Le Quotidien du 20 juin 2025 : Transport

[Questions à...] Droit de grève vs « droits » des voyageurs - Questions à Bertrand-Léo Combrade, Professeur de droit public à l’Université de Poitiers et Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS

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[Questions à...] Droit de grève vs « droits » des voyageurs - Questions à Bertrand-Léo Combrade, Professeur de droit public à l’Université de Poitiers et Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/120477280-questionsadroitdegreveivsidroitsdesvoyageursquestionsabertrandleocombradeprofesseurd
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le 19 Juin 2025

Mots clés : droit de grève • liberté de circulation • libertés fondamentales • intérêt général • service minimum

À l’occasion des dernières grèves de la SNCF du début du moins de juin, même si elles se sont révélées moins suivies qu’escomptées par les syndicats de cheminots, s’est reposé le débat opposant la légitimité du droit de grève à celui de la liberté de se déplacer pour les vacanciers et les travailleurs. Pour refaire le point sur cette question, Lexbase a interrogé  Bertrand-Léo Combrade, Professeur de droit public à l’Université de Poitiers et Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS*.


 

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les modalités d'exercice du droit de grève définies par la Constitution ?

Bertrand-Léo Combrade et Pascal Caillaud : L’alinéa 7 du Préambule de la Constitution de 1946 prévoit que « [l]e droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent » (alinéa 7). Cela signifie que le droit de grève a pleinement valeur constitutionnelle, sans pour autant être absolu. C’est au législateur qu’il revient d’en définir les modalités d’exercice, notamment les limites, voire les cas d’interdiction, comme des obligations de préavis ou de négociations préalables. 

Le Conseil constitutionnel, qui peut être saisi pour apprécier la conformité à la Constitution des lois qui mettent en oeuvre le droit de grève, a ainsi précisé dans une décision du 28 juillet 1979 [1] que le législateur devait en particulier assurer la conciliation « entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l’intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte ». L’impératif de sauvegarde de l’intérêt général peut par exemple conduire à interdire le « droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays ».

Lexbase : Les Sages ont-ils déjà plus particulièrement statué concernant le domaine des transports ?

Bertrand-Léo Combrade et Pascal Caillaud : Oui, ils se sont prononcés dans le cadre de deux décisions majeures. Dans une décision du 16 août 2007 [2], ils ont considéré que le droit de grève n’était pas méconnu par une loi instituant, au sein des entreprises chargées d’une mission de service public de transport régulier de personnes à vocation non touristique, une procédure obligatoire de prévention des conflits et une obligation, pour certains salariés, d’indiquer 48 heures à l’avance leur intention de participer à la grève. Dans une décision du 15 mars 2012 [3], le Conseil constitutionnel a estimé que le droit de grève n’était pas non plus méconnu par une loi imposant à certains salariés du secteur du transport aérien de déclarer leur intention de faire grève 48 heures avant le début du mouvement social et de prévenir leur employeur 24 heures à l’avance de leur absence de participation à la grève. Dans ces décisions, les aménagements apportés au droit de grève ont été considérés comme ne portant pas une atteinte disproportionnée à celui-ci.

Lexbase : Serait-il possible d'instituer un véritable « service minimum », plus contraignant que celui créé en 2007 ?

Bertrand-Léo Combrade et Pascal Caillaud : C’est par abus de langage qu’on parle de « service minimum » dans les transports. À ce jour, il n’existe en effet aucun service minimum imposé aux agents. La loi n° 2007-1224 du 21 août 2007, sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs N° Lexbase : L5628MSA, impose seulement aux grévistes de se déclarer 48 heures à l’avance, ce qui permet aux opérateurs de transports (SNCF, RATP, etc.) de réagir en proposant une offre réduite plus ou moins régulière et prévisible par l’usager.

Un service minimum imposé aux agents des services publics consisterait à restreindre leur droit de grève en les contraignant à faire fonctionner un service public selon un mode plus ou moins réduit, et cela pour assurer l’effectivité du principe de continuité des services publics. Il s’agirait donc de concilier droit de grève (présent dans le Préambule de la Constitution) et continuité des services publics (principe tout aussi constitutionnel), dans la mesure où certains services publics sont indispensables à la continuité de la vie nationale. Une telle conciliation est peut-être envisageable dans le cadre de la mise en œuvre d’un véritable service minimum, mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel est trop évasive pour en établir les contours.

Lexbase : Qu'en est-il de l'interdiction totale du droit de grève à certaines périodes de l'année ? À défaut, des réquisitions sont-elles envisageables ?

Bertrand-Léo Combrade et Pascal Caillaud : Actuellement, le nombre de professions privées du droit de grève en France est limité à certains agents publics tels les soldats et gendarmes, les membres des compagnies républicaines de sécurité (CRS), les policiers, les gardiens de prison et les services extérieurs de l’administration pénitentiaire, les magistrats de l’ordre judiciaire, les services des transmissions du ministère de l’Intérieur et les ingénieurs des études et de l’exploitation de l’aviation civile. De 1964 à 1984, les contrôleurs de la navigation aérienne ont également été privés du droit de grève avant que ne soit établi un régime de service minimum. Les personnels du secteur des transports entreraient-ils dans la catégorie définie par le Conseil constitutionnel comme celle des « agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays »  [4] ? Cela paraît peu probable.

Prenons l’exemple de l’interdiction de la grève pendant les vacances scolaires. La simple lecture du calendrier montre que celles-ci, toutes zones confondues, couvrent 20 semaines du calendrier, auquel s’ajoutent les cinq jours de « veille de vacances » et quatre jours fériés (8 mai, lundi de Pentecôte, jeudi de l’Ascension et 11 novembre) non inclus dans ces périodes. Sachant qu’un salarié du secteur des transports travaille 47 semaines par an (si l’on déduit ses 5 semaines de congés payés), c’est donc sur quasiment la moitié de l’année de travail que le droit de grève lui serait interdit. Cette limitation des conditions d’exercice du droit de grève ne serait-elle pas disproportionnée [5] au regard de l’objectif poursuivi par le législateur (qui est, on le rappelle, de protéger la liberté de circulation) ?  Probablement. Moins étendue, l’interdiction de la grève dans les transports les jours fériés et lors des départs et retours de vacances soulève le même problème. Si l’ampleur des périodes de grève interdite est plus limitée, cela n’écarte pas la question de la proportion entre cette limitation du droit de grève et l’objectif de faciliter les départs et retours de vacances.

Un service minimum au sens strict (donc pas une obligation de se déclarer avec préavis), lorsqu’il a été prévu par un texte ou un accord, ou en raison d’impératifs de sécurité, pourra justifier des réquisitions d’agents grévistes par l’autorité. Ces dernières consistent à obliger un agent, même gréviste, à rejoindre son poste. Des réquisitions sont rendues possibles par le Code de la défense pour les besoins de la défense, par le Code de la santé publique pour « procéder aux réquisitions nécessaires de tous biens et services, et notamment requérir le service de tout professionnel de santé », par le Code de la sécurité intérieure pour assurer les secours, et surtout par le Code général des collectivités territoriales « en cas d’urgence, lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police ». Or, on ne voit pas en quoi l’absence de transports en commun créerait une « atteinte au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques » [6].

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public


[1] Cons. const., décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979 N° Lexbase : A7991ACX.

[2] Cons. const., décision n° 2007-556 DC du 16 août 2007 N° Lexbase : A6455DXD.

[3] Cons. const., décision n° 2012-650 DC du 15 mars 2012 N° Lexbase : A7450IEN.

[4] Cons. const., décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979, préc.

[5] Cons. const., décision n° 2007-556 DC du 16 août 2007, préc.

[6] Pour en savoir plus, il est possible de consulter les articles publiés sur le site des Surligneurs, un média indépendant qui lutte contre la désinformation juridique : Pourrait-on interdire le droit de grève pendant les heures de pointe ?, 12 mai 2025 ; Vacances scolaires et jours feries : peut on interdire les grèves dans le secteur des transports ?, 11 février 2023 ; Une députée non inscrite propose que toute greve soit interdite dans le secteur des transports les veilles de vacances scolaires durant les vacances scolaires et les jours feriés, 11 février 2023.

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