La lettre juridique n°594 du 11 décembre 2014 : Actes administratifs

[Jurisprudence] La méconnaissance de l'obligation de prendre un décret d'application d'une loi constitue une faute du Gouvernement, sauf loi contraire au droit de l'Union européenne

Réf. : CE 4° et 5° s-s-r., 22 octobre 2014, n° 361464, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0627MZA)

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par Pierre Bourdon, Maître de conférences, Ecole de droit de la Sorbonne, Université Paris I Panthéon-Sorbonne

le 20 Décembre 2014

La décision n° 361464 du 22 octobre 2014 rendue par le Conseil d'Etat apporte des précisions utiles sur la responsabilité de l'Etat en cas d'abstention du Gouvernement de prendre un décret d'application d'une loi. Ainsi, le Conseil a rappelé le principe et précisé les modalités d'appréciation du droit à réparation de l'administré lésé par l'abstention du Gouvernement. Le principe de la responsabilité de l'Etat a, toutefois, été tempéré au cas où la loi support du décret à intervenir est contraire au droit de l'Union européenne. L'observation de la jurisprudence des quelque cinquante dernières années permet de constater que l'évolution des techniques de diffusion des services de télévision fait souvent l'objet de litiges importants. On se souvient que la suppression de la diffusion des services de télévision en moyenne définition avait donné lieu à un contentieux devant le Conseil d'Etat qui, par une décision "Vannier" restée célèbre, avait énoncé la règle d'après laquelle les usagers d'un service public "n'ont aucun droit au maintien de ce service" et, en l'occurrence, aucun droit au maintien des services de télévision en moyenne définition (1).

Le litige qui a conduit à la décision rendue par le Conseil d'Etat le 22 octobre 2014 concernait, lui aussi, l'évolution des techniques de diffusion des services de télévision.

L'article 6 de la loi n° 2007-309 du 5 mars 2007, relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur (N° Lexbase : L6047HUI), a prévu de mettre fin avant le 30 novembre 2011 à la diffusion des services nationaux de télévision par voie hertzienne terrestre en mode analogique (2). La télédiffusion s'effectue désormais, non plus en mode analogique, mais en mode numérique. La nouvelle norme technique a, d'ores et déjà, permis d'obtenir une meilleure qualité d'image. A plus long terme, elle doit permettre de réduire les coûts d'exploitation de la diffusion des services de télévision.

Avant le vote de la loi du 5 mars 2007, il était envisagé que l'autorisation de diffusion en mode analogique prenne fin avant 2012. La loi a donc accéléré le passage de l'analogique au numérique. En contrepartie, le législateur avait prévu une compensation au profit des diffuseurs nationaux concernés. La loi du 5 mars 2007 leur permettait d'obtenir auprès du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) une autorisation de diffuser "un autre service de télévision à vocation nationale" à compter du 30 novembre 2011. Les diffuseurs nationaux des six premières chaînes allaient pouvoir émettre des services, non plus sur un seul et unique canal, mais sur deux canaux distincts : leur "canal historique" et le nouveau "canal compensatoire" (également appelé "canal bonus").

L'obtention de l'autorisation de diffusion sur le canal compensatoire était soumise à certaines conditions, parmi lesquelles figuraient "des obligations renforcées de soutien à la création en matière de diffusion et de production d'oeuvres cinématographiques et audiovisuelles européennes et d'expression originale française fixées par décret en Conseil d'Etat". Toutefois, le Gouvernement n'a jamais pris le décret.

Pourtant, dans sa décision du 27 février 2007, le Conseil constitutionnel a jugé le dispositif du canal compensatoire conforme à la Constitution. Il a relevé qu'en abrogeant avant leur terme les autorisations de diffusion en mode analogique, la loi portait atteinte à des situations légalement acquises. Le Conseil a estimé que l'attribution d'une chaîne bonus aux diffuseurs nationaux concernés n'était pas une compensation manifestement disproportionnée (3).

Néanmoins, le 10 avril 2008, le dispositif du canal compensatoire a fait l'objet d'une plainte auprès de la Commission européenne. Certains diffuseurs de services de télévision, non concernés par le dispositif, ont estimé que le législateur les avait lésés en prévoyant d'accorder un privilège à leurs concurrents.

C'est la raison pour laquelle le Gouvernement s'est volontairement abstenu de prendre le décret d'application de la loi du 5 mars 2007. Les dispositions législatives sur le canal compensatoire ne sont donc jamais entrées en vigueur. Suivant une proposition du Président du CSA, qui était alors Michel Boyon, le Gouvernement a même lancé au Parlement une procédure d'abrogation des dispositions de la loi contraires au droit de l'Union européenne.

Cependant, les trois opérateurs privés nationaux, TF1, Canal+ et M6, qui exploitent chacun une des six premières chaînes de la télévision, ont réfléchi à des projets en vue de diffuser leurs services sur un canal compensatoire.

Le 23 avril 2012, la société Métropole Télévision (M6) a demandé au CSA l'attribution d'une autorisation de diffusion sur un canal compensatoire. Le CSA n'ayant pas répondu à cette demande, une décision implicite de rejet est née.

Par une requête du 30 juillet 2012, la société M6 a demandé au Conseil d'Etat, compétent en premier et dernier ressort (4), l'annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet du CSA concernant sa demande d'autorisation.

Par une seconde requête en date du 19 février 2013, M6 a également demandé la condamnation de l'Etat à lui verser une indemnité de 98,77 millions d'euros en réparation des préjudices résultant de la décision implicite de rejet du CSA. L'un des six fondements de la demande indemnitaire présentée par la société requérante reposait sur la responsabilité de l'Etat au titre de la faute commise par le Gouvernement qui n'avait pas pris le décret d'application de la loi du 5 mars 2007 et, ce faisant, avait empêché le CSA de lui octroyer une autorisation de diffusion sur un canal compensatoire.

Dans la présente affaire, une importante question de droit devait donc être résolue par le juge administratif : l'abstention de prendre un décret d'application d'une loi engage-t-elle la responsabilité de l'Etat, alors que ladite loi est contraire au droit de l'Union européenne ? Les cinquième et quatrième sous-sections réunies du Conseil d'Etat ont répondu négativement à cette question.

En l'espèce, le Conseil d'Etat a estimé que le Gouvernement n'avait commis aucune faute en ne prenant pas le décret d'application de la loi du 5 mars 2007, puisque ladite loi était suspectée d'être contraire au droit de l'Union européenne par la Commission européenne.

En amont de sa décision, le juge administratif a rejeté la demande d'annulation de la décision de rejet du CSA en estimant qu'en l'absence de décret permettant l'entrée en vigueur des dispositions de la loi du 5 mars 2007, le CSA était tenu de rejeter la demande. Cette décision de rejet étant parfaitement légale, le juge en a déduit qu'aucune faute n'avait été commise par le CSA.

Le juge a également rejeté les autres motifs de la demande indemnitaire présentée par la société M6.

En premier lieu, le Conseil d'Etat a estimé que la méconnaissance du droit de l'Union européenne par la loi du 5 mars 2007 n'avait pas porté préjudice à la société M6 qui ne pouvait ignorer cette méconnaissance au moment où elle a présenté sa demande de canal compensatoire.

En deuxième lieu, le Conseil d'Etat a considéré que l'extinction anticipée de la diffusion analogique prévue par la loi de 2007 n'avait pas non plus porté préjudice à la société M6 puisque, non seulement l'anticipation n'a été que de trois mois en ce qui la concerne, mais qu'en plus, l'autorisation d'émettre en mode analogique a été aussitôt remplacée par une autorisation d'émettre en mode numérique.

Enfin, le Conseil d'Etat a écarté la demande indemnitaire fondée sur les principes de confiance légitime et de sécurité juridique, dont on sait qu'ils peuvent être invoqués pour apprécier la légalité de certains actes administratifs (5), mais que leur méconnaissance ne saurait, par elle-même, entraîner la responsabilité de l'Etat.

L'intérêt essentiel de la décision rapportée concerne le régime de la responsabilité de l'Etat en cas de méconnaissance par le Gouvernement de son obligation de prendre un décret d'application d'une loi. La décision du 22 octobre 2014, qui sera publiée et fichée sur ce point au recueil Lebon, rappelle le principe de la responsabilité de l'Etat en cas de méconnaissance de l'obligation de prendre un décret d'application d'une loi (I), mais tempère cette responsabilité au cas où la loi concernée est contraire au droit de l'Union européenne (II).

I - La responsabilité de l'Etat du fait de l'abstention du Gouvernement de prendre un décret d'application d'une loi

Dans sa décision du 22 octobre 2014, le Conseil d'Etat a rappelé que l'Etat est responsable en cas d'abstention du Gouvernement de prendre un décret d'application d'une loi (A). Les modalités de mise en oeuvre de la responsabilité de l'Etat du fait de cette abstention ont également été précisées (B).

A - Le principe du droit à réparation en cas d'abstention de prendre un décret d'application d'une loi

Depuis l'ordonnance du 20 février 2004, l'article 1er du Code civil (N° Lexbase : L3088DYZ) dispose que "l'entrée en vigueur [des dispositions d'une loi] dont l'exécution nécessite des mesures d'application est reportée à la date d'entrée en vigueur de ces mesures" (6). Ainsi, lorsque des dispositions législatives effectuent un renvoi à un décret, ces dispositions n'entrent en vigueur qu'à la date d'entrée en vigueur du décret.

La jurisprudence n'a pas attendu l'ordonnance de 2004 pour considérer que des dispositions législatives ne peuvent pas recevoir application lorsqu'un décret d'application est nécessaire (7). Et le juge n'a pas modifié sa jurisprudence à la suite de l'entrée en vigueur de l'ordonnance de 2004 (8). Toutefois, la jurisprudence ne manque pas de souplesse. Les mesures d'application peuvent ne pas résulter d'un seul et unique décret, mais être prescrites par plusieurs textes successifs (9). La jurisprudence admet aussi que des précisions figurant dans la loi (voire, on peut le penser, dans tout autre texte législatif) peuvent pallier l'absence de décret d'application (10).

Dans sa décision du 22 octobre 2014, le Conseil d'Etat a fait application de cette jurisprudence. D'une part, il a estimé que l'article 6 de la loi du 5 mars 2007 n'était pas entré en vigueur en tant qu'il prévoit le droit au canal compensatoire, faute pour le Gouvernement d'avoir pris le décret d'application prévu par les dispositions législatives. D'autre part, le Conseil a jugé que la loi ne contenait aucune "précision" de nature à permettre d'appliquer le mécanisme du canal compensatoire. En conséquence, le CSA a pu, sans commettre aucune faute, rejeter la demande de la société M6 tendant à obtenir un canal compensatoire.

Cependant, la jurisprudence administrative va plus loin que la lettre de l'article 1er du Code civil. Le Conseil d'Etat considère "que l'exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l'obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu'implique nécessairement l'application de la loi" (11). L'obligation est fondée sur l'article 21 de la Constitution (N° Lexbase : L0847AHT), d'après lequel le Premier ministre "assure l'exécution des lois" (12). Cette jurisprudence, qui vaut également pour les ordonnances (13), est absolument constante (14). Quoique, depuis 2005, l'intervention du décret d'application en cours d'instance prive d'objet la requête présentée au juge administratif (15). Il faut signaler, par ailleurs, que l'administration est tenue par une obligation similaire en ce qui concerne l'édiction des mesures qu'implique nécessairement l'application d'un décret (16).

La méconnaissance de l'obligation de prendre un décret d'application d'une loi peut avoir des conséquences sous l'angle de la légalité et sous celui de la responsabilité (17).

Du point de vue de la légalité, une décision de refus de prendre un décret d'application d'une loi est illégale. Le juge administratif peut enjoindre au Gouvernement de prendre un tel décret (18). L'injonction n'est pas rare. En témoigne la récente décision par laquelle le Conseil d'Etat a enjoint au Gouvernement de prendre un décret d'application de la loi du 31 mars 2006 à propos du "CV anonyme" (19).

Du point de vue de la responsabilité, l'Etat est responsable des dommages imputables à la faute commise par le Gouvernement en omettant de prendre un décret d'application d'une loi (20).

Dans la décision commentée, le Conseil d'Etat a rappelé "que les préjudices qui résultent du retard mis à prendre, au-delà d'un délai raisonnable, un décret nécessaire à l'application d'une loi sont, en principe, de nature à ouvrir droit à réparation".

Le Conseil a également précisé les modalités d'appréciation de la responsabilité de l'Etat en cas d'abstention de prendre un décret d'application d'une loi.

B - Les modalités d'appréciation du droit à réparation en cas d'abstention de prendre un décret d'application d'une loi

Dans la décision rapportée, le Conseil d'Etat a précisé les modalités d'appréciation de la responsabilité de l'Etat lorsque le Gouvernement s'abstient de prendre un décret d'application d'une loi.

Ces précisions sur les modalités d'appréciation de la responsabilité de l'Etat sont les bienvenues. Toutefois, ces modalités n'ont pas été énoncées sous la forme d'un considérant de principe. En conséquence, elles ne semblent pas applicables de façon générale, mais seulement à l'espèce qui a donné lieu à la décision commentée. On peut néanmoins tenter de les systématiser. Pour cela, il faut tenir compte d'une autre décision rendue par le Conseil d'Etat à ce sujet.

Dans une décision "Association Bretagne Ateliers" rendue en 2005, le Conseil d'Etat, par la voix de ses première et sixième sous-sections réunies, a estimé que le point de départ de la responsabilité est la date à laquelle a été dépassé le délai raisonnable laissé au Gouvernement pour prendre le décret d'application d'une loi. En l'espèce, le délai était d'environ une année suivant la date de publication de la loi (21).

Dans la décision commentée rendue par les cinquième et quatrième sous-sections réunies, le Conseil d'Etat n'a pas tenu compte du critère du dépassement du délai raisonnable. Un autre critère a été mis en oeuvre pour apprécier la responsabilité. Le Conseil a retenu comme "date du fait générateur du dommage" (cf. point n° 10 de la décision), c'est-à-dire "celle de la décision implicite de rejet née du silence gardé par le CSA sur sa demande présentée le 23 avril 2012 en vue d'obtenir le bénéfice [de la loi]" (cf. point n° 7).

La jurisprudence ne semble donc pas, a priori, cohérente en ce qui concerne les modalités d'appréciation de la responsabilité de l'Etat lorsque le Gouvernement s'abstient de prendre un décret d'application d'une loi.

Toutefois, il faut remarquer que les circonstances de l'affaire de 2005 et celle de l'affaire commentée n'étaient pas du tout les mêmes. En 2005, le litige indemnitaire portait directement et exclusivement sur le refus de prendre un décret d'application d'une loi. En 2014, le litige indemnitaire ne portait pas directement et exclusivement sur le refus de prendre un décret d'application d'une loi.

En effet, dans l'affaire commentée, le CSA avait refusé à la société M6 une autorisation de diffusion sur un canal compensatoire. Au contentieux, M6 a critiqué l'absence de décret d'application de façon indirecte : la décision de refus d'autorisation du CSA était critiquée à titre principal. Et le motif de ce refus n'était pas exclusivement l'absence de décret d'application de la loi du 5 mars 2007 : la méconnaissance du droit de l'Union européenne par la loi était également en jeu. La société requérante l'a également invoqué pour fonder sa demande indemnitaire.

En outre, comme l'indique la décision rapportée, il a été tenu compte de la circonstance que les dispositions de la loi "avaient vocation à s'appliquer effectivement" à compter d'une date précisée par la loi elle-même. L'autorisation de diffusion sur un canal compensatoire prévu par la loi du 5 mars 2007 devait être octroyée pour une mise en service à compter du 30 novembre 2011 (cf. point n° 7 de la décision). Retenir un délai d'environ un an à compter de la publication de la loi, comme dans la décision "Association Bretagne Ateliers" précitée, aurait été très strict puisque la loi avait vocation à ne s'appliquer effectivement qu'environ quatre ans et demi à compter de sa publication.

En même temps qu'il a rappelé le principe et les modalités d'appréciation de la responsabilité de l'Etat du fait de l'abstention du Gouvernement de prendre un décret d'application d'une loi, le Conseil d'Etat lui a donné un tempérament au cas où la loi concernée méconnaît le droit de l'Union européenne.

II - L'exception au principe de responsabilité de l'Etat en cas de loi contraire au droit de l'Union européenne

Dans la décision rapportée, le Conseil d'Etat paraît avoir posé une exception au principe de la responsabilité de l'Etat au cas où le Gouvernement s'abstient de prendre un décret d'application d'une loi. Lorsque la loi est contraire au droit de l'Union européenne, l'abstention du Gouvernement n'est pas fautive (A). Toutefois, la décision ne permet pas de dire nettement si cette exception est un principe ou si elle dépend des circonstances propres à chaque affaire (B).

A - L'absence de droit à réparation en cas de loi contraire au droit de l'Union européenne

Dès une décision "Association France nature environnement" rendue en 2000, le Conseil d'Etat a estimé que l'obligation de prendre un décret d'application d'une loi s'impose "hors le cas où le respect des engagements internationaux de la France y ferait obstacle" (22). Cette jurisprudence est bien établie (23). Ainsi, sur le terrain de la légalité, le juge administratif considère qu'un décret d'application d'une loi est légal quand bien même il ne prévoit aucune mesure d'exécution pour les dispositions de cette loi contraire aux engagements internationaux de la France, qu'il s'agisse du droit de l'Union européenne (24), voire du droit de la Convention européenne des droits de l'Homme (25).

Dans sa décision du 22 octobre 2014, le Conseil d'Etat a estimé que l'Etat n'est pas responsable des dommages imputables à la faute commise par le Gouvernement en omettant de prendre un décret d'application d'une loi, lorsque cette loi est considérée comme contraire aux engagements internationaux de la France. En l'occurrence, le Conseil a constaté que le droit au canal compensatoire prévu par les dispositions de la loi du 5 mars 2007 était considéré comme contraire au droit de l'Union européenne par la Commission européenne.

Le Conseil a rappelé la procédure mise en oeuvre par la Commission et qui avait conduit cette dernière à considérer le droit au canal compensatoire comme contraire au droit de l'Union européenne. On peut rappeler ici cette procédure. Dès le 10 avril 2008, le dispositif du canal compensatoire a fait l'objet d'une plainte auprès de la Commission. Le 20 février 2009, la Commission a adressé au Gouvernement une demande de communication d'informations. A la suite de la communication d'informations du Gouvernement, la Commission a "formellement contesté" la compatibilité du mécanisme du canal compensatoire avec le droit de l'Union européenne, notamment du point de vue de la concurrence sur le marché des services de télévision. Le 24 novembre 2010, la Commission a adressé au Gouvernement une mise en demeure de corriger la législation. Le 24 février 2011, le Gouvernement a transmis des éléments nouveaux pour justifier le dispositif du canal compensatoire. Le 29 septembre 2011, la Commission a adressé un avis motivé au Gouvernement. Ce dernier disposait d'un délai de deux mois pour corriger la législation. A l'issue de ce délai, la Commission envisageait de saisir la Cour de justice de l'Union européenne pour faire constater la méconnaissance du droit de l'Union. Le 30 novembre 2011, le Gouvernement a déposé un projet de loi portant abrogation des canaux compensatoires. L'abrogation est finalement intervenue par le biais de l'article 30 de la loi du 15 novembre 2013, relative à l'indépendance de l'audiovisuel public (26) (cf. points n°s 8 à 10 de la décision).

En raison de la méconnaissance du droit de l'Union européenne suspectée par la Commission européenne, le juge administratif a estimé qu'en n'ayant pas pris un décret d'application de la loi du 5 mars 2007, le Gouvernement n'a commis aucune faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat.

S'il ne fait aucun doute que l'Etat n'est pas responsable en cas d'abstention de prendre un décret d'application d'une loi contraire au droit de l'Union européenne, il n'est pas évident que cette irresponsabilité de l'Etat ait une portée absolue.

B - La portée de l'absence de droit à réparation en cas de loi contraire au droit de l'Union européenne

Dans la décision rapportée, le Conseil d'Etat n'a pas exclu, par principe, la responsabilité de l'Etat lorsque le Gouvernement s'abstient de prendre un décret d'application d'une loi contraire au droit de l'Union européenne. Autrement dit, le juge administratif a écarté l'existence d'une faute du Gouvernement en l'espèce, mais ne l'a pas exclu par principe (27).

Pourtant, l'édiction d'un décret contraire aux engagements européens est illégale. Cette jurisprudence, ancienne (28), est, elle aussi, bien établie (29). A l'inverse, l'on sait que l'absence de décret d'application d'une loi contraire aux engagements internationaux n'est pas une illégalité (30). En appliquant la jurisprudence issue de la décision "Les fils de Henri Ramel" rendue par le Conseil d'Etat en 1979 (31), le Conseil aurait pu estimer que l'absence de décret d'application n'étant pas illégale, elle n'est pas fautive par principe.

En outre, la méconnaissance du droit de l'Union européenne par une loi est de nature à entraîner la responsabilité de l'Etat. Ce principe est issu de la décision "Gardedieu" rendue par le Conseil d'Etat en 2007 (32). Il en va de même, à plus forte raison, du décret d'application d'une loi contraire au droit de l'Union européenne. Dans la présente affaire, le Conseil d'Etat aurait pu effectuer une application a contrario de la jurisprudence "Gardedieu". Ce faisant, il aurait estimé que l'absence de décret d'application d'une loi contraire aux engagements internationaux n'entraîne jamais la responsabilité de l'Etat. Le juge administratif n'est pas allé jusque-là. Il a rappelé le considérant de principe issu de la jurisprudence "Gardedieu" (cf. point n° 11 de la décision), sans toutefois l'appliquer au profit de la société M6, car cette dernière n'a subi aucun dommage réellement imputable à la loi du 5 mars 2007 (cf. point n° 12).

Finalement, est-ce à dire que l'absence de décret d'application d'une loi contraire aux engagements internationaux n'est pas une illégalité, mais qu'elle peut, dans certaines hypothèses, constituer une faute et entraîner la responsabilité de l'Etat ? La réponse paraît négative. La décision du 22 octobre 2014, même si elle n'est pas explicite sur ce point, a au moins le mérite d'aller dans ce sens.

D'ailleurs, la loi du 5 mars 2007 n'a jamais été déclarée contraire au droit de l'Union européenne par un juge, qu'il s'agisse du Conseil d'Etat ou de la Cour de justice de l'Union européenne. Il ressort de la décision que seule la Commission européenne a "formellement contesté" le mécanisme du canal compensatoire au regard du droit de l'Union (cf. point 8 de la décision). Le Conseil d'Etat a peut-être souhaité ne pas remettre en cause la position du Gouvernement. On sait que ce dernier avait défendu la conformité du mécanisme du canal compensatoire. Au surplus, le Conseil constitutionnel avait considéré que le mécanisme était conforme à la Constitution (33). C'est peut-être la raison pour laquelle le Conseil d'Etat n'est pas allé jusqu'à admettre le principe suivant lequel l'absence de décret d'application d'une loi contraire aux engagements internationaux n'entraîne jamais la responsabilité de l'Etat. Car, en appliquant ce principe à l'espèce, il aurait dû lui-même constater que la loi du 5 mars 2007 était contraire au droit de l'Union européenne du point de vue du dispositif du canal compensatoire.

Il n'en demeure pas moins que, dans sa décision, le Conseil d'Etat n'est pas allé jusqu'à affirmer la portée absolue de l'absence de responsabilité de l'Etat en cas d'abstention du Gouvernement de prendre un décret d'application d'une loi contraire au droit de l'Union européenne. Il faudra donc attendre une prochaine décision du Conseil d'Etat pour que celui-ci affirme que les préjudices qui résultent de l'abstention à prendre un décret nécessaire à l'application d'une loi contraire aux engagements internationaux, et notamment européens, de la France ne sont jamais de nature à ouvrir droit à réparation.


(1) CE, Sect., 27 janvier 1961, n° 38661, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5804MDC), p. 60.
(2) Loi n° 2007-309 du 5 mars 2007, relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur (N° Lexbase : L6047HUI), JORF, n° 56, 7 mars 2007, p. 4347.
(3) Cons. const., décision n° 2007-550 DC du 27 février 2007 (N° Lexbase : A3317DUE), Rec. CC, p. 81.
(4) Cf. CJA, art. R. 311-1, 4° (N° Lexbase : L8980IXU).
(5) Cf. CE, Ass., 24 mars 2006, n° 288460, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7837DNL), p. 154.
(6) Ordonnance n° 2004-164 du 20 février 2004, relative aux modalités et effets de la publication des lois et de certains actes administratifs, art. 1er (N° Lexbase : L7988DN8), JORF, n° 44, 21 février 2004, p. 3514.
(7) Cass. soc., 22 mars 1989, n° 85-13.496 (N° Lexbase : A1135AHI), Bull. civ. V, n° 242.
(8) Cass. civ. 2, 7 octobre 2004, n° 02-50.049, FS-P+B (N° Lexbase : A5716DD3), Bull. civ. II, n° 442.
(9) CE, 18 janvier 1957, n° 10076, 14005, Rec., p. 39.
(10) CE, Sect., 13 juillet 1951, n° 95629, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3065AKQ), p. 403 ; Cass. civ. 3, 2 décembre 1981, n° 80-14.325 (N° Lexbase : A7988CEL), Bull. civ. III, n° 199 ; Cass. crim., 1er mars 1990, n° 89-81.244 (N° Lexbase : A6449CEL), Bull. crim., n° 102.
(11) A plus forte raison, un ministre ne peut pas décider d'ajourner de plusieurs mois les mesures d'application d'une loi (CE, Sect., 6 juillet 1934, n° 32266 à 32268, Rec., p. 786).
(12) CE 4° et 6° s-s-r., 28 juillet 2000, n° 204024, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7152AHD), p. 323.
(13) CE, 13 juillet 1962, n° 45891, 45892, Sieur Kevers-Pascalis, Rec., p. 475.
(14) Cf. not., CE, Ass., 26 février 1954, n° 95551, Rec., p. 129 ; CE 7° et 10° s-s-r., 30 juillet 1997, n° 177264, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1026AEQ), p. 1009 ; CE 4° et 6° s-s-r., 27 juillet 2001, n° 208167, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4998AUN), p. 419.
(15) CE 1° et 6° s-s-r., 27 juillet 2005, n° 261694, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1329DKG), Rec., p. 350.
(16) CE, Sect., 13 juillet 1951, n° 95629, publié au recueil Lebon, préc..
(17) Il en va de même, par ailleurs, en cas de méconnaissance par l'administration de son obligation de prendre dans un délai raisonnable un décret d'application d'un autre décret (CE, Ass., 27 novembre 1964, n° 59068, Rec., pp. 590-600, concl. Yves Galmot).
(18) CE, Ass., 7 juillet 2004, n° 250688, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1157M7Y), p. 309.
(19) CE 9° et 10° s-s-r., 9 juillet 2014, n° 345253, inédit aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0574MUS).
(20) CE 1° et 6° s-s-r., 27 juillet 2005, n° 261694, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1329DKG), Rec., p. 350.
(21) Ibid.
(22) Cf. supra note 12.
(23) CE, Ass., 7 juillet 2004, n° 250688, publié au recueil Lebon, préc..
(24) CE 1° et 4° s-s-r., 24 février 1999, n° 195354, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3956AXS), p. 29.
(25) CE 9° et 10° s-s-r., 16 juillet 2008, n° 300458, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7334D9I), p. 286.
(26) Loi n° 2013-1028 du 15 novembre 2013, relative à l'indépendance de l'audiovisuel public (N° Lexbase : L5399IYM), JORF, n° 266, 16 novembre 2013, p. 18622.
(27) "Eu égard à l'ensemble de ces circonstances", dit le point n° 10 de la décision rapportée.
(28) Cf. CE 2° et 6° s-s-r., 28 septembre 1984, n° 28467, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6632AL9), p. 512.
(29) Cf. CE, Ass., 30 octobre 2009, n° 298348, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6040EMN), p. 407.
(30) Cf. supra, notes n°s 22 à 25.
(31) CE, Sect., 7 décembre 1979, n° 13001, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0128AKX), p. 457.
(32) CE, Ass., 8 février 2007, n° 279522, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2006DUT), Rec., pp. 78-91, concl. L. Derepas.
(33) Cf. supra, note 3.

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