Lexbase Public n°385 du 10 septembre 2015 : Droit des étrangers

[Jurisprudence] Absence d'impunité pour les génocidaires rwandais

Réf. : CA Poitiers, 30 juin 2015, n° 2014/00272 (N° Lexbase : A5154NN9)

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N8819BU8

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par Serge Azarlier, Avocat et docteur en droit

le 10 Septembre 2015

La chambre de l'instruction de la cour d'appel de Poitiers a rendu, le 30 juin 2015, en matière d'extradition vers le Rwanda d'une personne poursuivie dans son pays pour son rôle supposé dans le génocide des Tutsi de 1994, un arrêt particulièrement intéressant en ce qu'il va à l'encontre de la jurisprudence contestable de la Cour de cassation sur le même sujet. Aux termes de cet arrêt, l'extradition vers le Rwanda de personnes suspectées d'avoir participé au génocide est possible. C'est la sixième fois qu'une cour d'appel française donne un avis favorable à l'extradition d'un rwandais soupçonné d'avoir pris part au génocide (1). Si, depuis les arrêts rendus par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 26 février 2014 (2), la question paraissait définitivement réglée, on doit constater qu'il n'en est rien et que semble, au contraire, prendre corps une résistance de certaines juridictions du fond contre l'idée absurde que le principe de légalité des délits et des peines rendrait les extraditions vers le Rwanda impossibles.

En l'espèce, une demande d'extradition avait été présentée par les autorités judiciaires du Rwanda concernant une personne recherchée pour des faits supposés de génocide, complicité de génocide et extermination en tant que crime contre l'Humanité, faits qui se seraient déroulés dans les premiers jours du génocide sur la commune de Rukara, qui se situe à une cinquantaine de kilomètres à l'est de Kigali, en direction de la frontière avec la Tanzanie. Agé de 27 ans au mois d'avril 1994, l'individu exerçait à l'époque le métier de professeur intérimaire. Il aurait pris part au massacre de l'église de Karubamba et de l'hôpital de Gahini. Après avoir obtenu le statut de réfugié en France en 2005, il a notamment exercé la profession de chauffeur livreur. Lorsqu'il comparaît devant la chambre de l'instruction de Poitiers, la nationalité française lui a été déjà accordée.

Le Parquet requérait que soit donné un avis défavorable à son extradition, sur la base de la jurisprudence de la Cour de cassation. Dans les trois arrêts rendus le 26 février 2014 , en effet, cette dernière, en se fondant sur le principe de légalité des délits et des peines, avait estimé qu'était privé "de l'une des conditions essentielles de son existence légale l'avis favorable de la chambre de l'instruction donné à une demande d'extradition concernant des faits qualifiés de génocide qui n'étaient pas incriminés par l'Etat requérant à l'époque où ils ont été commis", semblant fermer définitivement la porte à toute extradition vers le Rwanda de personnes recherchées dans leur pays pour leur participation au génocide. Autrement dit, selon cette jurisprudence, dans la mesure où il n'existait pas dans le Rwanda de 1994 de texte prévoyant les peines qu'encouraient ceux qui se seraient rendus coupables de faits de génocide et autres crimes contre l'Humanité, l'extradition vers ce pays pour de tels faits serait impossible. C'est, logiquement, l'idée que reprenait la défense pour s'opposer à l'extradition : "l'exigence d'une double incrimination au moment des faits poursuivis, prévue par le droit français de l'extradition, n'était pas satisfaite puisqu'en 1994 la loi rwandaise ne les réprimait pas, que les Conventions du 9 décembre 1948, sur le génocide et celle du 26 novembre 1968, relative à l'imprescriptibilité des crimes de guerre et contre l'Humanité, avaient bien été ratifiées par le Rwanda en 1975, mais que ces deux textes ne donnaient qu'une définition générale de ces crimes et surtout ne prévoyaient aucune sanction, que cette absence de sanction faisait obstacle à ce que les faits reprochés à [la personne dont l'extradition était demandée] soient considérés comme punis par la loi de l'Etat requérant au sens de l'article 696-3 § 1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L0803DYE)".

La cour d'appel de Poitiers n'a pas suivi l'avis du parquet et s'est nettement démarquée de la jurisprudence de la Cour de cassation. C'est ainsi qu'elle a donné un avis favorable à l'extradition. Après avoir estimé "qu'il n'appart[enait] pas aux autorités françaises, en matière d'extradition, de connaître la réalité des charges pesant sur la personne dont la remise [était] demandée, sauf erreur évidente", la chambre de l'instruction a considéré que, "par sa résolution 96 en date du 11 décembre 1946, l'assemblée générale de l'organisation des Nations Unies a déclaré que le génocide était le refus du droit à l'existence à des groupes humains entiers, de même que l'homicide est le refus du droit à l'existence à un individu, qu'un tel refus bouleverse la conscience humaine et inflige de grandes pertes à l'humanité, qu'il est un crime du droit des gens que le monde civilisé condamne, que sa répression est une affaire d'intérêt international".

Elle a ajouté que, "dans certaines circonstances, la carence d'un Etat dans la transcription en droit national des normes contenues dans les conventions internationales qu'il a ratifiées, doit être compensée par une application directe de la norme conventionnelle, que celle-ci doit pouvoir réprimer les actes que le législateur de cet Etat n'a pas voulu précisément définir et sanctionner pour des motifs de politique intérieure ou afin de préserver certains citoyens des poursuites qu'ils peuvent encourir pour des exactions antérieurement commises ou qu'ils viendraient à commettre, qu'il est du devoir des Etats signataires de la Convention pour la prévision et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 et de la Convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité du 26 novembre 1968, dans un but d'intérêt international, de permettre la répression de tout génocide commis par un de leurs signataires au préjudice d'un groupe minoritaire n'ayant pas d'accès effectif à l'exercice du pouvoir législatif, en substituant au principe de légalité criminelle interne rendu inopérant, le principe de légalité criminelle internationale auquel il s'est soumis". Ce faisant, la cour reprend l'intéressante théorie de l'application directe de la norme conventionnelle internationale (3) et passe outre le principe de légalité des délits et des peines.

Il existe d'autres arguments qui militent en faveur de cette solution, notamment la théorie de la double incrimination (4). L'idée est simple : les génocides se caractérisent par un ensemble d'infractions distinctes, d'assassinats de meurtres, de viols... Or ces infractions étaient déjà prévues, définies et punies par la loi rwandaise de 1994. En conséquence de quoi, le principe de légalité des délits et des peines est inopérant s'agissant de l'infraction de génocide.

Un autre argument est, selon nous, déterminant. Selon la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, le principe de légalité des délits et des peines ne saurait porter atteinte au jugement et à la punition d'une personne coupable d'une action ou d'une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d'après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. C'est l'évidence que rappelait la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 13 novembre 2013 (5) : "le second paragraphe de l'article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par l'Etat du Rwanda en 1975, et le second paragraphe de l'article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4797AQQ) autorisent une dérogation, s'agissant de ces crimes internationaux, au principe de légalité des délits et des peines, proclamé au premier paragraphe de chacun de ces textes conventionnels".

C'est le simple bon sens qui impose cette exception au principe : comment peut-on décemment imaginer que celui qui commet ou se rend complice d'un génocide ignore que ce qu'il fait est interdit ? Dès lors, comment pourrait-il se prévaloir du principe de légalité des délits et des peines ?

C'est la question à laquelle la Cour de cassation devra une nouvelle fois répondre dans les jours à venir.


(1) CA Chambery, 5 mars 2008 ; CA Rouen, 29 mars 2012 ; CA Dijon 30 janvier 2013 ; CA Paris, 13 novembre 2013 (arrêts inédits).
(2) Cass. crim., 26 février 2014, trois arrêts, FS-P+B+R+I, n° 13-87.888 (N° Lexbase : A8803MER), Bull. crim. 2014, n° 60, n° 13-86.631 (N° Lexbase : A8802MEQ), Bull. crim. 2014, n° 59, et n° 13-87.846 FS-D (N° Lexbase : A0993MGU) et lire (N° Lexbase : N1398BUC).
(3) Cf. D. Roets, A propos des arrêts rendus par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 26 février 2014.
(4) Cf. D. de Beer, Les poursuites pour crime de génocide et crimes contre l'Humanité : fondements juridiques, éd. R.C.N., 1995.
(5) CA Paris 13 novembre 2013 (inédit).

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