Réf. : Cass. civ. 2, 4 avril 2024, n° 22-15.457, FS-B N° Lexbase : A63402ZT
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par Hélène Nasom-Tissandier, Maître de conférences HDR, Université Paris Dauphine-PSL, CR2D
le 23 Avril 2024
► Lorsqu'elle est saisie d'une requête en réparation des dommages causés par des faits de traite des êtres humains, une commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI) ou la cour d'appel saisie de l'appel de sa décision, ne peut rejeter la demande d'indemnisation au motif de l'absence d'enquête pénale préalable ;
Afin de respecter l'obligation procédurale incombant à la France en vertu de l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, la CIVI ou la cour d'appel ne peut faire peser sur la seule victime la charge de la preuve d'établir la matérialité des faits de traite des êtres humains dont elle se déclare, de façon plausible, avoir été victime, mais doit, en cas d'insuffisance de preuve, soit solliciter de plus amples informations auprès du représentant du ministère public, partie jointe à l'instance se déroulant devant elle, soit mettre en œuvre les pouvoirs d'enquête civile dont elle dispose aux termes de l'article 706-6 du Code de procédure pénale.
L’arrêt rendu par la deuxième chambre civile est important et novateur. En se fondant notamment sur l'article 4 de la CESDH sur la prohibition de l’esclavage et du travail forcé, elle affirme que la simple indemnisation d'une victime de traite des êtres humains dans un état européen suffit à prouver l'existence de faits similaires en France. La victime a dès lors un droit à indemnisation en France, même en l’absence d’enquête pénale préalable.
Faits et procédure. En l’espèce, la requérante avait saisi une commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI) pour obtenir une indemnisation des préjudices résultant de l'infraction de traite des êtres humains dont elle prétend avoir été victime sur le territoire français entre le mois de novembre 2016 et la fin du mois de janvier 2017. Elle avait précédemment été indemnisée au Royaume-Uni pour des faits de même nature. La cour d’appel déclare irrecevable sa demande, faute pour l'intéressée de démontrer avoir été victime en France de faits présentant le caractère matériel d'une infraction. Elle retient en particulier que, n'ayant pas porté plainte, aucune enquête, qui aurait pu étayer ses affirmations, n'a pu être réalisée et qu’elle ne démontre pas, même par un faisceau d'indices, qu'elle a été victime en France d'une infraction pénalement répréhensible (CA Paris, 24 février 2022, n° 20/17198 N° Lexbase : A335688S).
Solution. La Cour de cassation casse et annule la décision des juges du fond en soulevant d’office un moyen : « En statuant ainsi, alors qu'elle relevait que [la requérante] avait été indemnisée au Royaume-Uni pour des faits de traite des êtres humains commis en janvier et février 2017 sur le territoire britannique et que celle-ci affirmait qu'ils s'étaient déroulés dans la suite immédiate de faits de même nature perpétrés à son encontre, à compter du mois de novembre 2016, sur le territoire français, ce dont il résultait que [la requérante] soutenait, de façon plausible, avoir été victime en France de l'infraction de traite des êtres humains, la cour d'appel, qui a fait peser sur la requérante une charge probatoire excessive, a violé » l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et les articles 706-3 et 706-6 du Code de procédure pénale.
La décision est fortement motivée. La Cour de cassation rappelle la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) selon laquelle, notamment, « les autorités doivent agir d'office, dès que l'affaire est portée à leur attention et, qu'en particulier, elles ne sauraient laisser à la victime l'initiative d'assumer la responsabilité d'une procédure d'enquête » (CEDH, 25 juin 2020, Req. 60561/1, S.M. c/ Croatie, § 314 N° Lexbase : A33613P8). Elle rappelle également que la CEDH « juge, en substance, que la réparation du préjudice de la victime devrait constituer une préoccupation générale du point de vue du respect des droits de l'homme et que l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, interprété à la lumière de son objet et de son but, afin de rendre ses garanties concrètes et effectives, impose aux États parties une obligation positive de permettre aux victimes de la traite des êtres humains d'obtenir des trafiquants réparation du préjudice causé par leur perte de gains (CEDH, 28 novembre 2023, Req. 18269/18, Ab c/ Bulgarie, §§ 171 à 177 [en anglais]).
Elle en déduit que la cour d’appel a fait peser une charge probatoire excessive sur la requérante et précise deux points.
D’abord, lorsqu'elle est saisie d'une requête en réparation des dommages causés par des faits de traite des êtres humains, une CIVI, ou la cour d'appel saisie de l'appel de sa décision, ne peut rejeter la demande d'indemnisation au motif de l'absence d'enquête pénale préalable.
Ensuite, afin de respecter l'obligation procédurale incombant à la France, la CIVI ou la cour d'appel ne peut faire peser sur la victime seule, la charge de la preuve d'établir la matérialité des faits de traite des êtres humains dont elle se déclare, de façon plausible, avoir été victime. Elle doit, en cas d'insuffisance de preuve, soit solliciter de plus amples informations auprès du représentant du ministère public, partie jointe à l'instance se déroulant devant elle, soit mettre en œuvre les pouvoirs d'enquête civile dont elle dispose aux termes de l'article 706-6 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L4088AZG.
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