Lecture: 6 min
N1536B3B
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Vincent Courcelle-Labrousse, Avocat associé, Godin Associés
le 22 Janvier 2025
Toujours prolongé à coups de négociations avec Bruxelles, l’octroi de mer a bien failli disparaître dans les années 90 en raison de son absence de conformité au droit européen.
Véritable coup de tonnerre au-dessus des recettes abondant le budget des régions et communes ultramarines, les arrêts [1] des 16 juillet 1992 et 9 août 1994 de la Cour de justice des Communautés européennes avaient frappé d’invalidité le mécanisme de l’octroi de mer alors en place, en tant que taxe d’effet équivalent à un droit de douane. La jurisprudence de la Cour de justice évoluera cependant par la suite [2], considérant le nouveau régime de l’octroi de mer entretemps instauré, compatible avec les dispositions du droit de l’Union, mais sous réserve.
Depuis lors, ce régime dérogatoire d’impositions intérieures discriminatoires ou protectrices a été renouvelé par plusieurs décisions du Conseil de l’Union européenne en 2004, 2014 et 2021.
Or, ce survivant qu’est l’octroi de mer est un bel exemple de tout ce que l’on peut mal faire en matière fiscale. Pour les entreprises, les commerçants qui en sont les sujets, c’est le lieu de rencontre de l’inintelligible avec l’imprévisible. Quelques exemples.
L’assiette de l’octroi de mer à l’importation dans les DROM doit être déterminée suivant les règles du Code des douanes de l'Union sur la valeur en douane. Quand on sait la complexité de la détermination de la valeur en douane qui résulte à la fois d’accords internationaux, de la règlementation européenne et de la jurisprudence pléthorique de la Cour de justice, il faut être bien armé juridiquement pour être certain de déclarer correctement la valeur d’une marchandise voyageant par mer du Havre à Pointe-à-Pitre.
Ensuite, l’accessibilité à l’information sur la situation fiscale de tel produit est en deçà du minimum acceptable. Les délibérations des collectivités territoriales sur l’octroi de mer sont « publiées » sur leur site web dans le registre des actes administratifs (RAA). Mais c’est un bonheur lorsque ce registre contient une partie séparée spécialement consacrée à l’octroi de mer. Il peut arriver qu’une délibération soit perdue dans un vrac de décisions les plus diverses. S’il revient à l’administration des douanes, qui a la charge de collecter l’octroi de mer, d’intégrer dans sa base de données RITA les délibérations des collectivités territoriales (taux, exonérations, réductions), l’interface douanière n’est parfois pas à jour… Retard des services douaniers ou non-communication des délibérations par les collectivités territoriales ? Mystère. Mais l’administration prend bien soin d’indiquer sur son applicatif RITA que « l’information restituée par l’application n’a qu’un caractère indicatif. En cas de doute ou de contestation, la consultation des textes légaux et règlementaires, qui sont les seuls à avoir force légale, demeure impérative ». Si plusieurs juridictions n’ont pas été vraiment d’accord avec cette clause d’irresponsabilité, elle donne bien la mesure de l’environnement général dans lequel baignent les opérateurs qui s’exposent à l’octroi de mer.
La complexité relevée pour déterminer l’assiette de l’octroi de mer à l’importation a son binôme en matière d’assujettissement à l’octroi de mer interne. Celui-ci frappe les livraisons de biens faites à titre onéreux par les personnes qui accomplissent des opérations de production dans les DROM. Qu’est-ce qu’une activité de production ? : les opérations de fabrication, transformation, rénovation ainsi que les opérations agricoles extractives. Pour déterminer s’il effectue une transformation, l’assujetti potentiel doit trouver la position tarifaire initiale de son produit dans le système harmonisé (SH) et ensuite identifier si le produit transformé change de position tarifaire dans le SH [3]. Il incombe aux entreprises produisant dans les DROM d’avoir en interne un déclarant en douane sans lequel il peut être périlleux de naviguer seul en béotien dans les milliers de positions tarifaires que contient le système harmonisé. Certains l’ont appris à leurs dépens [4].
Et l’on pourrait multiplier les exemples tirés de rapports [5] d’autorités de contrôle qui, années après années, stigmatisent le dysfonctionnement à la fois structurel et fonctionnel de l’octroi de mer : multiplicité des taux, calendriers aléatoires des délibérations, format impraticable de celles-ci, absence de motivation des exonérations... L’état des lieux est archi documenté.
Nul ne contestera bien sûr les difficultés et les spécificités des économies ultramarines. Toutefois, la « véritable loi de programme pour l’Outre-Mer », qu’appellent des élus, devrait être aussi l’occasion de discuter des lacunes. Si l’on retourne à la question de la légalité dans l’ordre juridique européen de ce régime qui ne résulte que de la permission donnée par décision du Conseil de l’Union européenne, on est en droit de se demander si la règlementation française (et l’application qui en découle) n’est pas largement sortie du lit qu’on lui avait affecté à sa source.
[1] CJCE, 16 juillet 1992, aff. C-163/90, Administration des douanes et droits indirects c/ Léopold Legros et autres N° Lexbase : A1722AWP ; CJCE, 9 août 1994, aff. C-363/93, René Lancry SA c/ Direction générale des douanes et Société Dindar Confort, Christian Ah-Son, Paul Chevassus-Marche, Société Conforéunion et Société Dindar Autos contre Conseil régional de la Réunion et Direction régionale des douanes de la Réunion N° Lexbase : A5839AYW.
[2] CJCE, 19 février 1998, aff. C-212/96, Paul Chevassus-Marche c/ Conseil régional de la Réunion N° Lexbase : A1691AWK ; CJCE, 30 avril 1998, aff. C-37/96, Sodiprem SARL e.a. (C-37/96) et Roger Albert SA (C-38/96) c/ Direction générale des douanes N° Lexbase : A5872AY7.
[3] Circulaire du 27 décembre 2018, relative au régime fiscal de l’octroi de mer N° Lexbase : L1969MSQ.
[4] Voir notamment, CE, 3°-8° ch. réunies, 31 mars 2021, n° 447979 N° Lexbase : A00584NH.
[5] Avis n° 19-A-12 du 4 juillet 2019 de l’Autorité de la Concurrence {"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 52501043, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-textedeloi", "_title": "Avis Autorit\u00e9 de la concurrence n\u00b0 19-A-12, 04-07-2019, concernant le fonctionnement de la concurrence en Outre-Mer", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: X4334CHY"}}. Rapport de la Chambre régionale des comptes Guadeloupe du 20 octobre 2020. Rapport de la Cour des comptes, L’Octroi de mer, une taxe à la croisée des chemins, mars 2024.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491536