La lettre juridique n°143 du 18 novembre 2004 : Famille et personnes

[Jurisprudence] Droit à l'image, respect des morts, liberté de la presse et dignité de la personne humaine : des inquiétudes décidément bien légitimes...

Réf. : Cass. civ. 2, 4 novembre 2004, n° 03-15.397, Société Hachette Filipacchi associés c/ M. Alain Gouret, FS-P+B (N° Lexbase : A7712DDY)

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N3522AB3

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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

La liberté de communication des informations autorise la publication d'images de personnes impliquées dans un événement, sous la seule réserve du respect de la dignité de la personne humaine : tel est, on le sait, ce qu'avait décidé la première chambre civile de la Cour de cassation il y a quelques années (Cass. civ. 1, 20 février 2001, n° 98-23.471, Société Hachette Filipacchi associés c/ Mme X N° Lexbase : A8929AQR, Bull. civ. I, n° 42, JCP éd. G, 2001, II, 10533, note Ravanas, D. 2001, p. 1199, note Gridel). Et, l'on n'ignore pas davantage, pour y avoir déjà insisté, que la solution a, par la suite, gagné du terrain. Réaffirmée à plusieurs reprises, elle a, en effet, vu ses conditions de mises en oeuvre assouplies et son domaine d'application étendu, la jurisprudence la plus récente allant même jusqu'à autoriser la captation de l'image d'une personne dans le cadre de sa vie privée pour ensuite la reproduire afin de rendre compte de ce qui peut davantage paraître relever d'un "fait d'actualité" que d'un "événement" au sens propre du terme (voir encore Cass. civ. 2, 30 juin 2004, deux arrêts, n° 02-19.599, FS-P+B N° Lexbase : A8956DCP et n° 03-13.416, FS-P+B N° Lexbase : A9101DC3, JCP éd. G, 2004, II, 10160, et notre commentaire L'inquiétant effacement du droit à l'image face à la liberté de communication des informations, Lexbase Hebdo n° 140 du 28 octobre 2004 - édition affaires N° Lexbase : N3317ABH). Certains, il faut le dire, ne semblent pas s'inquiéter de cette évolution, peut être parce que déjà soumis aux diktats de l'image que la société contemporaine cherche tous les jours à nous imposer. D'autres, dont nous faisons partie, dénoncent vigoureusement ce qui semble, à leurs yeux, être une dangereuse dérive. Bien sûr, on ne saurait nier que, dans une société démocratique, le conflit entre la liberté de communication des informations et le droit à l'image appelle quelques aménagements, la rigueur du second devant être assouplie afin de ne pas gêner de façon excessive l'exercice de la première. Aussi bien pouvait-on, bien qu'elle affaiblisse déjà considérablement le niveau de protection de la personne, se résigner à admettre la solution posée en 2001 par la Cour de cassation. En revanche, aller au-delà, comme a pu le faire par la suite la jurisprudence nous paraît tout à fait discutable : permettre la reproduction de l'image d'une personne prise dans la sphère de ce qui relève de sa vie privée pour satisfaire ensuite la curiosité du public plus que pour répondre aux exigences de l'information témoigne d'une dérive inquiétante. On s'en est déjà expliqué. Il n'est donc pas inutile d'y revenir à nouveau. On avouera tout de même, à la lecture d'un nouvel arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 4 novembre dernier, publié au Bulletin, se dire que nos craintes étaient légitimes.

En l'espèce, une cour d'appel avait fait droit à la demande de parents qui avaient assigné une société d'édition pour avoir publié, afin d'illustrer un reportage sur les dangers des accidents de la route, la photographie de leur fils décédé à la suite d'un accident de scooter. Les juges du fond avaient ainsi estimé que "la nécessité d'une illustration pertinente ne pouvait être valablement invoquée dans un tel contexte où l'article ne relatait pas un fait d'actualité mais était consacré à un phénomène de société et que la photographie publiée sans précaution d'anonymat de l'intéressé, qui représentait le fils [...] des intimés, le visage maculé de sang, inanimé, sur un brancard, portait atteinte à la dignité de la victime et nécessairement à l'intimité de la vie privée de sa famille". Si la solution avait de quoi rassurer ceux que la tendance jurisprudentielle récente déroute, l'apaisement n'a pu être, en tout état de cause, que de bien courte durée. La solution est, en effet, cassée, au visa des articles 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4744AQR), 9 (N° Lexbase : L3304ABY) et 16 (N° Lexbase : L1687AB4) du Code civil : "en statuant ainsi alors que le principe de la liberté de la presse implique le libre choix des illustrations d'un débat général de phénomène de société sous la seule réserve du respect de la dignité de la personne humaine, la cour d'appel, qui n'a pas recherché si l'information des lecteurs justifiait la publication de la photographie litigieuse, ni caractérisé l'atteinte portée par celle-ci à la dignité de la victime, n'a pas donné de base légale à sa décision". On pourrait certes, cherchant ainsi à limiter la portée de l'arrêt, relever qu'il s'agit d'une cassation pour manque de base légale, la Cour de cassation reprochant seulement aux juges du fond de ne pas l'avoir mise en mesure d'exercer son contrôle. Il reste que certaines cassations pour manque de base légale en disent long. Trois observations peuvent sans doute, à ce être, être faites ici.

D'abord, on remarquera que, alors que jusqu'à présent, les arrêts indiquaient que "la liberté de communication des informations" justifie la reproduction de l'image d'une personne impliquée dans un événement..., mettant par là-même en avant les exigences tenant à l'information légitime du public - encore que l'on ait parfois pu, en fait, en douter -, l'arrêt commenté parle, de manière plus générale, de la "liberté de la presse", dont il déduit qu'elle "implique le libre choix des illustrations" des propos tenus. Par où l'on ne pourra que se dire que l'emprise de la liberté de la presse sur toute autre considération est décidément considérable.

Ensuite, on notera qu'il n'est plus question, comme en 2001, de sacrifier le droit à l'image pour rendre compte "à chaud" d'un événement empêchant les journalistes, par hypothèse même, d'obtenir l'autorisation des personnes impliquées. Ici, la primauté accordée à la "liberté de la presse" vaut pour tout "débat général de phénomène de société". Encore faudrait-il se mettre d'accord sur ce qui constitue "un phénomène de société" et fait, à ce titre, débat.... On restera assez perplexe.

Enfin, et c'est sans doute le point le plus important, la Cour de cassation a estimé que les juges du fond ne s'étaient pas suffisamment expliqués sur la question de savoir s'il y avait réellement "atteinte à la dignité de la victime" - plus exactement à la dignité de la personne humaine (C. civ., art. 16). Ils avaient pourtant pris soin de relever que la photographie litigieuse reproduisait la victime "le visage maculé de sang, inanimé sur un brancard", constatations qui n'étaient pas sans rappeler les raisons qui avaient conduit la Cour de cassation, dans l'affaire du préfet "Erignac", à considérer qu'il y avait, précisément, atteinte à la dignité de la personne humaine - photographie du préfet gisant dans son sang sur la chaussée - (Cass. civ. 1, 20 décembre 2000, n° 98-13.875, Société Cogedipresse et autre c/ Consorts X et autre N° Lexbase : A2096AIH, Bull. civ. I, n° 341, JCP éd. G, 2001, II, 10488, concl. Sainte-Rose, note Ravanas).

Partant, de deux choses l'une : ou bien, dans l'arrêt aujourd'hui commenté, la Cour de cassation reproche seulement aux juges du fond de ne pas avoir usé des formules - sacramentelles, retenues par elle dans l'arrêt "Erignac", "recherche du sensationnel" et "indécence" - de telle sorte qu'il leur aurait suffit de s'abriter derrières celles-ci pour éviter la censure ; ou bien la Cour de cassation amorce là un recul de la limite que constitue le respect de la dignité de la personne humaine à la liberté de la presse et, par là-même, réduit encore un peu plus la protection de la personne, vivante ou décédée.

Sans faire de prédictions, avec ce que cela comporte d'aléatoire (voir not. N. Molfessis, Les prédictions doctrinales, in Mél. Terré, 1999, p.141), on signalera, tout de même, que c'est la seconde analyse qui nous paraît, hélas, devoir l'emporter, ce qui ne ferait, au demeurant, que conforter l'impression que nous avions déjà eu à la lecture des arrêts du 30 juin 2004 (voir notre note précitée). A suivre donc...

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