La lettre juridique n°148 du 23 décembre 2004 : Sociétés

[Jurisprudence] La compétence exclusive du président du tribunal pour la désignation de l'expert de l'article 1843-4 du Code civil

Réf. : Cass. com., 30 novembre 2004, n° 03-15.278 , Société civile immobilière (SCI) Notre Dame c/ Mme Margueritte Auran, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A1324DER) et n° 03-13.756, Société Ternetix c/ Société Néopost France, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A1303DEY)

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par Marine Parmentier, Avocat à la cour d'appel de Paris

le 07 Octobre 2010


Par deux arrêts de principe, destinés à une large publication, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a, pour la première fois, précisé que le pouvoir de désigner un expert chargé de l'évaluation des droits sociaux appartient au seul président du tribunal statuant en la forme des référés. Ce faisant, elle exclut donc tout partage de compétence que ce soit avec la cour d'appel ou avec le tribunal statuant collégialement. Elle rejoint, ainsi, la solution que la première chambre civile avait adoptée dans un arrêt publié du 25 novembre 2003 (Cass. civ. 1, 25 novembre 2003, n° 00-22.089, FS-P N° Lexbase : A3015DAW). Cette analyse a le mérite d'accorder à l'article 1843-4 du Code civil (N° Lexbase : L2018ABD) toute sa force et de donner tout son sens à son caractère d'ordre public.

Dans la première espèce, il était prévu, par les statuts d'une société civile, qu'au décès de l'un des associés, la société continuerait avec les autres associés et serait redevable aux héritiers de la valeur des droits sociaux évaluée conformément à l'article 1868 ancien du Code civil (désormais article 1870-1 du Code civil N° Lexbase : L2068AB9). Sans qu'une contestation n'ait été élevée sur la question de la valeur des droits sociaux, plusieurs héritiers ont assigné la société en référé pour obtenir la désignation d'un expert conformément à l'article 1843-4 du Code civil. Le président du TGI a, alors, rejeté cette demande sur le fondement de l'article 1843-4 du Code civil, constatant l'absence de contestation. Un appel a ensuite été interjeté et l'un des héritiers, avant que la cour d'appel ne statue, a adressé à la société une demande de rachat des droits sociaux, laquelle est demeurée sans réponse pendant un mois. Il a donc fait naître la contestation, condition d'application de l'article 1843-4 précité. La cour d'appel a fait droit à la demande de désignation d'expert présentée par les héritiers. La Cour de cassation casse l'arrêt de la cour d'appel, au visa de l'article 1843-4 du Code civil, et précise, dans un attendu de principe, que : "en statuant ainsi, alors que le pouvoir de désigner un expert chargé de l'évaluation des droits sociaux appartient au seul président du tribunal, la cour d'appel a violé le texte susvisé".

Les faits de la deuxième espèce sont plus originaux. Trois sociétés avaient conclu un accord de distribution exclusive d'un procédé de saisie et de télétransmission. Cet accord comportait une promesse de cession de droits incorporels de toute nature afférents aux composantes matricielles et logicielles du procédé. Il était prévu qu'à défaut d'accord des parties, le prix de la cession serait fixé à dire d'expert dans les conditions de l'article 1843-4 du Code civil. L'une des sociétés a alors levé l'option et sollicité la détermination du prix par un expert.

Le premier moyen du pourvoi en cassation faisait valoir que les conditions de la cession n'étaient pas remplies aux motifs, d'une part, que le prix de vente n'était pas déterminé, puisqu'il appartenait à un expert de fixer cette valeur, et, d'autre part, que la chose n'était pas déterminée. Ce premier moyen est logiquement rejeté par la Cour de cassation : elle rappelle que si les parties s'en remettent à un expert pour déterminer la valeur de la cession, il n'est pas nécessaire qu'elles réitèrent leur accord sur le prix de la cession après évaluation par ledit expert.

C'est le dernier moyen qui retiendra surtout notre attention : la cour d'appel avait, à juste titre, retenu que les parties pouvaient valablement décider, d'un commun accord, de soumettre la détermination de la valeur de droits incorporels à l'article 1843-4 du Code civil. Toutefois, ne poussant pas le raisonnement jusqu'à son terme, la cour d'appel avait désigné, elle-même, l'expert de l'article 1843-4.

La Cour de cassation, au visa des articles 1843-4 et 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) du Code civil souligne, notamment, "qu'il résulte du premier texte que le pouvoir de désigner un expert chargé de l'évaluation des droits cédés appartient au seul président du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible".

Ces deux arrêts, dont la motivation ne souffre pas de discussion, font une lecture stricte de l'article 1843-4 du Code civil. Cette disposition, essentielle au droit des sociétés civiles et commerciales, prévoit que, dans les hypothèses de cession de droits sociaux d'un associé ou dans celle du rachat de ceux-ci par la société, la valeur des droits, en cas de contestation, est déterminée par un expert. Cet expert sera désigné soit d'un commun accord par les parties, soit, à défaut d'accord, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés, et sans recours possible.

1. Certains auteurs ont dégagé cinq conditions d'application de ce texte : un désaccord entre les parties ; une obligation d'achat des droits sociaux à la charge de la société ou des personnes choisies par elle ; un désaccord concernant des associés ; un désaccord portant sur le prix et un désaccord ne portant pas une opération sur un marché réglementé (1).

L'une de ces conditions retiendra plus particulièrement notre attention puisqu'elle est illustrée par le premier arrêt commenté : il s'agit de l'existence d'une contestation portant sur la valeur des droits sociaux.

Cette exigence implique la nécessité de constater un réel désaccord entre les parties, et non pas seulement, une impossibilité d'entreprendre une évaluation amiable portant sur le prix de cession de leurs parts sociales (voir en ce sens, Cass. com., 10 mars 1998, n° 95-21.329, M. Bousser et autre c/ Société du 74, avenue Paul-Doumer, à Paris (16e) et autres N° Lexbase : A2473ACL).

Il est nécessaire de constater qu'une négociation est née, mais qu'elle s'est soldée par un échec. Ainsi, dès lors que cette contestation sur la valeur des droits dont la cession est envisagée existe, le recours à l'article 1843-4 du Code civil s'impose.

Et il ne saurait être tiré argument de la faible valeur de la cession projetée pour s'exempter de l'application de l'article 1843-4 précité (voir en ce sens, CA Paris, 18 septembre 1998, JCP éd. 1999, I, 134, n° 1).

2. Donc, dès lors que les conditions d'application de l'article 1843-4 du Code civil sont remplies, l'une des parties à la cession peut choisir de solliciter la désignation judiciaire d'un expert.

Le texte de cet article ne laisse pas de choix procédural : l'expert sera soit désigné par les parties, soit à défaut d'accord entre elles, par ordonnance du président statuant en la forme des référés et sans recours possible. Ainsi, la seule voie procédurale offerte au demandeur est l'assignation en référé de la société. Cette disposition ne souffrant pas de difficulté d'interprétation, il paraît donc naturel que les magistrats ne s'éloignent pas de ses termes.

Ainsi en a donc jugé la Chambre commerciale qui s'est prononcée, pour la première fois, sur cette question dans les deux arrêts rapportés, suivant en cela la position de la première chambre civile.

La troisième chambre civile avait retenu une solution différente dans un arrêt, certes inédit, du 6 novembre 2002. Elle avait jugé : "Attendu que l'arrêt retient exactement que si, selon l'article 1843-1 du Code civil (N° Lexbase : L2015ABA), la valeur des droits sociaux d'un associé est, en cas de cession, déterminée par un expert désigné par les parties ou, à défaut d'accord, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés, le Tribunal, en sa forme collégiale, ne saurait avoir une compétence inférieure à celle de son président, statuant en la forme des référés, cette disposition ayant pour seul objet de permettre une désignation dans les meilleurs délais" (Cass. civ. 3, 6 novembre 2002, n° 01-12.821, Société civile immobilière (SCI) du Lavoir c/ M. Daniel Baumgartner, FS-D N° Lexbase : A6806A3H).

Elle avait ainsi conféré une compétence au tribunal dans sa forme collégiale pour désigner l'expert de l'article 1843-4 du Code civil.

Cette position va directement à l'encontre de celle de la Chambre commerciale et de la première chambre civile de la Cour de cassation, ces dernières accordant une compétence exclusive au président du tribunal.

Cela implique que, dès lors que le tribunal en sa forme collégiale ou la cour d'appel est saisi d'une telle demande, cette juridiction est contrainte de renvoyer les parties à une nouvelle expertise.

3. A fortiori, le juge saisi d'une demande de désignation d'un expert judiciaire ne peut procéder lui-même à l'évaluation des droits sociaux dont la cession est envisagée. En effet, la lecture de l'article 1843-4 impose au magistrat de désigner un expert pour procéder à ladite évaluation.

Toutefois, certains ont pu constater, qu'une fois ce mandataire désigné, le texte était totalement muet dans l'hypothèse d'une exécution défectueuse de sa mission (J. J. Caussain, F. Deboissy, G. Wicker : JCP éd. E 2004, n° 17 p. 661 et s.).

C'est à cette situation que la première chambre civile avait, notamment, été confrontée dans l'arrêt précité du 25 novembre 2003 (N° Lexbase : A3015DAW). Dans cette espèce, l'expert avait commis une erreur grossière permettant aux parties de ne pas être liées par son évaluation. La cour d'appel avait alors désigné un nouvel expert dont la mission était de porter à sa connaissance tous les éléments qui lui permettrait de procéder à l'estimation de la valeur des droits sociaux. Ce faisant, les juges d'appel s'étaient donc arrogés le pouvoir de désigner l'expert de l'article 1843-4 du Code civil et entendaient substituer leur propre évaluation à celle de l'expert.

La Cour de cassation a alors, par un attendu dénué d'ambiguïté, jugé "qu'il appartient au seul expert désigné en application de cet article de déterminer la valeur des droits sociaux".

Dès lors, dans le cadre de l'article 1843-4 du Code civil, le juge ne saurait jouer le rôle de l'expert et fixer le prix des droits sociaux judiciairement.

Ainsi, au même titre que la compétence du président du tribunal est exclusive pour désigner l'expert de l'article 1843-4 du Code civil, celle de l'expert l'est tout autant en matière de détermination de la valeur des droits sociaux (3).

Toutefois, selon certains auteurs (2), il serait parfois opportun d'admettre le pouvoir du juge d'effectuer cette évaluation. En effet, "le plus souvent, le juge, pour écarter l'appréciation du mandataire, spécialement en cas d'erreur, sera obligé de recourir à une expertise judiciaire, laquelle fera apparaître non seulement l'erreur mais également la juste évaluation. Et c'est finalement parce qu'elle ne correspondra pas à cette juste évaluation que l'évaluation du mandataire sera écartée, ce qui revient à lui substituer l'évaluation judiciaire. Dès lors, imposer un retour à l'application de l'article 1843-4 conduira à allonger inutilement la procédure, d'autant que l'on imagine que le mandataire désigné éprouvera quelques scrupules à s'écarter de l'évaluation judiciaire".

4. Pour conclure, il sera revenu sur le caractère impératif de l'application de l'article 1843-4 du Code civil dès lors que ses conditions d'applications sont réunies.

Il ne saurait être fait échec à son application par des dispositions conventionnelles contraires.

De même a-t-il été jugé que la désignation d'un juge arbitral ne permet pas d'évincer l'expert de l'article 1843-4 du Code civil (voir notamment l'arrêt du 25 novembre 2003 précité ; cour d'appel Paris, 21 mai 1996, JCP éd. E, 1996, pan. 696).

Dans l'arrêt de la cour d'appel de 1996 précité, le litige concernait une SCP d'avocats. L'un des associés désirant se retirer, une contestation était née sur la détermination de la valeur de ses parts sociales. Le Bâtonnier était alors saisi : constatant, dans un premier temps, la volonté de retrait de l'associé, il a fixé, dans un second temps, la valeur de ses parts.

La cour d'appel saisie de la question a précisé que l'article 1843-4 ne saurait être éludé en matière d'arbitrage, l'arbitre étant entièrement assimilé à une juridiction dans son assujettissement aux règles de fond, soient-elles impératives ou supplétives.

Ainsi, "dès lors que le prix de cession doit être fixé, l'arbitre doit nécessairement laisser cette évaluation à l'appréciation de l'expert de l'article 1843-4, seul compétent au regard de la détermination de ces droits" (3).

Il peut être, toutefois, prévu par les parties une extension conventionnelle du domaine de l'article 1843-4 du Code civil.

C'est l'hypothèse rencontrée dans le second arrêt commenté : en effet, l'intervention de l'expert de l'article 1843-4 était prévue par la convention portant sur la cession de droits incorporels.

Cette solution n'est pas nouvelle : l'extension conventionnelle du domaine d'application de l'article 1843-4 a déjà été admise en jurisprudence (Cass. com., 26 novembre 1996, n° 94-15.403, Société Europ'auto service et autre c/ M. Roy N° Lexbase : A1429ABK). Toutefois, il appartient aux juges du fond de constater expressément que les parties, qui ne se trouvaient pas dans un cas où est prévu la cession des droits sociaux d'un associé ou le rachat de ceux-ci par la société, étaient convenues de recourir à l'expert de l'article 1843-4 du Code civil.

La Chambre commerciale, par les deux arrêts commentés, s'est donc ralliée à la position de la première chambre civile, isolant ainsi la solution retenue par la troisième chambre civile et par certaines juridictions du fond.

Si cette position s'impose par les termes clairs de l'article 1843-4 du Code civil, certaines questions pratiques demeurent. Ainsi en est-il du pouvoir d'un magistrat saisi de la contestation d'une première évaluation faite par un expert de procéder lui-même à l'estimation plutôt que d'inviter les parties à recourir à nouveau à l'article 1843-4. En l'état actuel de la jurisprudence, ce pouvoir n'est pas reconnu aux juges.

L'alourdissement de la procédure engendré par une telle solution ne conduira-t-il pas à modifier cette solution ?



(1) A. Couret, L. Cesbron, B. Provost, Ph. Rosenpick et J.-C. Sauzey, Les contestations portant sur la valeur des droits sociaux, Bull. Joly, 2001 § 242.
(2) J.-J. Caussain, F. Deboissy, G. Wicker : JCP éd.E 2004, n° 17 p. 661 et s.
(3) L. Nurit, Gaz. Pal. 2004. p. 1088

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