Le Quotidien du 3 février 2025 : Temps de travail

[Observations] Transporteur routier : le temps de trajet entre le domicile et le lieu de prise en charge du véhicule constitue-t-il du temps de travail effectif ?

Réf. : Cass. soc., 15 janvier 2025, n° 23-14.765, F-B N° Lexbase : A47826Q8

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N1596B3I

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par Sandrine Maillard, Maître de conférences en droit privé, Faculté Jean Monnet de l’Université Paris-Saclay, Sceaux, Laboratoire IDEP (Institut Droit éthique et Patrimoine)

le 31 Janvier 2025

► Le temps passé par un chauffeur routier à la conduite de son véhicule personnel pour rejoindre le lieu de prise en charge de son camion et y revenir n’est pas du temps de travail effectif, si ce lieu correspond à un établissement de l’employeur auquel le salarié est normalement rattaché. Ce qui est le cas lorsque le lieu de prise en charge correspond au siège social d’une entreprise cliente, fixé par une clause du contrat de travail.

En l’espèce, le litige, qui opposait un salarié engagé en qualité de conducteur routier par une société de transport, faisait suite à une modification du lieu de prise de service, décidé par l’employeur et acté dans un avenant au contrat de travail. Ce salarié réclamait un rappel de salaire au titre des trajets qu'il effectuait entre son domicile et le lieu de prise en charge de son véhicule. La question portait donc sur la qualification des trajets effectués par un chauffeur routier à partir de son domicile et avec son véhicule personnel, pour se rendre sur le lieu de prise en charge de son véhicule et en revenir. Par le présent arrêt an date du 15 janvier 2025, ayant eu les honneurs d’une publication au Bulletin, la Cour de cassation a retenu que ce temps de trajet ne constituait pas du temps de travail effectif.

Fondement juridique : l'article 9.2 du Règlement européen n° 561/2006 du 15 mars 2006 N° Lexbase : L3600HI8. Nulle trace, dans cet arrêt, de l’article L. 3121-4 du Code du travail N° Lexbase : L6909K9R qui énonce que « le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif », ni des critères de qualification du temps de travail effectif, posés par l’article L. 3121-1 du Code du travail N° Lexbase : L6912K9U, qui ont récemment permis à la Cour de cassation de requalifier des temps de trajet en temps de travail, lorsque le salarié était à la disposition de l'employeur et devait se conformer à ses directives, sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles (Cass. soc., 23 novembre 2022, n° 20-21.924, FP-B+R N° Lexbase : A10708U8 ; Cass. soc., 1er mars 2023, n° 21-12.068, F-B N° Lexbase : A17959GL). La Cour de cassation vise le Règlement n° 561/2006 du 15 mars 2006, sans en préciser l’intitulé, relatif à l'harmonisation de certaines dispositions de la législation sociale dans le domaine des transports par route. Le secteur routier est ainsi strictement règlementé par ce texte qui s’impose, dans son entier, aux États membres, sans qu’ils aient besoin de le transposer dans leur législation nationale. Le Règlement vise à améliorer les conditions de travail des transporteurs routiers et la sécurité routière, notamment en instaurant des temps de conduite maximum et en garantissant des temps de repos suffisants pour éviter que le salarié se retrouve dans un état de fatigue incompatible avec la conduite d’un véhicule. À cet égard, le temps passé en voiture par le salarié pour récupérer son camion ou rentrer chez soi, après l’avoir garé au lieu indiqué par l’employeur, n’est pas comptabilisé comme du temps de repos (ou pause) lorsque, aux termes de l’article 9.2 du Règlement, le véhicule « ne se trouve ni au lieu de résidence du conducteur ni à l'établissement de l'employeur auquel le conducteur est normalement rattaché ». Mais qu’en est-il lorsque le lieu de prise en charge est déplacé et fixé par le contrat de travail au nouveau siège d’une entreprise cliente ? Tout dépend de l’interprétation qui doit être donnée à la notion d’« établissement de l’employeur auquel le conducteur est normalement rattaché ».

Notion d’établissement de l’employeur auquel le conducteur est normalement rattaché. La formule laisse penser qu’il ne peut s’agir que du lieu d’implantation de l’entreprise (siège social) ou d’un établissement de l’employeur. Et ce d’autant plus qu’une interprétation extensive de la notion s’accorde mal avec la finalité protectrice du Règlement puisqu’elle permet de qualifier plus facilement le temps de trajet en temps de repos, alors même que ce temps de trajet pourrait s’avérait très long (en cas d’éloignement important du lieu de prise en charge par rapport au domicile) et ne pas être comptabilisé pour déterminer calculer la durée maximale de conduite autorisée et, partant, protéger la sécurité routière. Cette notion n’est pourtant pas définie par le règlement qui, lui-même ne renvoie pas aux définitions des États membres. Il s’agit donc d’une notion autonome du droit de l’Union qui doit recevoir une interprétation uniforme dans les États membres, donnée par la Cour de justice. C’est pourquoi la Cour de cassation se fonde sur la jurisprudence européenne. Mais on pourra s’étonner qu’elle se rattache à la définition extensive du « centre de l’exploitation de l’employeur » (CJUE, 29 avril 2010, aff. C-124/09, Smit Reizen BV N° Lexbase : A7850EWN ; CJUE, 18 janvier 2001, aff. C-297/99, Skills motor coaches Ltd N° Lexbase : A0254AWC). L’explication se trouve finalement dans un arrêt plus récent, et non cité par la Chambre sociale, rendu par la Cour de justice qui se prononce, pour la première fois, sur la définition de l’« établissement de l’employeur auquel le conducteur est normalement rattaché » et retrace sa genèse pour démontrer qu’elle ne fait que consacrer et correspondre à la notion jurisprudentielle de « centre d’exploitation auquel un conducteur est normalement rattaché » (CJUE, 26 septembre 2024, C‑164/23, Volonbusz N° Lexbase : A168757M).

Or, le « centre d’exploitation de l’employeur » est défini comme « le lieu de rattachement concret du conducteur, à savoir le lieu au départ duquel il effectue régulièrement son service et vers lequel il retourne à la fin de celui-ci, dans le cadre de l’exercice normal de ses fonctions et sans se conformer à des instructions particulières de son employeur » (CJUE, 29 avril 2010, aff. C-124/09, Smit Reizen BV N° Lexbase : A7850EWN, point 29). L’on comprend alors que tout lieu (y compris un simple lieu de dépôt) peut constituer un « établissement de l’employeur » dès lors qu’il est démontré que le conducteur s’y rend de manière régulière pour prendre en charge son véhicule et y retourne à la fin de son service. Dans ces conditions, il pouvait donc s’agir, comme en l’espèce, du siège de l’entreprise cliente (et non de l’employeur). La clause du contrat de travail relative au lieu de prise de service du conducteur paraît avoir constitué un indice déterminant pour établir le rattachement unique et donc régulier du salarié à ce lieu de prise en charge. Le temps de trajet entre le domicile et ce lieu de rattachement concret du conducteur constituait donc du temps de repos. À l’inverse, il a déjà été jugé que les trajets effectués par le salarié entre son domicile et les lieux de ses diverses prises de poste distincts du lieu de rattachement de l'entreprise étaient du temps de travail effectif (Cass. soc., 12 janvier 2016, n° 13-26.318, FS-P+B N° Lexbase : A9253N34). Peu importe la distance et donc le temps passé à la conduite du véhicule entre le domicile et le lieu de prise de service.

Au-delà de l'article 9.2 du Règlement européen n° 561/2006 du 15 mars 2006 : temps de conduite vs temps de travail effectif. Le Règlement européen n° 561/2006 s’attache à définir les temps de conduite et les temps de repos qui doivent être accordés aux transporteurs routiers pour des raisons impérieuses de protection de la santé des salariés et de la sécurité routière, mais il ne s’intéresse pas à la rémunération des temps de conduite. Pourtant, en se fondant sur ce texte, la Cour de cassation choisit d’assimiler le temps de conduite, au sens de la directive, au temps de travail effectif (rémunéré) et d’exclure automatiquement la qualification de temps de travail effectif pour les temps dits de repos ou de pause par le règlement. Le procédé est connu en matière de temps de déplacement des salariés, qualifiés de temps de travail effectif à la lumière de la Directive 2003/88 du 4 novembre 2003, concernant l’aménagement de certains aspects de l’aménagement du temps de travail N° Lexbase : L5806DLM (Cass. soc., 23 novembre 2022, n° 20-21.924, FP-B+R N° Lexbase : A10708U8).

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Le temps de travail effectif et le décompte, Le temps de trajet domicile-lieu de travail inhabituel, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E0293ETZ.

 

 

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