La lettre juridique n°216 du 25 mai 2006 : Procédures fiscales

[Jurisprudence] "Stere et autres c/ Roumanie" ou la confirmation malheureuse de la jurisprudence "Ferrazzini" par la Cour européenne des droits de l'Homme

Réf. : CEDH, 23 février 2006, req. 25632/02, Stere et autres c/ Roumanie (N° Lexbase : A1448DNX)

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le 07 Octobre 2010

Le désormais célèbre arrêt "Ferrazzini c/ Italie" rendu, le 12 juillet 2001, par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH, 12 juillet 2001, req. 44759/98, Ferrazzini N° Lexbase : A7683AWH) avait et continue de susciter une vive controverse parmi les commentateurs avisés du droit fiscal. Les interrogations et les critiques qu'il a pu soulever chez certains ne se sont pas venues, d'ailleurs, des seuls fiscalistes. Certains spécialistes du droit européen ont vivement regretté le "verrouillage" de l'article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ([LXB=L75558AIR]) opéré par cette décision des juges de Strasbourg. Ceux-ci ont, en effet, jugé que cette disposition conventionnelle ne s'appliquait pas au procès fiscal, au motif que celui-ci relevait, encore, du droit public. La matière fiscale relevant, selon eux, du noyau dur des prérogatives de la puissance publique, le caractère public du rapport entre le contribuable et la collectivité reste, de fait, prédominant. L'article 6-1 de la CESDH dispose que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial [...]". Il peut être envisagé sous deux volets, un volet pénal ("accusation en matière pénale") et un volet civil ("contestations sur des droits et obligations de caractère civil"). On sait, depuis l'arrêt "Bendenoun" du 24 février 1994 (CEDH, 24 février 1994, req. 00012547/86, Bendenoun c/ France N° Lexbase : A2994AUG ; lire Pierre-François Racine, Les sanctions fiscales et la Convention européenne des droits de l'homme, Lexbase Hebdo n° 78 du 2 juillet 2003 - édition fiscale N° Lexbase : N7966AAB, ainsi que Jean-Marc Priol, Le pouvoir de modulation des juges du fond en matière de pénalités fiscales, Lexbase Hebdo n° 83 du 27 août 2003 - édition fiscale N° Lexbase : N8533AAB et La Convention européenne des droits de l'Homme à l'épreuve de la confrontation fiscale : l'impact incertain de la CESDH circonscrit à la matière fiscale, Lexbase Hebdo n° 193 du 7 décembre 2005 - édition fiscale N° Lexbase : N1760AKE) que les exigences du procès équitable peuvent s'appliquer à la matière fiscale sous le volet pénal de l'article 6-1, notamment, en ce qui concerne les sanctions fiscales revêtant les caractéristiques d'une sanction pénale.

Si l'arrêt "Bendenoun" avait été porteur d'espoirs à son époque, certains pensant, dès lors, que la Cour de Strasbourg allait étendre, par la suite, au contentieux fiscal le volet civil de l'article relatif au procès équitable, la déception fut d'autant plus grande, lorsque fut rendu l'arrêt "Ferrazzini". Celui-ci fut ressentit comme un véritable coup d'arrêt à l'évolution lente, mais progressive des droits du contribuable. Les principaux perdants furent les contribuables des Etats européens, qui ne contenaient pas, dans leur droit positif, des garanties équivalentes à celles contenues dans l'article 6-1 de la CESDH.

Néanmoins, l'espoir subsistait que la Cour européenne opère une volte-face ultérieure en percevant que son analyse du droit des procédures fiscales était désuète et devait évoluer, afin de s'adapter au contexte contemporain.

La décision "Stere et autres" du 23 février 2006 aurait pu répondre à ce voeu, mais, là encore, les juges de Strasbourg risquent de décevoir ceux qui croyaient un revirement encore possible. Ils réitèrent, en effet, la jurisprudence "Ferrazini", en rappelant que "le contentieux fiscal échappe au champ des droits et obligations de caractère civil, en dépit des effets patrimoniaux qu'il a nécessairement quant à la situation des contribuables" (considérant 28). Dans un contentieux relatif à des allocations soumises indûment à l'impôt (1), la Cour européenne a dû se prononcer sur les violations alléguées de l'article 1er du premier protocole (N° Lexbase : L1625AZ9) et de l'article 6-1 de la CESDH (2).

1. Un contentieux relatif à des allocations soumises indûment à l'impôt

Les trois requérants roumains avaient été affectés à l'armée de réserve et mis en retraite anticipée (le 31 mars 2000 pour le premier et le troisième, et le 31 mai 2000 pour le deuxième). Ils s'étaient vu accorder le droit à pension et des allocations prévues par divers textes (ordonnance du Gouvernement n° 7 du 26 janvier 1998 : allocation compensatoire et la loi n° 138 du 20 juillet 1999 : allocation de soutien) en vue d'encourager les militaires de carrière à demander leur affectation à l'armée de réserve et, par conséquent, à prendre une retraite anticipée. Or, au moment du versement de ces sommes, le ministère de la Défense en déduisit le montant de l'impôt sur le revenu, alors qu'il était prévu expressément dans les textes cités que ces allocations étaient exonérées de l'impôt litigieux.

Les requérants demandèrent, dès lors, le remboursement de ces sommes, qu'ils estimaient avoir été retenues à tort, en raison du fait que l'ordonnance n° 7/1998 et la loi n° 138/1999 exonéraient ces allocations de l'impôt. Le ministère rétorqua que l'imposition en cause était conforme à l'ordonnance n° 73/1999.

Le tribunal de première instance d'Alba Iulia, par un jugement du 11 janvier 2001, accueillit favorablement leur demande et condamna le ministère à rembourser les sommes retenues à titre d'impôt. La juridiction estima, qu'à la date de leur départ à la retraite, bien avant l'entrée en vigueur de l'ordonnance d'urgence n° 136/2000, les requérants avaient acquis le droit de percevoir des allocations exonérées d'impôt et calculées sur la base de leur solde mensuelle brute. Elle constata, en outre, que l'article 5 de l'ordonnance n° 73/1999 précisait que les allocations de soutien étaient, également, exonérées d'impôt.

Le ministère de la Défense forma un recours, en soutenant que l'exonération d'impôt concernant l'allocation compensatoire prévue par l'article 7 de l'ordonnance n° 7/1998 avait été expressément abrogée par l'article 86 de l'ordonnance n° 73/1999, lequel avait, également, supprimé, de manière implicite, l'exonération concernant l'allocation de soutien prévue par l'article 31 § 1 de la loi n° 138/1999.

Le tribunal départemental d'Alba confirma, néanmoins, le 27 mars 2001, le jugement de première instance, ce qui conduisit le Procureur général de Roumanie à former devant la Cour suprême de justice un recours en annulation contre le jugement du tribunal de première instance d'Alba Iulia et la décision du tribunal départemental d'Alba.

Par un arrêt du 30 janvier 2002, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation, cassa les décisions critiquées et ordonna le remboursement des sommes que le ministère de la Défense avait versées aux requérants en vertu de ces décisions.

Les trois contribuables saisirent, alors, la Cour européenne, le 21 juin 2002, en vertu de l'article 34 de la CESDH (N° Lexbase : L4769AQP).

2. Une décision contestable

Les plaignants relevèrent le manque d'indépendance et d'impartialité de la Cour suprême de justice et alléguèrent que le recours en annulation formé par le procureur général avait été accueilli en raison de la pression exercée par les ministères des Finances et de la Défense. Ils en concluaient, donc, à la violation de l'article 6-1 de la Convention. Le Gouvernement roumain, quant à lui, se basant sur la jurisprudence "Ferrazini" de la Cour, défendit la thèse de l'inapplicabilité de l'article 6 à la procédure litigieuse en ce que celle-ci revêtait un caractère fiscal.

Les juges européens observèrent que même si le litige avait bien été porté devant les juridictions civiles, il concernait l'assujettissement à l'impôt sur le revenu des allocations octroyées aux requérants. Il s'agissait, donc, de dettes fiscales contestées par les requérant.

De plus, vues les circonstances de l'espèce, la Cour estima que l'objet du litige relevait principalement du droit public, plus particulièrement du contentieux fiscal (Cf., mutatis mutandis, CEDH, 22 juillet 2003, req. 49217/99, SA Cabinet Diot rt SA Gras Savoye c/ France N° Lexbase : A2321C9T). Or, celui-ci, selon elle, "échappe au champ des droits et obligations de caractère civil, en dépit des effets patrimoniaux qu'il a nécessairement quant à la situation des contribuables".

Les contribuables avaient, également, soulevé dans leur recours la violation alléguée de l'article 1er du protocole n° 1 de la CESDH, qui dispose que "toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes".

Le Gouvernement roumain reconnaît, pour sa part, qu'en vertu de la décision définitive du tribunal départemental d'Alba du 27 mars 2001, les requérants bénéficiaient d'une créance vis-à-vis de l'Etat et que l'annulation de celle-ci par la Cour suprême de justice constitue une ingérence dans leur droit au respect de leurs biens. Il estime, cependant, que cette ingérence correspond à la réglementation de l'usage des biens pour assurer le paiement des impôts et qu'elle relève, donc, du second alinéa de l'article 1 du protocole n° 1 et qu'elle est compatible avec cet article, dès lors qu'elle est légale et proportionnée au but légitime visé. Le Gouvernement considère, aussi, que l'obligation de payer un impôt correspondant à environ 40 % du montant des allocations ne constitue pas, dans les circonstances de l'espèce, une charge excessive pour les requérants. Les requérants affirment, pourtant, que la Cour suprême de justice a donné une interprétation erronée des dispositions de l'ordonnance n° 73/1999 et que, dès lors, l'imposition de leurs allocations n'avait pas de base légale. Ils maintiennent qu'ils ont été privés de leurs droits de créance, acquis de façon légale et définitive.

La Cour considère, ici, qu'il y a bien eu violation de la Convention. L'article 1er du premier protocole n'a pas été respecté eu égard au fait que l'intervention du Procureur général, après la fin de la procédure à laquelle il n'avait pas été partie, a conduit à l'annulation intégrale de ces créances. La Cour estime qu'une atteinte aussi radicale aux droits des intéressés a rompu, en leur défaveur, le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l'intérêt général (voir, CEDH, 16 avril 2002, req. 36677/97, SA Dangeville c/ France, § 61 N° Lexbase : A5395AYH ; CEDH, 8 juillet 2004, req. 66810/01, Kliafas et autres c/ Grèce, § 30 N° Lexbase : A9576DCN).

La décision rendue par la Cour européenne est intéressante à plus d'un titre. Elle a trait aux questions les plus actuelles du droit des procédures fiscales sur les rapports entre celui-ci et deux droits fondamentaux que sont le droit de propriété et le droit à un procès équitable.

Concernant la violation alléguée de l'article 1er du protocole n° 1, la solution n'a rien de surprenant tant la disproportion entre l'atteinte portée et l'intérêt protégé était importante.

En revanche, s'agissant de la violation alléguée de l'article 6-1 de la CESDH, la position de la Cour nous paraît critiquable. La motivation de la décision n'a rien d'originale tant elle reprend les arguments développés dans l'affaire "Ferrazini". La matière fiscale reste en dehors du champ d'application du volet civil de l'article 6, alors même que la Cour admet que le contentieux fiscal produit des effets patrimoniaux sur la situation des contribuables.

On ne comprend pas, dans notre affaire, que, dès lors qu'une telle constatation est opérée, la Cour n'ose pas conclure à la violation de l'article 6-1 de la Convention. Attachée à l'analyse traditionnelle du contentieux fiscal vu comme un contentieux de droit public, elle s'obstine à ne pas consacrer une évidence qu'elle reconnaît pourtant à demi-mot sans pour autant lui faire produire tous ses effets.

Les incidences de cette jurisprudence constante de la Cour sont, pourtant, désastreuses dans des pays tels que la Roumanie qui ont accédé tardivement à la démocratie et dont les principes de l'Etat de droit, comme l'indépendance et l'impartialité des juges, ne reçoivent pas encore une application aussi forte et vigoureuse que dans les pays d'Europe de l'Ouest. Dans ces pays-là, aussi, le maintien de la jurisprudence "Ferrazini" a eu des conséquences regrettables. Ainsi, en France, l'impossibilité pour le juge de l'impôt de moduler la sanction fiscale excessive à caractère pénal contrairement au principe de la personnalisation des peines en est une illustration. Il nous reste, dès lors, qu'à espérer, une nouvelle fois, que les juges européens dans un futur proche adaptent, enfin, leur jurisprudence à un droit fiscal, dont le champ d'application s'est depuis longtemps affranchi de la trop étroite matière publique.

Karim Sid Ahmed
Docteur en Droit


Lire :

- K. Sid Ahmed, Droits fondamentaux du contribuable et procédures fiscales (étude comparative), thèse Université Paris I, 2006, spéc. n° 934 et s.
- P. Baker, The decision in Ferrazzini : time to reconsider the application of the european convention on human rights to tax matter in the United Kingdom, Intertax 30 (2002), 360.
- P. Backer, Should article 6 ECHR (civil) apply to tax proceedings ?, Intertax, juin-juillet 2001.
- T. Lambert, L'article 6-1 de la convention EDH au contentieux fiscal : le revirement de la Cour de cassation, Les Petites Affiches 2005, n° 19, pp. 9-13.

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