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le 28 Mai 2025
Mots clés : commande publique • pénal • favoritisme • recel de favoritisme • sourcing
La complexification du cadre réglementaire de la commande publique s’accompagne d’un mouvement de pénalisation. Entreprises privées et acteurs publics doivent être conscients des risques induits afin de les prévenir. Le délit d'atteinte à la liberté d'accès et à l'égalité des candidats dans les contrats publics, souvent appelé « favoritisme » peut servir de base aux poursuites tout comme l'ensemble des atteintes à la probité (prise illégale d’intérêt, trafic d’influence, concussion, corruption). Lexbase a interrogé Valérie Munoz-Pons et Vincent Brenot, avocats associés, August Debouzy*.
Lexbase : Quelles sont les principales situations à risque en matière de commande publique ?
Valérie Munoz-Pons : En matière de commande publique, le risque pénal est multiforme. Il existe pour les acheteurs publics mais aussi pour les acteurs privés qui sont leurs fournisseurs et qui peuvent être poursuivis, selon les infractions en cause, à titre principal ou sur le fondement du recel ou de la complicité. Différentes infractions peuvent fonder les poursuites. Le favoritisme est la principale, il sanctionne la violation de dispositions législatives ou règlementaires qui ont vocation à garantir le libre accès, l’égalité des candidats et la transparence des marchés publics. D’autres infractions peuvent également fonder des poursuites en matière de commande publique : la corruption, la prise illégale d’intérêts, le trafic d’influence ou encore la concussion. Les peines encourues sont lourdes. Outre des peines d’emprisonnement pour les personnes physiques, des sanctions financières sont prévues qui peuvent atteindre le double du produit tiré de l’infraction. Des peines complémentaires peuvent également s’appliquer et en particulier celle d’exclusion des marchés publics.
Vincent Brenot : Les situations qui présentent des risques sont variées. Les tribunaux sanctionnent régulièrement le fractionnement des marchés (« saucissonnage »), la passation de marchés de gré à gré alors que les règles de la commande publique imposaient des procédures formalisées, le recours abusif à des procédures négociées, l’accès pour le fournisseur à des informations privilégiées ou encore le fait de bénéficier de spécifications techniques sur mesure. Le recours à des avenants ou le recours occulte à la sous-traitance constituent également des situations à risque. Les violations peuvent se produire à tout moment de la procédure : en amont, par exemple si l’acheteur public ne procède pas à la phase obligatoire de mise en concurrence, en cours de procédure, s’il attribue un marché malgré un dossier incomplet ou moins-disant ou même en cours d’exécution du marché, s’il en modifie les termes au-delà des possibilités ouvertes par le Code de la commande publique.
Lexbase : Comment se protéger en tant que fournisseur ?
Vincent Brenot : Il faut être particulièrement vigilant dans les relations avec les acheteurs publics. La première question est celle de savoir si l’entité acheteuse est soumise aux règles de la commande publique. Certaines entités soumises aux règles de la commande publique ignorent elles-mêmes qu’elles le sont, créant ainsi les conditions d’un risque pénal pour leurs cocontractants.
Valérie Munoz-Pons : En matière de favoritisme, la question qui peut se poser est celle de savoir si le fournisseur a bénéficié, en connaissance de cause, de l’attribution d’un marché consécutive à une violation des règles de publicité ou de mise en concurrence applicables. Pour se prémunir contre les risques pénaux, les fournisseurs ont intérêt à mettre en place des mesures spécifiques (qui s’inscrivent notamment dans le cadre des mesures de préventions prévues par la loi « Sapin II » (loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 N° Lexbase : L6482LBP) et à documenter leur suivi. Parmi ces mesures, on rappellera l’utilité d’un code de conduite clair à diffuser aux équipes, la cartographie des risques identifiant les principaux écueils en matière de commande publique, des formations régulières du personnel exposé ou encore un suivi spécifique des marchés publics et parapublics. Il est important d’anticiper ces questions et de prendre des mesures en amont. En cas de doute, il faut prendre l’attache d’un conseil spécialisé car une fois que le marché est attribué, il est très difficile de revenir en arrière.
Lexbase : Le sourcing peut-il donner lieu à des poursuites pénales ?
Vincent Brenot : Le sourcing est une procédure encadrée par le Code de la commande publique. Il consiste en des échanges entre l’acheteur public et des fournisseurs. Il intervient en amont de la procédure de passation. L’acheteur public communique de manière officielle, non rémunérée et transparente avec les opérateurs économiques afin de recueillir des informations techniques, des études de marché ou des orientations. Cette démarche active permet à l’acheteur public de repérer dans un domaine précis des procédés émergents ou innovants ou d’aider à la détermination de son besoin.
Valérie Munoz-Pons : Le risque est que, lors de cette phase d’échange préalable, l’acheteur public divulgue des informations sur son projet et rompe ainsi l’égalité requise entre les candidats. Le cas échéant, le sourcing est susceptible de donner lieu à la commission de l’infraction de favoristisme. L’article R. 2111-1 du Code de la commande publique N° Lexbase : L2525LRX précise d’ailleurs que « Les résultats des études et échanges préalables peuvent être utilisés par l'acheteur, à condition que leur utilisation n'ait pas pour effet de fausser la concurrence ».
Vincent Brenot : L’article 5 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016, relatif aux marchés publics N° Lexbase : L5199MWH, prévoit que « L’acheteur prend les mesures appropriées pour que la concurrence ne soit pas faussée par la participation [au marché] d’un opérateur qui aurait eu accès (…) à des informations. ». Sur le plan administratif, il arrive que les tribunaux annulent des marchés après avoir constaté que, lors du sourcing, un candidat avait reçu des informations précises sur les critères techniques et financiers de l’attribution d’un marché plusieurs mois avant la publication de l’avis d’appel public à la concurrence, lui procurant un avantage injustifié par rapport à ses concurrents [1]. Les bonnes pratiques vont consister en (i) la mise à disposition au sein de la documentation de l’appel d’offres de l’ensemble des informations communiquées à l’occasion du sourcing et (ii) une analyse des besoins qui expose de manière objective les suggestions faites par les opérateurs (et ne se contente pas de reprendre simplement les propositions des opérateurs). Il est également recommandé de conserver une trace des échanges lors du sourcing.
Lexbase : L'entreprise est-elle protégée si l'acheteur public considère à tort qu'il n'est pas soumis aux règles de la commande publique ?
Valérie Munoz-Pons : Le favoritisme et le recel de favoritisme sont des délits intentionnels. Cela signifie qu’ils ne peuvent être réprimés en l’absence d’intention de les commettre. Cette intention est analysée par les tribunaux au regard de la connaissance qu’avait l’auteur de l’irrégularité de ses actes : s’il a accompli en connaissance de cause un acte contraire aux dispositions légales et réglementaires garantissant la liberté d’accès et l’égalité dans les marchés publics, le prévenu pourra être condamné pour favoritisme. L’erreur est bien une cause d’irresponsabilité pénale mais elle est appréciée très restrictivement. En pratique, la simple invocation d'une méconnaissance des règles ou d'une erreur dans la procédure de mise en concurrence ne suffit pas. La personne poursuivie doit apporter la preuve de l'erreur invincible sur le droit au sens de l’article 122-3 du Code pénal N° Lexbase : L2316AMQ, autrement dit impossible à éviter même en se renseignant auprès de tiers compétents. Cela signifie que cette erreur ne peut naître ni d’une tolérance, ni d’une simple carence. La Cour de cassation considère de façon constante que les élus ou agents publics ayant une longue expérience dans la passation des marchés publics ou qui disposent de moyens d’information ne peuvent pas utilement invoquer l’erreur de droit, sauf circonstance exceptionnelle. Ainsi, il est souvent tenu compte de la situation de l’élu ou de l’agent public (son ancienneté, son expérience), du fait qu’il ne pouvait ignorer les règles, ou d’autres circonstances de fait (le recours à une procédure irrégulière après avertissement, l’absence d’élection d’une commission, l’ouverture des plis par des élus candidats à l’attribution, la demande d’établissement d’un devis à une entreprise liée à un élu) pour justifier la condamnation.
Le recel de favoritisme sanctionne la personne qui bénéficie, en connaissance de cause, d’un avantage tiré d’une infraction de favoritisme. L’intention du receleur n’est pas non plus présumée : elle doit être démontrée, c’est-à-dire qu’il doit être établi que la personne poursuivie avait connaissance de l’origine illicite de l’avantage dont elle a bénéficié. L'erreur du receleur permet d’écarter sa responsabilité uniquement si la preuve en est rapportée selon des critères précis : elle doit porter sur le droit et non sur un fait et elle doit être invincible ou inévitable même en faisant preuve de la diligence attendue d’une personne normalement prudente et informée. Or, là encore, les tribunaux se montrent souvent très stricts dans l’appréciation de l’erreur et tendent à l’écarter sur le fondement d’éléments purement factuels : par exemple, la qualité professionnelle ou l’expérience du bénéficiaire, les circonstances dans lesquelles l’avantage a été obtenu ou encore la participation à des actes laissant supposer la connaissance de l’irrégularité de l’attribution.
Vincent Brenot : Des décisions récentes [2] pourraient laisser que l’absence d’élément moral est un argument de nature à justifier la relaxe. Dans un dossier de favoritisme, le tribunal correctionnel de Paris a notamment reconnu l’erreur de droit à propos d’un document élaboré par la direction juridique d’une société importante. Toutefois, les tribunaux sont généralement plus exigeants et tendent à écarter quasi-systématiquement l’erreur de droit en matière de favoritisme, ce qui incite à la plus grande prudence.
*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public
[1] Par exemple CAA Versailles, 16 juin 2022, n° 19VE03858 N° Lexbase : A748377B.
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