La lettre juridique n°618 du 25 juin 2015 : Urbanisme

[Jurisprudence] Le Conseil d'Etat donne le "mode d'emploi" de l'intérêt à agir contre les permis

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 10 juin 2015, n° 386121, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6029NKI)

Lecture: 9 min

N8033BU3

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Le Conseil d'Etat donne le "mode d'emploi" de l'intérêt à agir contre les permis. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/24882821-commente-dans-la-rubrique-b-urbanisme-b-titre-nbsp-i-le-conseil-detat-donne-le-mode-demploi-de-linte
Copier

par Vanina Ferracci, Avocat a la Cour

le 25 Juin 2015

Dans une décision du 10 juin 2015, le Conseil d'Etat donne les clés des modalités d'application de l'intérêt à agir, tel que défini à l'article L. 600-1-2 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L4348IXC). Cette décision, destinée à être publiée au recueil Lebon, intervient quasi exactement deux ans après l'avis rendu le 18 juin 2013 (1) sur l'application rationae temporis des articles L. 600-1-2, L. 600-1-3 (N° Lexbase : L4349IXD), L. 600-5 (N° Lexbase : L4354IXK) et L. 600-7 (N° Lexbase : L4351IXG) du Code de l'urbanisme, relatifs à l'intérêt à agir, à l'annulation partielle et à l'institution des demandes reconventionnelles en dommages et intérêts. Dans cette affaire, les requérants ont demandé au juge des référés la suspension de l'exécution de l'arrêté du 14 août 2014 par lequel le préfet du Pas-de-Calais a accordé à la société X un permis de construire en vue de la réalisation d'une station de conversion électrique d'une capacité de 1 000 mégawatts, étant précisé que le terrain d'assiette de ce projet est situé à environ 700 mètres de leurs maisons d'habitation, au sein d'une zone d'aménagement concerté.

Pour établir leur intérêt à agir, les requérants soutenaient que la station de conversion projetée troublerait les conditions d'occupation et de jouissance de leurs biens, en raison des nuisances tant sonores que visuelles qu'elle provoquerait. Le juge des référés du tribunal administratif de Lille a cependant rejeté leur requête pour irrecevabilité, considérant qu'"ils ne justifiaient pas d'un intérêt leur donnant qualité à agir au seul motif que les nuisances sonores qu'ils invoquaient n'étaient pas établies".

Le Conseil d'Etat annule cette ordonnance, au motif que le premier juge a insuffisamment motivé sa décision "au regard de l'argumentation dont il était saisi".

Statuant ensuite au fond, la Haute juridiction :

- donne les modalités d'application de l'administration de la preuve de l'intérêt à agir ;
- et précise la consistance des intérêts donnant une qualité pour agir contre un permis de construire.

I - Les obligations des parties et l'office du juge en matière d'intérêt à agir sont désormais explicitement définis

Jusqu'à l'insertion d'une définition légale de l'intérêt à agir au sein du Code de l'urbanisme, la jurisprudence considérait que la démonstration de la qualité de voisin suffisait à conférer un intérêt donnant qualité pour agir au requérant contre une autorisation d'urbanisme (2).

Malgré la nécessité de démontrer la visibilité et la proximité du projet depuis le lieu de résidence du voisin, pour définir cette qualité, force est de constater que l'intérêt à agir contre une autorisation d'urbanisme était aisément reconnu, facilitant les oppositions aux projets de constructions.

Cette situation a participé à l'apparition et au développement de pratiques abusives, auxquelles le ministère de l'Egalité des Territoires et du Logement a souhaité mettre fin.

C'est ainsi que le groupe de travail présidé par Monsieur Labetoulle a proposé, dans son rapport "Construction et droit au recours : pour un meilleur équilibre" (3), une clarification des règles de l'intérêt pour agir, en instituant un définition légale de celui-ci au Code de l'urbanisme.

Selon ce rapport, une telle "consécration législative serait sans doute reçue par les juridictions comme un signal les invitant à retenir une approche un peu plus restrictive de l'intérêt pour agir". Reprise par l'ordonnance du 18 juillet 2013 (4), cette définition a donc pour objectif concret de restreindre l'intérêt à agir tel que précédemment défini par la jurisprudence.

En substance, l'article L. 600-1-2 du Code de l'urbanisme expose qu'un tiers (5) dispose d'un intérêt à agir contre un permis (de construire, de démolir ou d'aménager) que si la construction, l'aménagement ou les travaux autorisés sont de nature à affecter directement ses conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance du bien qu'il détient ou occupe régulièrement.

La simple lecture de cet article invite les requérants à justifier de leur intérêt à agir en démontrant que le projet critiqué aura un impact sur leurs conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de leur bien. La seule qualité de "voisin" deviendrait donc insuffisante.

L'arrêt commenté confirme cette interprétation tout en adoptant une interprétation mesurée.

Trois étapes doivent être respectées :

- tout d'abord, il appartient au requérant "de préciser l'atteinte qu'il invoque pour justifier d'un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d'affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien".

- ensuite, c'est aux défendeurs, c'est-à-dire la collectivité locale auteur de l'acte (commune ou intercommunalité, défendeur principal) et le bénéficiaire de l'autorisation (défendeur en intervention volontaire), "d'apporter tous éléments de nature à établir que les atteintes alléguées sont dépourvues de réalité" s'ils souhaitent contester cet intérêt à agir.

- enfin, "il appartient ensuite au juge de l'excès de pouvoir de former sa conviction sur la recevabilité de la requête au vu des éléments ainsi versés au dossier par les parties, en écartant le cas échéant les allégations qu'il jugerait insuffisamment étayées mais sans pour autant exiger de l'auteur du recours qu'il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu'il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci".

D'un point de vue pratique, cette décision implique nécessairement que le requérant développe, dès sa requête introductive d'instance, une réelle argumentation tendant à justifier de son intérêt à agir, en détaillant pour quels motifs le projet aura des répercussions sur ses conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien.

A cet égard, et depuis l'entrée en vigueur de la réforme, les professionnels du droit, en particulier les avocats, ne s'y étaient pas trompés, et les requêtes ont rapidement intégré ces préalables garantissant leur recevabilité.

Pour autant, la Haute Juridiction n'impose en aucun cas au requérant d'apporter "la preuve du caractère certain des atteintes qu'il invoque". Pour reprendre les termes même de l'arrêt, elles doivent seulement être "susceptibles" d'impacter les conditions de vie du requérant.

La Haute juridiction ne valide ainsi pas une interprétation stricte selon laquelle l'intérêt à agir doit être écarté lorsque les requérants "n'établissent pas" que les atteintes "présenteraient une gêne affectant substantiellement les conditions d'occupation de cette habitation" (6).

La jurisprudence administrative opte donc pour une solution médiane.

II - La consistance de l'intérêt à agir : la fin des critères prédominants de la proximité et de la visibilité

Comme précédemment rappelé, jusqu'à l'entrée en vigueur du nouvel article L. 600-1-2 du Code de l'urbanisme, c'est la qualité de "voisin" qui conférait un intérêt à agir au requérant, le "voisinage" ayant été progressivement défini par la jurisprudence comme reposant essentiellement sur des critères de proximité et de visibilité.

Ainsi, l'intérêt à agir à l'encontre d'un permis s'analysait notamment au regard de la distance entre le projet contesté et le domicile du requérant, la nature et l'importance du projet, ainsi que la configuration des lieux et les obstacles situés entre eux (7).

Avaient, par exemple, la qualité de "voisins" le propriétaire d'une maison, séparée d'une centaine de mètres de la construction projetée, dont la vue est protégée par un talus, des végétations et des arbres feuillus de haute tige ainsi que par un logement mobile, ces obstacles ne constituant pas une protection pérenne contre les inconvénients de vue que pourrait présenter le projet (8).

En revanche, tel n'était pas le cas du requérant résidant dans un quartier distinct, ou dont le domicile est séparé du projet par des obstacles pérennes de nature à priver celui-ci de toute vue sur le projet (9).

L'arrêt commenté met fin à cette jurisprudence.

Dans cette affaire, les requérants faisaient valoir que leurs habitations seraient situées à environ 700 mètres de la station en projet et que celle-ci pourrait être visible depuis ces habitations.

Le Conseil d'Etat écarte ces circonstances de fait, considérant qu'"elles ne suffisent pas, par elles-mêmes, à faire regarder sa construction comme de nature à affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance des biens des requérants".

Ainsi, la seule visibilité et/ou proximité du projet contesté n'est plus, en tant que tel, un élément suffisant pour justifier d'une atteinte aux conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance des biens et donc pour garantir la recevabilité du requérant.

En revanche, le Conseil d'Etat relève que "toutefois, ceux-ci font également valoir qu'ils seront nécessairement exposés, du fait du projet qu'ils contestent, à des nuisances sonores, en se prévalant des nuisances qu'ils subissent en raison de l'existence d'une autre station de conversion implantée à 1,6 kilomètre de leurs habitations respectives".

Appliquant sa méthodologie nouvelle, il examine ensuite l'argument développé en défense selon lequel "le recours à un type de construction et à une technologie différents permettra d'éviter la survenance de telles nuisances" avant de conclure "que, dans ces conditions, la construction de la station de conversion électrique autorisée par la décision du préfet du Pas-de-Calais du 14 août 2014 doit, en l'état de l'instruction, être regardée comme de nature à affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance des maisons d'habitation des requérants".

Il en résulte que l'absence de visibilité ne serait plus un obstacle dirimant à la reconnaissance d'un intérêt à agir, même à distance importante, dès lors que des nuisances, sonores ou, par extension, olfactives, pourraient impacter les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance des biens du requérant.

De cette décision, mesurée, il est possible de craindre quelques effets pervers, tels que la multiplication des débats portant sur la recevabilité du requérant, et sur la réalité ou non de l'atteinte invoquée. Surtout, il peut être regretté que l'interprétation retenue par le Conseil d'Etat aboutisse quasiment à un renversement de la charge de la preuve, puisque le défendeur devra démontrer que l'atteinte ne sera pas subie. Tel n'était manifestement pas l'objectif assigné par ses auteurs à l'article L. 600-1-2 du Code de l'urbanisme (10).


(1) CE 1° et 6° s-s-r., 18 juin 2014, avis n° 376113, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4326MRN).
(2) Pour un exemple récent de cette jurisprudence, dans une affaire où les dispositions de l'article L. 600-1-2 n'étaient pas encore opposables : CAA Lyon, 1ère ch., 17 février 2015, n° 13LY03373 (N° Lexbase : A4944NDH) : "Considérant que le propriétaire d'un terrain voisin du lieu d'implantation de la construction dont l'édification est autorisée ou qui fait l'objet de travaux soumis à permis de construire, a intérêt à contester la légalité d'un tel permis ; qu'il est constant que les requérants sont propriétaires de parcelles voisines du terrain sur lequel est prévu le projet en litige ; qu'ils ont donc intérêt à attaquer les arrêtés en litige".
(3) Rapport remis le 25 avril 2013 à Cécile Duflot, ministre de l'Egalité des territoires et du Logement.
(4) Ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013, relative au contentieux de l'urbanisme (N° Lexbase : L4499IXW).
(5) Autre que l'Etat, les collectivités territoriales ou leurs groupements ou une association.
(6) Pour une décision appliquant cette interprétation stricte : CAA Bordeaux, 1ère ch., 16 octobre 2014, n° 13BX00093 (N° Lexbase : A8076MYR).
(7) CE 8 et 3 s-s-r., 27 octobre 2006, n° 286569, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4844DS9), et pour un exemple récent : CAA Nantes, 2ème ch., 30 janvier 2015, n° 14NT01065 (N° Lexbase : A6646NDI) : "Considérant [...] que, contrairement à ce que soutiennent la société [...] et la commune [...], les requérants, qui doivent être regardés comme ayant été tous parties au litige en première instance en dépit d'erreurs matérielles affectant la désignation de trois d'entre eux, justifient par ailleurs chacun d'un intérêt suffisant leur conférant qualité pour agir dès lors qu'il résident à moins de 100 mètres du projet litigieux, dont la réalisation, compte tenu de sa nature et de ses caractéristiques, est susceptible d'avoir une incidence sur leur cadre de vie".
(8) CE 7 et 2 s-s-r., 5 avril 2006, n° 283137, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9547DNW).
(9) En ce sens : CE 9 et 10 s-s-r., 5 mai 2010, n° 304059, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1115EXL) : "Considérant que la SAS [...] et la SCI [...] contestent l'intérêt pour agir de M. A en sa qualité de voisin de la construction autorisée ; qu'il ressort des pièces du dossier que cette dernière est distante de plus de 400 mètres de l'appartement de M. A dont elle est séparée par un ensemble immobilier, un lac et un bois ; que celle-ci n'est en outre nullement visible depuis l'appartement ; que dès lors, M. A n'a pas en sa qualité de voisin un intérêt suffisant lui donnant qualité pour agir à l'encontre des arrêtés autorisant la construction projetée".
(10) Voir également le blog de l'auteur.

newsid:448033

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.