Réf. : Cass. com., 29 janvier 2025, n° 23-15.842, FS-B N° Lexbase : A38976S7
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par Yann Heyraud, Avocat, Docteur en droit, Centre de droit des affaires (Université de Rennes)
le 18 Février 2025
Mots-clés : pratiques restrictives de concurrence • juridictions spécialisées • incompétence • irrecevabilité • appel
Dans le contentieux des pratiques restrictives de concurrence (rupture brutale, déséquilibre significatif, etc.), l’appel devant une cour d’appel non spécialisée (c’est-à-dire toutes les cours d’appel à l’exception de celle de Paris) est désormais sanctionné par l’incompétence. Il y a là un alignement sur la solution dégagée en 2023 à propos des juridictions non spécialisées de première instance.
1. Hier : de l’irrecevabilité à l’incompétence. Chacun sait que le législateur a décidé, à tort ou à raison, de confier le contentieux des pratiques restrictives de concurrence (rupture brutale, déséquilibre significatif, etc. : C. com., art. L. 442-1 N° Lexbase : L3427MHE et s.) à des juridictions spécialisées. Huit tribunaux de première instance et la cour d’appel de Paris ont donc vocation à connaître de ces litiges (C. com., art. L. 442-4 N° Lexbase : L0498LQI ; art. D. 442-2 N° Lexbase : L4438L3R et D. 442-3 N° Lexbase : L4439L3S ; Annexe 4-2-1 N° Lexbase : L5663LQS et Annexe 4-2-2 N° Lexbase : L2279LWC).
Pendant longtemps, la Cour de cassation a considéré qu’une affaire portée devant une juridiction non spécialisée devait, en première instance comme en appel, être sanctionnée par une fin de non-recevoir relevée d’office [1]. Cette orientation était critiquée [2]. Sans y revenir en détail, on soulignera seulement que la fin de non-recevoir est une sanction radicale car les délais de prescription ne sont pas interrompus. Malheur donc à l’avocat qui se trompait de juridiction, notamment en appel.
Des arrêts ont toutefois amorcé une évolution. En 2017, la Cour de cassation a considéré qu’il convenait « d’amender cette jurisprudence » ; traduction : les cours d’appel non spécialisées pouvaient connaître des recours formés contre les décisions des juridictions non spécialisées, même si ces dernières avaient à tort statué sur l’application des pratiques restrictives de concurrence [3]. Pour ce qui nous intéresse, cette série d’arrêts marquait un recul de l’irrecevabilité : les cours d’appel non spécialisées ne pouvaient plus se borner à prononcer l’irrecevabilité de l’appel (ce qui avait généralement pour effet de rendre la décision de première instance définitive). Elles devaient, au contraire, juger l’appel recevable, examiner la recevabilité de chaque demande et, surtout, relever d’office l’excès de pouvoir de la juridiction de première instance non spécialisée. Ainsi, l’irrecevabilité de la seule demande, et non de l’appel, conduisait les plaideurs à mieux se pourvoir, sans qu’ils se heurtent à une décision de première instance définitive [4]. En outre, d’autres arrêts rendus par la même Chambre commerciale avaient accentué le mouvement de recul car ceux-ci privilégiaient, par exemple en matière de procédures collectives, l’incompétence à l’irrecevabilité [5].
En 2023, l’irrecevabilité n’a plus reculé, mais a été abandonnée. Un important revirement est intervenu via l’arrêt Aimargali qui a préféré, en lieu et place de la fin de non-recevoir, la sanction de l’incompétence [6]. L’arrêt Aimargali se prononçait toutefois au stade de la première instance. L’interrogation était donc permise : le revirement doit-il être étendu au stade de l’appel [7] ? C’est là que l’arrêt La Source, ici commenté, intervient. Par ce nouveau revirement, la Cour de cassation applique également la sanction de l’incompétence à l’appel.
2. Aujourd’hui : l’incompétence, en première instance comme en appel. L’affaire est topique. Le tribunal de commerce de Bordeaux – une juridiction spécialisée – est saisi d’une pratique restrictive de concurrence [8]. Appel est formé devant une cour d’appel non spécialisée : la cour d’appel de Bordeaux. Sans surprise, l’appel est déclaré irrecevable, la cour motivant d’ailleurs sa solution en citant l’un des arrêts retenant une telle sanction [9]. Le pourvoi avait donc le champ libre pour mobiliser l’arrêt Aimargali, intervenu en temps, afin que sa logique soit étendue.
Par une motivation enrichie, rappelant la « construction jurisprudentielle complexe » et « l’insécurité juridique » à l’œuvre (arrêt, § 8), la Cour de cassation indique que « désormais […] la règle […] désignant la cour d'appel de Paris seule compétente pour connaître des décisions rendues par lesdites juridictions, institue une règle de compétence d'attribution exclusive et non une fin de non-recevoir » (arrêt, § 11) [10].
En première instance comme en appel, la sanction est donc l’incompétence. Arrêtons-nous sur quatre conséquences pratiques liées à ce revirement.
3. Application du régime rigoureux de l’incompétence. La première conséquence pratique, la plus évidente, est le changement de régime. Retenir l’incompétence, en lieu et place de l’irrecevabilité, suppose que ce régime soit appliqué. Deux brèves remarques. La partie souhaitant critiquer la compétence de la cour d’appel doit se conformer aux articles 74 N° Lexbase : L1293H4N et suivants du Code de procédure civile (exception soulevée in limine litis, déclinatoire motivé, etc.). Les modalités de la critique varieront selon le circuit emprunté (en circuit long : incident de compétence devant le conseiller de la mise en état ; en circuit court : conclusion au fond devant la formation de jugement).
4. Application de l’incompétence aux appels en cours. La deuxième conséquence pratique est la portée temporelle de la nouvelle règle dégagée. L’application de cette règle jurisprudentielle n’est pas modulée dans le temps : à l’exception des décisions définitives, la nouvelle règle s’applique donc autant pour l’avenir aux appels qui seront initiés de façon rétroactive qu’aux appels en cours.
Une difficulté pourrait surgir à propos des appels en cours. Le risque est que l’exception d’incompétence soit tardive. Concrètement, l’incompétence ne pourra plus être reçue dès que la partie aura invoqué une défense au fond ou une fin de non-recevoir. Simple application du régime de l’exception d’incompétence et de l’article 74 du Code de procédure civile (supra § 3) [11].
À propos des appels en cours, une fenêtre temporelle existe donc pour contester la compétence de la cour d’appel non spécialisée. Une fenêtre étroite toutefois, car chacun connaît les délais spécifiques, et relativement brefs, pour conclure en appel. Il est donc à craindre qu’une cour d’appel non spécialisée soit appelée à traiter du contentieux touchant aux pratiques restrictives de concurrence ; sauf si l’on admet que le juge d’appel puisse relever d’office son incompétence.
5. Relevé d’office de l’incompétence en d’appel. La troisième conséquence pratique tient aux prérogatives du juge d’appel : peut-il relever d’office son incompétence ? La réponse apparaît négative. Il faut, à nouveau, décliner la rigueur du régime applicable. En appel, les prérogatives du juge sont limitées : l’incompétence peut seulement être relevée lorsqu’il s’agit de renvoyer l’affaire devant une juridiction répressive, administrative ou étrangère (CPC, art. 76, al. 2 N° Lexbase : L9291LTB). Or, il n’est pas question de cela en matière de pratiques restrictives de concurrence : il s’agit seulement d’un litige de la vie des affaires, relevant de l’ordre judiciaire, mais porté devant la mauvaise cour d’appel.
Il faut donc se résigner : lorsque les parties n’auront pas soulevé – ou ne pourront plus soulever (supra § 4) – l’incompétence, des cours d’appel non spécialisées continueront de statuer sur des pratiques restrictives de concurrence. Le temps d’une jurisprudence parallèle à celle de la chambre 5-4 de la cour d’appel de Paris, parfaitement contraire à l’objectif législatif, n’est pas encore révolu.
6. Relevé d’office de l’incompétence en première instance. La quatrième conséquence pratique ne concerne pas l’appel mais la première instance. Expliquons-nous. On sait que le juge de première instance peut relever d’office son incompétence lorsqu’une règle de « compétence d’attribution […] d’ordre public » est violée (CPC, art. 76, al. 1er).
Il faut d’abord que la règle soit une règle de compétence d’attribution. Selon les arrêts Aimargali et La Source, c’est bien de cela dont il s’agit : la spécialisation des juridictions en matière de pratiques restrictives de concurrence est une « règle de compétence d’attribution exclusive » (arrêt Aimargali, § 16 ; arrêt La Source, § 11).
Pour être relevée d’office, encore faut-il que la règle de compétence d’attribution soit d’ordre public. Or, en 2023, l’arrêt Aimargali n’avait pas expressément statué sur ce point [12]. L’arrêt La Source apporte cette précision au détour de sa motivation enrichie : la règle de compétence d’attribution en matière de pratiques restrictives est bien une « règle d’ordre public » (arrêt, § 10).
Les juridictions non spécialisées de première instance pourront donc relever d’office leur incompétence. Cette conclusion est bienvenue. Elle contraste avec les prérogatives plus limitées du juge d’appel sur le relevé d’office (supra § 5). Surtout, elle permet de satisfaire l’objectif législatif. Il faut donc compter sur la diligence des juges de première instance pour réorienter le contentieux des pratiques restrictives de concurrence vers les juridictions spécialisées.
[1] Parmi de nombreux arrêts : Cass. com., 24 septembre 2013, n° 12-21.089, F-P+B N° Lexbase : A9414KLA, Contrats, conc. consom., 2013. comm. 267, note N. Mathey ; RTD com., 2013, 696, obs. J. Azéma ; D., 2013. 2812, obs. N. Dorandeu ; D., 2014, 893, obs. D. Ferrier ; RDC, 2014, 84, obs. C. Pelletier – Cass. com., 31 mars 2015, n° 14-10.016, F-P+B N° Lexbase : A0915NGY, D., 2015. 996, obs. S. Tréard ; D., 2015, 2526, obs. N. Dorandeu.
[2] Parmi de nombreuses références : F. Buy, Intérêts et méfaits de la spécialisation juridictionnelle, Flux et reflux de la rupture d’une relation commerciale, Lexisnexis, 2018, p. 131 et s. ; Ph. Théry, Quelques observations sur la compétence des juridictions spécialisées dans le contentieux des pratiques anticoncurrentielles ou des pratiques restrictives de concurrence, Mélanges Claude Lucas de Leyssac, Lexisnexis, 2018, p. 481 et s. ; R. Amaro, La spécialisation du juge. L’exemple à ne pas suivre du droit de la concurrence, Mélanges Dany Cohen, Dalloz, 2023, p. 25 et s..
[3] Cass. com., 29 mars 2017, trois arrêts, n° 15-17.659, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A6067UMN, 15-24.241, FS-P+B+I N° Lexbase : A6068UMP et 15-15.337, FS-D N° Lexbase : A0917UT7, P. Le More, Lexbase Affaires, juin 2017, n° 513 N° Lexbase : N8739BWL ; AJ Contrat, 2017, 217, obs. B. Ruy ; RTD civ., 2017, 722, obs. Ph. Théry ; D., 2017, 2444, obs. N. Dorandeu ; RLC, septembre 2017, n° 64, 3242, p. 36, note Ph. Vanni et A. Lacresse ; RLDC, juin 2017, n° 149, 6321, p. 29, note Cl. Mouly-Guillemaud ; LEDICO, juin 2017, p. 1, obs. L. Vogel et J. Vogel.
[4] Sur les conséquences : B. Ruy, op. cit., § 4 et § 5.
[5] Par exemple, en matière de procédures collectives : Cass. com., 17 novembre 2021, n° 19-50.067, FS-B+R N° Lexbase : A94717BE, V. Téchené, Lexbase Affaires, novembre 2021, n° 696 [LXB N9499BYH], Dalloz Actualité, 9 décembre 2021, obs. B. Ferrari ; D., 2022, 625, obs. N. Fricero ; Rev. sociétés, 2022. 185, obs. L.-C. Henry ; RTD civ., 2022. 191, obs. Ph. Théry ; BJE, mars 2022, p. 25, obs. M.-L. Guinamant ; BJE, mai 2022, p. 28, obs. J.-L. Vallens ; Gaz. Pal., 18 janvier 2022, n° 2, p. 41, note M. Guez ; Gaz. Pal., 19 avril 2022, n° 13, p. 51, obs. P. Rossi.
[6] Cass. com., 18 octobre 2023, n° 21-15.378, FS-B+R N° Lexbase : A08251NU, V. Téchené, Lexbase Affaires, octobre 2023, n° 773 N° Lexbase : N7178BZU ; Dalloz Actualité, 7 et 8 novembre 2023, obs. M. Barba ; D., 2023, 2298, note R. Amaro ; D., 2024, 745, obs. N. Ferrier ; RTD civ., 2024. 198, obs. Ph. Théry ; RTD com., 2024, 61, obs. M. Chagny ; Contrats conc. consom., 2023. comm. 187, obs. N. Mathey ; Contrats conc. consom., 2023, comm, 192, obs. D. Bosco ; JCP E, 2024, 1004, note C. Bizet ; Procédures, 2023. 315, note Y. Strickler ; LPA, 31 décembre 2023, n° 12, p. 66, obs. L. Nin, L. Duville et L. Aignelot ; RDC, 2024, 72, note R. Amaro.
[7] Les commentateurs étaient d’avis que la solution serait transposée à l’appel (en ce sens : M. Barba, Dalloz Actualité, 8 novembre 2023, op. cit., § 8 ; M. Chagny, op. cit., p. 64, 2nd col.).
[8] Sans entrer dans le détail, qui importe ici peu, la Cour de cassation évoque seulement une situation de dépendance économique alors que l’arrêt d’appel évoque également le déséquilibre significatif : CA Bordeaux, 13 mars 2023, n° 20/05275 N° Lexbase : A805094W.
[9] Cass. com., 31 mars 2015, n° 14-10.016, op. cit.
[10] Cass. com., 29 janvier 2025, n° 23-15.842, Dalloz Actualité, 5 février 2025, note M. Barba.
[11] Sur ce risque, déjà identifié lors de l’arrêt Aimargali : M. Barba, Dalloz Actualité, 7 novembre 2023, op. cit., § 16.
[12] Plusieurs commentateurs ont considéré que la précision était virtuellement contenue dans la logique générale de l’arrêt Aimargali : une compétence exclusive est forcément d’ordre public (parmi de nombreuses références : R. Amaro, D. 2023. 2298, §9 ; M. Chagny, op. cit., spéc. p. 63, 2nd col.).
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