n° 03-40.075, Société par actions simplifiée (SAS) Giraud Champagne Ardenne c/ M. Franck Antoine, F-D N° Lexbase : A8769DEI).

  • En l'espèce

L'hypothèse d'espèce, selon laquelle le paiement des salaires et autres indemnités de déplacement aurait connu des retards répétés, rentre donc parfaitement dans les cas de figure ouvrant traditionnellement la voie à une indemnisation des salariés pour perte de leur rémunération et valant donc implicitement comme légitimation de la grève.

Ce manquement grave et délibéré avait pour conséquence de placer les salariés dans une "situation contraignante", les obligeant donc à cesser le travail pour faire respecter leurs "droits essentiels". L'utilisation de l'expression "situation contraignante", quoiqu'elle soit habituelle depuis l'arrêt "Pomona", n'est pas tout à fait anodine puisque c'est également à celle-ci qu'a recours la Cour de cassation pour justifier le lock-out dans l'entreprise (Cass. soc., 31 octobre 1989, n° 88-41.229, SA Simon-Bigart c/ Ribeiro et autres, inédit N° Lexbase : A1513AAB) ou la cessation de versement de la rémunération des salariés non-grévistes (Cass. soc., 27 mai 1998, n° 96-42.303, Société Ecco c/ M. Bacholle et autres, publié N° Lexbase : A2900ACE). Il est donc intéressant de relever que cette vision très édulcorée de la force majeure est applicable tant aux salariés qu'aux employeurs en matière de grève.

Si cette solution est donc une confirmation de la position antérieure de la Cour de cassation en la matière, les visas et la seconde partie de la motivation de la Cour permettent de déceler une précision quant au caractère grave et délibéré du manquement de l'employeur à ses obligations.

2. Le manquement grave et délibéré de l'employeur à ses obligations

  • Distinction entre les différentes phases de la procédure de redressement judiciaire

La société Technopur avait été placée en redressement judiciaire en mai 2002, avant de bénéficier d'un plan de redressement par continuation le 13 novembre de la même année. Cette précision a une certaine importance, puisque l'arrêt "Pomona" avait posé le redressement judiciaire comme une exception au caractère grave et délibéré du manquement de l'employeur. La Cour de cassation avait, d'ailleurs, exclu dans cette affaire que l'employeur ait commis un tel manquement, justement parce qu'il était sous le coup d'un redressement judiciaire. Cette solution était logique mais insuffisamment précise.

La solution était logique pour deux raisons. Tout d'abord, parce que l'entreprise placée sous redressement judiciaire connaît des difficultés économiques. On peut donc envisager qu'une telle circonstance puisse excuser un retard dans le versement des salaires. Ensuite, parce que les dirigeants de l'entreprise ne sont plus tout à fait maîtres de leurs décisions lorsque l'entreprise est placée dans le cadre d'une telle procédure. Un administrateur judiciaire est nommé, auquel le tribunal octroie des pouvoirs plus ou moins important (C. com., art. L. 621-22), pouvoirs qui empiètent nécessairement sur ceux du dirigeant de l'entreprise. Si bien que, selon les pouvoirs accordés à l'administrateur, on peut également considérer que le retard de paiement des salaires n'était pas "délibéré" de la part de l'employeur.

Pour autant, la solution n'était pas tout à fait assez précise parce que le redressement judiciaire se déroule sur plusieurs phases. Or, si certaines de ces phases correspondent parfaitement aux impératifs subis par l'employeur décrits précédemment, d'autres, au contraire, en paraissent bien plus éloignées.

C'est exactement ce que souligne la Cour de cassation, en visant trois articles du Code du commerce et en décidant qu'il y a bien manquement grave et délibéré de l'employeur "lorsqu'il bénéficie d'un plan de redressement par continuation qui met fin à la période d'observation et fait recouvrir au débiteur la totalité de ses droits". En effet, si l'employeur se trouve soumis au pouvoir de surveillance, d'assistance ou d'administration de l'administrateur judiciaire durant la période d'observation, ce n'est plus du tout le cas lorsqu'un plan de continuation est dressé. On estime, alors, que l'entreprise pourra se relever, que les difficultés financières ne sont donc pas insurmontables mais, surtout, l'employeur retrouve ses pouvoirs, notamment celui de verser lui-même les rémunérations aux salariés de l'entreprise.

Or, concernant ces rémunérations, le Code du commerce (C. com., art. L. 621-78), renvoyant au Code du travail (C. trav., art. L. 143-10 N° Lexbase : L0050HD9), interdit tout délai de versement lorsque a été décidée la continuation de l'entreprise. Il était donc tout à fait bienvenu de la part de la Chambre sociale d'opérer une distinction en fonction des pouvoirs de l'employeur. Désormais, seul l'employeur en période d'observation ou n'ayant pas pu bénéficier d'un plan de redressement par continuation pourra être excusé pour avoir manqué délibérément et de manière grave à ses obligations.

  • Parallèle avec la prise d'acte de la rupture

La notion de manquement grave et délibéré de l'employeur à ses obligations fait nécessairement penser à une hypothèse dans laquelle il peut être, en quelque sorte, "sanctionné" en conséquence du manquement à ses obligations : la prise d'acte de la rupture du contrat de travail par le salarié.

En effet, il suffit que le salarié cesse le travail pour des faits avérés caractérisant un manquement de l'employeur à ses obligations pour que la rupture soit qualifiée de licenciement et que s'ensuive l'application du régime de cette rupture (Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-42.335, F-P P+B+R+I, N° Lexbase : A8976C8X et les obs. de Ch. Radé, Autolicenciement : enfin le retour à la raison !, Lexbase Hebdo n° 78 du 3 juillet 2003 - édition sociale N° Lexbase : N8027AAK). Il y a, dans cette requalification de la rupture, de façon implicite, une idée de sanction de l'employeur pour le manquement à ses obligations.

La question est théorique mais mérite d'être posée : que se passerait-il si, en plus d'avoir participé à un mouvement de grève que la jurisprudence estime comme étant "légitime", certains salariés décidaient de prendre acte de la rupture de leur contrat de travail pour manquement de l'employeur à ses obligations ?

On sait que l'existence d'un statut protecteur ne semble pas s'opposer à ce que le salarié prenne acte de la rupture de son contrat de travail. Si la Cour de cassation n'a pas encore eu l'occasion de statuer sur une telle hypothèse en matière de salarié gréviste, elle l'a déjà clairement affirmé pour un délégué du personnel (Cass. soc., 21 janvier 2003, n° 00-44.502, FS-P+B+R N° Lexbase : A7345A4S et les obs. de G. Auzero, Autolicenciement d'un salarié protégé : réflexions autour de la rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié, Lexbase Hebdo n° 57 du 6 février 2003 - édition sociale N° Lexbase : N5763AAP). Si l'on suit la même logique que cette décision, on aboutit à constater que le salarié gréviste n'ayant pas commis de faute lourde, la prise d'acte requalifiée en licenciement serait nulle en application de l'article L. 521-1 du Code du travail, permettant donc la réintégration du salarié.

Faudrait-il alors cumuler l'indemnisation perçue par les salariés grévistes du fait de la perte de leurs salaires en raison du manquement grave et délibéré de l'employeur à ses obligations et les différentes indemnités de réintégration, variant en fonction du choix du salarié d'accepter ou non sa réintégration ? La Cour de cassation a récemment tranché pour un cumul entre l'indemnité compensant la perte de salaire du salarié réintégré et les revenus de remplacement qu'il aurait pu percevoir entre temps (Cass. soc., 2 février 2006, n° 03-47.481, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A6225DMI et les obs. de Ch. Radé, L'indemnisation du gréviste réintégré : vive le cumul !, Lexbase Hebdo n° 202 du 16 février 2006 - édition sociale N° Lexbase : N4568AKE). Rien ne paraîtrait donc s'opposer, dans la logique actuelle de la Chambre sociale, à un tel cumul, tout aussi surprenant que cela puisse paraître !

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