Le Quotidien du 19 février 2025 : Conventions et accords collectifs

[Commentaire] Non-cumul des avantages conventionnels en cas de pluralité d’employeurs

Réf. : Cass. soc., 8 janvier 2025, n°22-24.797, FS-B N° Lexbase : A67006PT

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N1602B3Q

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par Lou Thomas, Maître de conférences en droit privé, Co-directeur du Master droit social et relations professionnelles, Université Paris Nanterre

le 18 Février 2025

Mots-clés : accords collectifs • conflit de normes • non-cumul des avantages conventionnels ayant le même objet • principe de faveur • service commun • accord-miroir

Les salariés appartenant à un service commun entre deux entreprises (Enedis et GRDF) ne peuvent réclamer auprès des deux sociétés co-employeuses la mise en œuvre d’une procédure conventionnelle instituée en des termes identiques par les accords collectifs conclus par chacune de ces sociétés. En effet, ces avantages ayant le même objet, ils ne peuvent se cumuler. Seul le plus favorable doit être accordé aux salariés.


Un travailleur ayant deux employeurs, ayant chacun conclu avec les mêmes organisations syndicales un accord collectif identique, peut-il réclamer la mise en œuvre, auprès de chacune des deux sociétés, d’une procédure conventionnelle ? Si la question peut surprendre, c’est que les faits qui ont donné naissance à l’affaire sont indéniablement singuliers. À la fin des années 2000, dans un contexte d’ouverture à la concurrence des marchés de l’électricité et du gaz, le législateur organise progressivement la séparation des activités de production, de transport, de distribution et de fourniture. En application de l’article L. 111-71 du Code de l’énergie N° Lexbase : L1518IQB, les sociétés chargées de la distribution de l’électricité (ERDF, devenue Enedis) et du gaz (GRDF) constituent entre elles un service commun qui regroupe l’ensemble de leur personnel, à l’exception du personnel central de direction. Si chacune de ces sociétés conserve la maîtrise et la responsabilité de ses activités, les salariés affectés à ce service commun ont pour particularité d’être liés simultanément à ces deux employeurs. Le 23 juillet 2010, les sociétés ERDF et GRDF ont chacune conclu, avec les mêmes organisations syndicales représentatives, un accord collectif sur le processus de concertation et les mesures d’accompagnement des réorganisations. Ces deux accords ont été rédigés exactement dans les mêmes termes et comprennent, aujourd’hui encore, exactement les mêmes stipulations, ce qui explique d’ailleurs qu’il y soit référé par le terme d’« accord-miroir ».

En octobre 2020, les directions des deux sociétés ont informé les partenaires sociaux d’un projet intitulé « Transformation des activités communes » (TAC). Ce projet de réorganisation, qui s’inscrit dans un mouvement de séparation des activités relevant du service commun, prévoit notamment la réaffectation, au sein de nouvelles équipes, d’une partie des salariés. Préalablement à cette réaffectation, le document présentant le projet prévoit la mise en œuvre, au bénéfice exclusif des salariés concernés, d’une procédure instaurée par l’accord du 23 juillet 2010. En application de cet accord, les sociétés signataires se sont en effet engagées, en cas de projet de réorganisation, à informer les salariés sur l'évolution potentielle de l’organisation, à leur faire passer un entretien individuel et à leur proposer trois affectations différentes. La Fédération nationale des syndicats des salariés des mines et de l’énergie CGT a alors saisi le tribunal judiciaire afin que soit reconnu le droit pour tous les salariés des sociétés Enedis et GRDF de bénéficier de la procédure conventionnelle. Devant la Cour de cassation, le débat portait plus spécifiquement sur la possibilité, pour les salariés affectés au service commun, de bénéficier de la mise en œuvre de cette procédure par les deux sociétés employeurs. En d’autres termes, l’application des deux faces de l’accord du 23 juillet 2010 devait-elle être conçue, pour ces salariés, de manière cumulative ou de manière alternative ?

La Cour de cassation commence par poser la règle de principe. En l’absence de disposition légale expresse, les concours de conventions collectives ou d’accords collectifs doivent être résolus par l’application de la règle de faveur (I.). Cette règle était cependant d’un maniement difficile en l’espèce, le conflit entre accords collectifs étant pour le moins atypique (II.).

I. L’application de principe de la règle de faveur dans les rapports entre accords collectifs

De longue date, la Cour de cassation a reconnu l’existence d’un « principe fondamental en droit du travail selon lequel en cas de conflit de normes c'est la plus favorable au salarié qui doit recevoir application » [1]. Cette règle générale d’articulation des normes constitue indubitablement l’une des spécificités de cette branche du droit. Elle autorise, en l’absence de toute habilitation législative expresse, que des avantages nouveaux puissent être créés au profit des salariés. L’une des applications de ce principe est la règle, consacrée au plus haut niveau, selon laquelle « en cas de concours de conventions collectives ou d’accords collectifs, les avantages ayant le même objet ou la même cause ne peuvent, sauf stipulations contraires, se cumuler, le plus favorable d’entre eux pouvant seul être accordé » [2]. Cette règle ayant été qualifiée de principe général du droit du travail (au sens de l’article 34 de la Constitution) par le Conseil constitutionnel [3], seule la loi peut l’écarter. En conséquence, la règle de faveur a vocation à régir l’ensemble des conflits de normes non réglés par une disposition légale alternative.

À l’occasion des réformes du Code du travail de 2004, puis de 2017, le champ d’application de la règle de faveur s’est indéniablement contracté. Dans les rapports entre accords collectifs de champ territorial ou professionnel différent, le législateur a donné sa préférence à l’application d’une règle de proximité, l’accord dont le champ d’application est le plus étroit ayant quasi systématiquement vocation à prévaloir. Cependant, les rapports entre accords collectifs de même niveau ont été ignorés par le législateur, si bien que la règle générale antérieure - la règle de l’application de la disposition la plus favorable au salarié - continue de s’appliquer.

C’est le sens de la réaffirmation par la Chambre sociale, dans l’arrêt commenté, de la règle selon lequel, « en cas de concours de conventions collectives ou d’accords collectifs, les avantages ayant le même objet ou la même cause ne peuvent, sauf stipulations contraires, se cumuler, le plus favorable d’entre eux pouvant seul être accordé ». Ce principe est, par ailleurs, replacé dans le giron du principe plus large déjà évoqué, comme en témoigne la référence aux dispositions de l’article L. 2254-1 du Code du travail N° Lexbase : L2417H9E, qui régit les rapports entre accords collectifs et contrats de travail, mais qui a toujours servi de fondement juridique au principe de faveur conçu comme règle générale d’articulation des normes en droit du travail.

II. Une application malaisée dans le cas d’un conflit de normes atypique

Une fois rappelée la règle applicable aux conflits entre conventions collectives non expressément réglés par la loi, deux difficultés se présentaient à la Cour de cassation. Tout d’abord, il convenait de déterminer si les deux accords collectifs applicables aux salariés du service commun étaient en conflit ou si les avantages qu’ils prévoyaient devaient être cumulés (A.). Ensuite, au cas où les avantages ne pourraient pas se cumuler, il restera à identifier laquelle des stipulations - rédigées en des termes identiques - doit être considérée comme étant la plus favorable aux salariés (B.).

A. L’identification d’un conflit

La première difficulté que devait régler la Cour de cassation était ainsi de déterminer si les salariés du service commun devaient bénéficier de la mise en œuvre de la procédure de la part de leurs deux employeurs. En d’autres termes, Enedis et GRDF, étant toutes deux signataires d’un accord collectif propre, devaient-elles chacune procéder à des entretiens individuels et proposer à chaque salarié concerné par la réorganisation des services trois offres de réaffectation ? La cour d’appel de Paris [4] avait, pour sa part, considéré que les deux sociétés étaient chacune engagées par les termes de l’accord qu’elle a signé. Selon les juges du fond, l’identité des stipulations des deux accords « n’a aucunement pour corollaire qu’au motif que l’une le mettant en pratique, l’autre en serait dispensée ». Les deux sociétés devaient donc mettre en œuvre les accords de manière cumulative, ce qui pouvait conduire à la présentation aux salariés du service commun de six offres de réaffectation. En somme, le concours des deux stipulations conventionnelles n’était pas conflictuel : chaque société devait remplir ses obligations, une articulation des deux procédures étant simplement nécessaire afin de déterminer l’affectation définitive du salarié.

Les sociétés demanderesses au pourvoi critiquaient quant à elles cette argumentation. Selon elles, en effet, les deux stipulations conventionnelles issues de l’accord-miroir du 23 juillet 2010, étant identiques et présentant le même objet, « à savoir accompagner le salarié concerné par une réorganisation ayant pour effet de modifier ses conditions de travail », ne pouvaient être cumulées. Le concours entre les deux conventions collectives étant de nature conflictuelle, il devait donner lieu à l’application de la règle de non-cumul et donc, par conséquent, de la règle de faveur.

La question posée à la Cour de cassation était ardue [5]. Pour la résoudre, la Chambre sociale a procédé à une interprétation relativement stricte de la règle qu’elle a elle-même posée. En effet, elle a estimé que les avantages conventionnels ayant le même objet, ils ne pouvaient, en l’absence de stipulation contraire, se cumuler. Ce faisant, la Cour de cassation fait le choix d’appréhender le conflit de normes à partir de la situation du salarié plutôt que de celle de l’employeur (en l’occurrence, des employeurs). Cette position peut s’entendre, le salarié étant le bénéficiaire des avantages conventionnellement prévus [6]. Néanmoins, la pertinence d’une telle solution peut aussi être contestée. En effet, si chacune des deux conventions pouvait bien être considérée comme ayant le même objet pour le salarié concerné, les obligations qu’elles instauraient étaient mises à la charge de deux sociétés différentes, qui opéraient chacune en tant qu’employeur des salariés. Dès lors, reconnaître le caractère alternatif des stipulations conduirait inévitablement à décharger l’une des sociétés de son obligation. Or, l’accord collectif n’est pas seulement un élément du statut de chaque salarié. Il est également un acte juridique contraignant pour l’employeur qui l’a conclu (ou qui est lié, plus généralement, par ses stipulations). En reconnaissant le caractère alternatif des stipulations, la décision de la Chambre sociale conduit inévitablement à décharger l’une des sociétés de son obligation. Plus encore, elle a pour conséquence de rendre illusoire la possibilité, pour le salarié concerné, de se voir proposer une nouvelle affectation au sein de cette seconde société.

B. Quelle résolution du conflit ?

Une fois acquises l’impossibilité d’un cumul des avantages et donc l’applicabilité de la règle de faveur, restait à déterminer laquelle des stipulations conventionnelles procurait le plus grand avantage aux salariés du service commun. L’arrêt est peu disert sur ce point. La Cour de cassation ne donne aucune directive afin d’arbitrer entre les stipulations - identiques - des deux accords d’entreprise, et c’est à la cour de renvoi qu’il reviendra de trancher. Deux hypothèses peuvent être formulées. On pourrait, tout d’abord, estimer que, les stipulations étant identiques, les avantages qu’elles comportent sont d’un niveau équivalent. La conséquence d’une telle conception serait l’application, en pratique, de la règle chronologique : l’employeur le plus diligent dans la mise en œuvre de la procédure conventionnelle déchargera le second de son obligation.

On peut cependant aussi considérer que l’identité des termes des deux accords collectifs n’emporte pas, en elle-même, équivalence des avantages. En effet, la mise en œuvre de la procédure conventionnelle par l’une ou l’autre des sociétés est susceptible de déboucher sur des propositions de réaffectation très différentes. Comment, alors, départager les avantages ?

S’agissant d’un conflit entre avantages conventionnels, les juges considèrent classiquement que le caractère plus favorable doit être apprécié en considération d’un intérêt individuel abstrait [7]. Il faut identifier la stipulation la plus favorable aux salariés soumis aux différents accords collectifs, sans examiner la situation personnelle du salarié concerné par le litige. Une telle solution ne saurait, toutefois, être admise en l’espèce, car elle conduirait à dégager l’une des deux sociétés coemployeuses de toute obligation de mettre en œuvre l’accord du 23 juillet 2010 [8]. Au contraire, la société qui offrirait les meilleures perspectives de réaffectation des salariés verrait peser sur elle la charge de la procédure pour la totalité des salariés du service commun. Une certaine individualisation de l’appréciation du plus favorable - qui serait déterminé en considération, par exemple, des fonctions du salarié ou de son lieu de résidence - apparaît donc inévitable.

Étant donné la complexité d’une telle articulation, il eût sans doute été préférable de considérer, en l’absence de toute stipulation conventionnelle expresse, que la procédure devait être mise en œuvre par chacune des sociétés coemployeuses.


[1] Cass. soc., 17 juillet 1996, n° 95-41.745 N° Lexbase : A0816AC9 et n° 95-41.313 N° Lexbase : A0814AC7, publiés, Droit social, 1996, p. 1049, concl. P. Lyon-Caen, p. 1054, note J. Savatier.

[2] V. déjà la décision fondatrice de l’Assemblée plénière : Ass. plén., 18 mars 1988, n° 84-40.083 N° Lexbase : A8500AA3 ; D., 1989, p. 221, note J.-P. Chauchard.

[3] Cons. const., décision n° 2004-494 DC du 29 avril 2004 N° Lexbase : A9945DBX.

[4] CA Paris, 6-2, 27 octobre 2022, n°22/08759 N° Lexbase : A71898S3.

[5] Contra Th. Lahalle, Cumul des avantages conventionnels et principe de faveur, Dalloz actu, 16 janvier 2025, pour qui « la cassation était inévitable ».

[6] Une telle solution avait d’ailleurs pu être préconisée par un auteur, Arnaud Lucchini, à propos des rapports - alors hypothétiques - entre accords collectifs d’entreprise applicables à un même salarié dans le cadre du co-emploi : A. Lucchini, Le concours entre conventions et accords collectifs de travail, préf. P.-H. Antonmattei, F. Bergeron, LexisNexis, coll. « Planète Social », 2022, § 446.

[7] V. notamment Cass. soc., 1er juin 1976, n° 74-40.650 N° Lexbase : A6569CEZ, Bull. civ. V, n° 338. Aux termes de cet arrêt, le caractère plus ou moins favorable doit s’apprécier « globalement vis-à-vis de l’ensemble des salariés intéressés et non [du salarié concerné] individuellement ». Dans le même sens, v. Cass. soc., 18 mai 2011, n° 10-15.749, F-D N° Lexbase : A2710HS8.

[8] La raison d’être de l’appréciation du plus favorable en considération de l’intérêt de l’ensemble des salariés étant, précisément, de parvenir à l’application uniforme de l’une des conventions. V. sur ce point F. Canut, L'ordre public en droit du travail, préf. F. Gaudu, LGDJ, coll. « Bibliothèque de l’Institut André Tunc », 2007, p. 157.

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