La lettre juridique n°537 du 25 juillet 2013

La lettre juridique - Édition n°537

Éditorial

Jurisprudence "Ile de la tentation" : juridique fiction à Hollywood

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


"L'image du jeu est sans doute la moins mauvaise pour évoquer les choses sociales" (Pierre Bourdieu).

En novembre prochain, sortira dans les salles obscures le second opus d'une saga filmique, certes de faible esprit mais de grosse facture, et dont le premier succès a ravi les amateurs du genre et l'ensemble de la planète "adulescente" : The Hunger games. Pour les non-initiés, ou ceux dont les enfants ont été insensibles aux exploits d'une jeune fille en proie à un combat à mort pour sa survie, d'abord physique, puis télévisuelle, en voici rapidement le pitch : chaque année, le Gouvernement d'une Nation continent future organise un jeu télévisuel commandant à un garçon et une fille de chaque "district" ou "tribus" de s'entretuer dans une forêt. L'unique survivant est déclaré vainqueur ; victoire rejaillissant sur l'ensemble de la tribu. Les scénaristes d'Hollywood, comme souvent à leur habitude, ne font que recycler les éternelles mêmes histoires : en 1983, Yves Boisset réalisait Le Prix du danger, mettant en scène un jeu télévisé éponyme à travers lequel un homme devait parvenir à rejoindre un endroit secret en échappant à cinq traqueurs ; soit il remportait la somme d'un million de dollars, soit il mourait ; le jeu étant retransmis en direct sur la chaîne de télévision productrice...

Le 25 juin 2013, la Chambre sociale de la Cour de cassation confirmait et précisait sa jurisprudence "Ile de la tentation", pour, quatre ans plus tard, écarter la qualification de contrat de jeu, au profit de celle de contrat de travail, s'agissant d'un candidat à l'élection de "Mister France" qui consiste non pas dans l'organisation d'un jeu ni d'une compétition ayant une existence propre, organisée de manière autonome, mais constitue un concept d'émission où la prestation des candidats sert à fabriquer un programme audiovisuel à valeur économique. Le même jour, un arrêt inédit écartait la qualification de contrat de jeu, au profit de celle de contrat de travail, s'agissant d'un participant à l'émission "Koh Lanta", l'objet du contrat ne pouvant pas se réduire à l'organisation d'un jeu mais organisant pour l'essentiel la participation des candidats à une émission constituant un bien audiovisuel ayant une forte valeur économique. En effet, le jeu constituait seulement une partie du contenu de l'émission, celle-ci comportant des scènes de tournage des "épreuves" qui correspondaient à la part du jeu, mais aussi des "interviews" sur le ressenti des candidats, des scènes de tournage de portraits et de "conseils" au cours desquelles il était demandé aux participants d'éliminer l'un d'entre eux suivant des règles purement subjectives, ainsi que le tournage de scènes documentaires dans lesquels figurent des participants (préparation de plats cuisinés locaux, découverte d'un volcan en activité, etc.), autant d'éléments ne relevant pas de la catégorie du jeu.

L'analyse hautement réactive et précieuse de notre Directeur scientifique, le Professeur Christophe Radé, a montré la semaine dernière que si, dans le premier arrêt rendu en 2009 dans l'affaire de l'"Ile de la tentation", la Haute juridiction avait retenu, comme éléments juridiques de qualification, "l'existence d'une prestation de travail exécutée sous la subordination" du producteur et "ayant pour objet la production d'une 'série télévisée'", dans les arrêts suivants, la Cour avait également caractérisé l'existence d'un "lien de subordination" et de "'dépendance' à l'égard de la production, ainsi que la finalité de l'opération qui visait à 'la production d'un bien ayant valeur économique'". Et pour échapper à la qualification de contrat de travail, il faudrait que la compétition ait "une existence propre, organisée de manière autonome", c'est-à-dire, toujours selon notre auteur, qu'elle réponde à des règles fixées à l'avance et auxquelles les participants, mais aussi la production, accepteraient de se plier.

Alors, vacances estivales, du moins Lexbasiennes, arrivant, qu'il nous soit permis de faire un peu de "juridique fiction" pour nous détendre quelque peu ; à l'image de Racine comptant les déboires de Thésée après l'épisode du Minotaure à travers Phèdre, l'on peut imaginer les conseils avertis des avocats du futur conseillant qui à la jeune Katniss, qui à Jonathan E. du jeu Rollerball -autre film du même mouvement datant de 1975-, qui à François Jacquemard, voir qui à Katherine Mortenhoe, écrivain à succès, filmée pour l'émission La Mort en direct, sous la direction de Bertrand Tavernier, en 1980.

Pour sûr, quel que soit le caractère sordide ou cynique des jeux télévisuels en question, titulaires d'un contrat de travail, après requalification, nos héros intrépides, défiant la mort par subordination à leur employeur cathodique, pourraient tout aussi bien, outre les usuelles indemnités de rupture salariales, réclamer des dommages et intérêts conséquents. Imaginez un peu la plaidoirie aux prud'hommes de l'avocat de Katniss (The Hunger games) mettant en cause la responsabilité du producteur pour non-respect, flagrant, de son obligation de sécurité de résultat, rendant sa faute inexcusable !

"Dans le jeu on n'est pas libre, pour le joueur le jeu est un piège" (Milan Kundera).

La jurisprudence traditionnelle est formelle : le manquement à une obligation de sécurité de résultat a le caractère d'une faute inexcusable, lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié. Et, François Jacquemard de demander à ce que lui soit versé, quoiqu'il en soit, son million de dollars, après prise d'acte de la rupture conventionnelle... On sait que la violation d'un règlement en matière de sécurité ou la simple absence de vérification de la conformité des appareils de l'entreprise avec les normes prescrites pour leur utilisation suffit à établir la faute inexcusable. Le caractère sportif de l'entreprise télévisuelle n'y change rien : même en matière de responsabilité civile de droit commun, le caractère intrinsèquement dangereux du jeu n'exclut pas la responsabilité de l'organisateur en cas de non-respect des règles ; moyen que pourra soulever Jonathan E., malgré sa victoire dans Rollerball, et plus encore celui de l'équipe adverse qu'il a épargné ! C'est autre chose que l'application du principe de l'interdiction de fumer dans les locaux à usage collectif de l'entreprise, tout de même !

Alors, il y a le cas bien particulier de Katherine Mortenhoe, atteinte d'une maladie incurable... mais salariée -certes à son insu- tout de même. Bénéficierait-elle du régime protecteur afférent aux maladies professionnelles ? La maladie dont elle est atteinte n'a pas été causée au cours de son "emploi", mais elle est l'objet même de son "contrat de travail" -bien qu'irrégulier en la forme et par l'objet !-. Et, le principe est bien que la rupture du contrat de travail, même d'un commun accord, pendant les périodes de suspension consécutive à la maladie professionnelle, est nulle...

Non, décidément, l'application du droit du travail dans son entier aux contrats télévisuels de participation à un jeu et autres appendices ne sera, à l'avenir, pas des plus simples. Il va falloir s'attendre à des nuits blanches cinématographiques en perspective...

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Assurances

[Chronique] Chronique de droit des assurances - Juillet 2013

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N8222BTP

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par Véronique Nicolas, Professeur, doyen de la Faculté de droit de l'Université de Nantes, en collaboration avec Sébastien Beaugendre, Maître de conférences et avocat au barreau de Paris, membres de l'IRDP (Institut de recherche en droit privé)

Le 25 Juillet 2013

Lexbase Hebdo - édition privée vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique de droit des assurances dirigée par Véronique Nicolas, Professeur agrégé, Doyen de la Faculté de droit de l'Université de Nantes, Directrice du master II "Responsabilité civile et assurances", membre de l'Institut de recherche en droit privé (IRDP), en collaboration avec Sébastien Beaugendre, Maître de conférences à la Faculté de droit de Nantes, membre de l'IRDP, Avocat au barreau de Paris, Cabinet Hubert Bensoussan. Ont retenu l'attention des auteurs, tout d'abord, un arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, relatif à la procédure, prévue par l'article L. 113-3 du Code des assurances, à mettre en oeuvre en cas d'absence de paiement des primes dans le délai convenu entre les parties (Cass. civ. 2, 13 juin 2013, n° 12-21.0109, FS-P+B) ; ensuite, un arrêt inédit rendu le 4 juillet 2013 à propos de l'efficacité d'une clause de substitution d'assureur stipulée dans une police d'assurance (Cass. civ. 2, 4 juillet 2013, n° 12-19.002, F-D).
  • Formule originale de calcul de prime d'assurance et respect de la procédure de l'article L. 113-3 du Code des assurances (Cass. civ. 2, 13 juin 2013, n° 12-21.0109, FS-P+B N° Lexbase : A5705KGE)

Souvent, ces dernières années, nous avons eu l'occasion de souligner que certains sujets donnaient lieu à un contentieux ciblé, mais régulier, parce qu'ils étaient nouveaux et exigeaient de peaufiner les analyses juridiques : on songe ainsi aux contours de l'obligation d'information dans le cadre des assurances de groupe. Depuis quelques mois, à l'inverse, cette source de réflexions semble se tarir un peu, et la Cour de cassation connaît un contentieux relatif à des aspects du droit des assurances que nous pensions tous acquis, connus et donc sans surprise. L'arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 13 juin 2013 confirme cette curiosité, en ce qu'il est relatif au paiement des primes, ou plus exactement, à la procédure à mettre en oeuvre en cas d'absence de paiement des primes dans le délai convenu entre les parties, selon cette dernière formule du législateur lui-même de l'époque. Nous pensions donc rebattu le sujet, sans probabilité d'un contentieux réellement nouveau.

Nous nous trompions, encore que la spécificité de l'affaire justifie cette entorse. Car c'était, au moins, oublier l'imagination créatrice des assureurs. Dans la présente affaire, l'assureur, au lieu de proposer une prime en quelque sorte uniforme, avait fait preuve d'originalité dans un contrat d'assurance de biens professionnels garantissant l'incendie, l'explosion, les pertes d'exploitation, etc.. Dans les conditions particulières, il l'avait scindée en deux : une cotisation nette annuelle d'une certaine somme dont une partie ajustable, et une cotisation de révision égale à la différence entre la cotisation annuelle définitive et la cotisation provisionnelle. Là n'était toutefois pas le principal noeud gordien. Le contrat prévoyait surtout que le calcul de la cotisation nette définitive s'effectuait à la fin de chaque année d'assurance sur le chiffre d'affaires hors taxes de la société. Pourquoi faire simple lorsque l'on peut faire compliquer...

Et pour pimenter le tout, il convenait de savoir que la prime était due du 1er août au 31 juillet de chaque année, alors que le chiffre d'affaires de la société s'établissait en année civile : la précédente pouvant donc seule servir de référence. Dans ce contexte contractuel, un incendie était survenu la nuit du 18 ou 19 juin d'une année, occasionnant des dommages à des locaux professionnels donnés à bail. Or, l'assureur avait refusé d'accorder sa garantie parce que le sinistre était survenu au cours de la période de suspension des garanties en raison d'une absence de paiement de la cotisation. Et il se plaignait d'avoir adressé, à plusieurs reprises à la société, des demandes de précision sur le montant de son chiffre d'affaires pour l'année écoulée, lequel, selon les déclarations de l'assuré, avait varié et surtout tardé.

L'assureur avait donc adressé à son assuré une mise en demeure de payer un montant de prime complémentaire représentant le montant de la cotisation de révision afférant à l'exercice comptable précédent, sachant que le courrier indiquait que les garanties contractuelles étaient suspendues après un délai de trente jours suivant l'envoi de la lettre. Or, l'entreprise assurée affirmait qu'elle avait réglé la cotisation due dans le délai de trente jours lui évitant la suspension de la garantie : elle attendait donc d'être indemnisée du préjudice subi à la suite de la survenance de l'incendie. La cour d'appel saisie avait fait état d'arguments qui s'affranchissaient, en résumé, de la lettre de l'article L. 113-3 du Code des assurances (N° Lexbase : L0444IXQ), et faisaient droit aux prétentions de l'assureur, lequel, sans l'exprimer de manière aussi brutale, estimait en quelque sorte ne pas être tenu par les dispositions ordinaires de ce texte en cas de non-paiement de primes.

De manière plus précise, l'assureur estimait que la date d'échéance du paiement de la cotisation ne pouvait être fixée contractuellement puisqu'elle dépendait de la date à laquelle l'assuré communique le chiffre d'affaires de référence à l'assureur. Elle donnait également acte à ce dernier de ses courriers de réclamations pour considérer, d'une certaine manière, qu'il avait tenté de respecter la procédure habituelle, et qu'une période de non garantie en était bien résultée, sans que l'on sache avec exactitude à quel moment le délai de trente jours avait expiré. La Cour de cassation n'a pas eu la même analyse. Selon elle, la cour d'appel avait mal raisonné, en droit. Elle a donc cassé pour violation de la loi. Elle considère que les juges avaient retenu une date de mise en demeure visant au calcul du délai de trente jours et à la suspension éventuelle des garanties en cas de non-paiement pour le passé, alors que la suspension était inopérante en raison de son calcul tardif.

En d'autres termes, la procédure de l'article L. 113-3 du Code des assurances, avec son souci de laisser des laps de temps stricts, dans un but précis, ne pouvait être mise en oeuvre étant donné la situation contractuelle telle qu'elle avait été conçue. Certes, nos Hauts magistrats ne l'expriment pas d'une façon aussi catégorique ; pour autant, ils déplorent le "montage" réalisé. Pour que chacun mesure bien le reproche larvé de la Cour de cassation, ce n'est pas le respect du délai de trente jours qui l'a laissée perplexe, mais le long laps de temps nécessaire entre la date où, d'ordinaire l'envoi de la mise en demeure a lieu. Certes, en raison du mode de calcul de la prime à réaliser, un certain temps s'avérait nécessaire, même indépendamment du retard de l'assurée à payer la prime. Certes, le Code des assurances ne prévoit pas, à l'article L. 113-3, un délai rapide entre le terme du premier laps de temps de dix jours imposé par le législateur et l'envoi de la mise en demeure ; néanmoins, il ne peut qu'être conseillé à l'assureur de ne pas attendre trop longtemps.

Dans le cas présent, c'est ce flou quant à ces dispositions qui, semble avoir troublé la Cour de cassation. La décision peut apparaître sévère pour l'assureur. Toutefois, la formule, contractuelle, avait été imaginée par lui. Or, c'est davantage elle qui appelle des réticences que le respect, par l'assuré, des délais prescrits. En optant pour une date non fixe de détermination de la cotisation due en fonction de données ne parvenant pas, chaque année, à un jour fixe à l'assureur, ce dernier a violé l'esprit de l'article L. 113-3 du Code des assurances. Sans doute, la part de souci de respect de ces dispositions draconiennes peut-elle être considérée comme une vision étroite de la lettre de cette disposition. Il demeure -et c'est le sens de la réaction de nos Hauts magistrats- que ce texte est d'ordre public. Si l'assureur juge qu'il peut s'affranchir de ces règles alors qu'il n'en a pas le droit, il ne sera pas sanctionné a priori. En revanche, a posteriori, lorsqu'une difficulté pratique naîtra, comme dans cette affaire, avec un assuré, qu'il ne vienne pas se plaindre que la formule choisie ait été inefficace.

En tous les cas, la jurisprudence antérieure relative à cet article avait démontré que chaque détail était appliqué par la Cour de cassation avec un souhait de lecture étroite, au plus proche de sa lettre comme de son esprit. Il n'est donc guère surprenant qu'elle s'inscrive toujours dans cette perspective. Sans doute les professionnels feront-ils observer que c'est ignorer la vie des affaires et la multitude de formules proposées. Sans doute. Mais rien n'empêche d'élaborer des montages plus proches des exigences légales, même si la contrainte apparaît pesante. Car vouloir être libre suppose d'accepter de devenir encore plus responsable...

Véronique Nicolas, Doyen de la faculté de droit de l'Université de Nantes, Professeur agrégé, Directrice du master II "Responsabilité civile et assurances", membre de l'IRDP

  • De l'efficacité d'une clause de substitution d'assureur stipulée dans une police d'assurance (Cass. civ. 2, 4 juillet 2013, n° 12-19.002, F-D N° Lexbase : A5434KI4)

La technique contractuelle est le terrain de jeu favori de ceux qui aiment la créativité juridique. Le contrat d'assurance peut s'y prêter, mais celui qui tient la plume et voudrait se livrer à quelque ingéniosité contractuelle ne doit pas perdre de vue qu'il opère sur un terrain où les règles de droit impératives sont légion.

Chacun sait que l'article L. 111-2 du Code des assurances (N° Lexbase : L7082ICB) dispose :

"Ne peuvent être modifiées par convention les prescriptions des titres Ier, II, III et IV du présent livre, sauf celles qui donnent aux parties une simple faculté et qui sont contenues dans les articles L. 112-1, L. 112-5, L. 112-6, L. 113-10, L. 121-5 à L. 121-8, L. 121-12, L. 121-14, L. 122-1, L. 122-2, L. 122-6, L. 124-1, L. 124-2, L. 127-6, L. 132-1, L. 132-10, L. 132-15 et L. 132-19".

L'articulation est nette : par principe, le droit du contrat d'assurance est d'ordre public ; par exception, pour les vingt articles énumérés, la liberté contractuelle peut se déployer.

L'arrêt rapporté, rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 4 juillet 2013, offre ici l'occasion d'une réflexion sur l'emploi, dans un contrat d'assurance, d'une clause de substitution d'assureur.

La technique de substitution est fréquente dans d'autres branches du droit. Ainsi notamment :

- en droit de la vente, où il est usuel que celui qui achète un immeuble (ex. : un commerçant exploitant individuel) prenne la précaution d'insérer dans la promesse synallagmatique de vente une clause de substitution (pour lui permettre, par exemple, de se substituer une SCI s'il se décide à en créer une entre signature du compromis et réitération de la promesse par signature de l'acte notarié) ;

- en droit de la franchise, où il est usuel que le franchiseur stipule un droit de préemption ou un droit de préférence en cas de cession de son fonds de commerce par un franchisé. Par précaution, il précisera que le bénéficiaire du droit (de préemption ou préférence) sera soit lui-même (franchiseur) soit toute personne qu'il se substituera (par exemple un autre franchisé du réseau désireux de devenir multifranchisé).

On trouve aussi en droit des assurances des mécanismes de substitution. Il s'agira, par exemple, de la clause bénéficiaire en matière d'assurance-vie qui permet à l'assuré de modifier ce bénéficiaire et de substituer à celui initialement désigné, tout autre qu'il lui plaira.

En matière d'assurance emprunteur, compte-tenu de ce que la couverture d'assurance a vocation à durer aussi longtemps que le crédit, les assureurs se livrent à une concurrence ouverte. Certains sites internet d'assureurs mettent en avant la possibilité de se substituer à l'assureur originel (exemple ainsi de la MAIF, dont le site vante un service dédié qui conseille les assurés sur la façon de résilier leur contrat en cours, dans le respect du préavis minimal de deux mois avant l'échéance annuelle, et se propose de gérer la substitution pour le compte de son nouvel assuré).

Les choses sont facilitées lorsqu'une clause de substitution est insérée dans le contrat d'assurance. Tel était le cas dans l'arrêt ici examiné, la police d'assurance originelle, négociée par un courtier d'assurance, stipulant : "le souscripteur autorise (le courtier) et ses représentants, dans la mesure où les nouvelles garanties globalement ne peuvent être moins favorables que celles acceptées ce jour, à déplacer le contrat auprès de l'assureur de leur choix".

Derrière une terminologie perfectible ("déplacer le contrat" n'est pas une expression très heureuse), la question ici posée est celle de savoir si l'assuré a consenti par avance à donner au courtier tout pouvoir pour mettre en oeuvre une substitution ou si ce dernier doit, le cas échéant, recueillir l'accord exprès de l'assuré après avoir trouvé un contrat de substitution.

En l'espèce, le courtier, confronté à une mise en oeuvre par l'assureur de sa faculté de résiliation annuelle, avait, 15 jours avant ce terme, actionné la clause de substitution et informé par courrier l'assuré de l'assureur substitut. Il avait donc parfaitement exécuté sa mission. L'assuré n'avait pas réagi, ce qui donne à penser qu'il avait acquiescé. Pourtant celui-ci a, par suite, contesté les prélèvements de cotisations effectués au profit de ce nouvel assureur.

Si les mots ont un sens, l'emploi du terme "autorise" dans la clause devrait valoir autorisation donnée au courtier de procéder à toute substitution d'assureur dans l'intérêt de l'assuré, en évitant toute "rupture d'assurance".

Pourtant, telle n'est pas la lecture de la Cour de cassation qui considère que la clause de substitution "ne saurait dispenser le courtier de recueillir l'accord du souscripteur sur ces nouvelles garanties".

L'on mesure ici les limites de cette clause : si elle autorise le principe d'une substitution, exiger, comme le fait ici la Cour de cassation, un consentement exprès de l'assuré donné au nouveau contrat revient à limiter considérablement le mécanisme même de substitution. D'ailleurs, en fait de substitution d'assurance, la clause est plutôt ravalée au rang de clause de proposition de substitution d'un nouveau contrat d'assurance !

La clause de substitution n'a donc pas, en droit des assurances, l'efficacité qu'on lui connaît en droit de la vente ou en droit des sociétés par exemple. La volonté de protéger l'assuré n'y est sans doute pas étrangère. Ici, on refuse de voir dans la clause un accord donné a priori par l'assuré pour consentir à toute modification de son contrat d'assurance par substitution d'un nouvel assureur. Ce, alors même que la clause litigieuse précise que les garanties du nouveau contrat ne peuvent être moins protectrices que celles du contrat originel !

Quel est alors l'utilité réelle de cette clause de substitution ? Ne serait-il pas possible d'en renforcer le poids par des stipulations plus précises ? Ainsi, par exemple, quelle serait la réaction de la Cour de cassation si, demain, un rédacteur de police se faisait plus précis et, pour prévenir la solution ici retenue, stipulait que, dûment averti par le courtier au moins 10 jours avant ladite substitution, le silence conservé par l'assuré vaudra acceptation ? (1)

Sans anticiper sur la solution dans un tel cas de figure, ni donner de faux espoirs aux rédacteurs de polices d'assurance, on notera que, dans l'arrêt étudié, la Haute juridiction a approuvé la solution du juge de proximité sans reprendre son raisonnement selon lequel la clause de substitution devrait céder devant l'article L. 112-3 du Code des assurances (N° Lexbase : L9858HET). Ce dernier exige que "toute addition ou modification au contrat d'assurance primitif doit être constaté par un avenant signé des parties". Or, à notre sens, l'article ne régit que la modification, par avenant, de la police originelle entre les mêmes parties. La substitution s'en écarte puisqu'elle implique un changement des parties et de police !

On peut souhaiter que, en dehors de l'assurance emprunteur, spécialement dans les assurances de risques professionnels, l'efficacité de la clause de substitution pourrait et devrait être mieux assurée.

Sébastien Beaugendre, Maître de conférences à la Faculté de droit de l'Université de Nantes, membre de l'IRDP, Avocat au barreau de Paris, Cabinet Hubert Bensoussan


(1) On reconnaîtra ici une inspiration puisée dans l'article L. 112-2 du Code des assurances ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 4810839, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-textedeloi", "_title": "L112-2", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: L0963G9K"}}) qui dispose que la proposition de modification du contrat d'assurance faite par lettre recommandée de l'assuré est considérée comme tacitement acceptée par l'assureur qui conserve le silence pendant 10 jours.

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Avocats/Champ de compétence

[Jurisprudence] Le contentieux des marchés publics de prestations juridiques : à propos de deux arrêts rendus par la cour administrative d'appel de Marseille le 8 avril 2013

Réf. : CAA Marseille, 6ème ch., deux arrêts, 8 avril 2013, n° 10MA03545 (N° Lexbase : A0586KD3) et n° 10MA04246 (N° Lexbase : A0599KDK), inédits au recueil Lebon

Lecture: 12 min

N8215BTG

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par Vincent Corneloup, Avocat associé, spécialiste en droit public, docteur en droit public, SCP Dufay-Suissa-Corneloup-Werthe

Le 27 Mars 2014

Par deux arrêts en date du 8 avril 2013, la cour administrative d'appel de Marseille s'est prononcée sur deux requêtes présentées par le même cabinet d'avocats. La première était dirigée contre un jugement rendu par le tribunal administratif de Marseille ayant rejeté ses conclusions tendant à l'annulation de la décision d'attribution d'un marché d'assistance juridique conclu par la commune de Briançon et ayant limité à 1 200 euros l'indemnisation de son préjudice, en conséquence de l'annulation de la décision ayant rejeté son offre, pour défaut d'allotissement (n° 10MA03545). Dans la seconde affaire, la requête était dirigée contre un jugement rendu par le tribunal administratif de Toulon qui avait rejeté les conclusions du cabinet d'avocats en cause tendant à la condamnation de la communauté de communes du comté de Provence à lui verser principalement une année de prestation correspondant à 20 % du montant du marché (n° 10MA04246). La requête n° 10MA03545 a été rejetée par la cour administrative d'appel de Versailles qui a donc maintenu la solution retenue par les juges de première instance, à savoir l'indemnisation du cabinet à hauteur de 1 200 euros, compte tenu du défaut d'allotissement constaté. Dans le second arrêt, en revanche, il a été fait droit à la requête, la communauté de communes du comté de Provence étant condamnée à payer au requérant une somme de 600 euros, un critère d'attribution appliqué lors de l'analyse des offres n'ayant pas été porté à la connaissance préalable des candidats. Ces deux affaires donnent l'occasion de rappeler les critères qui peuvent être retenus pour déterminer le cabinet d'avocats ayant présenté la meilleure offre (I) et l'indemnisation à laquelle le cabinet d'avocats irrégulièrement évincé peut avoir droit (II). I - Les critères pour déterminer le cabinet d'avocats ayant présenté la meilleure offre

Le choix des critères (A) constitue une étape fondamentale qui doit reposer sur les besoins de la collectivité territoriale afin de permettre le meilleur achat, au meilleur coût, des prestations juridiques.

Ce choix est d'autant plus fondamental que la mise en oeuvre des critères (B) est souvent difficile pour les marchés de prestations juridiques.

A - Le choix des critères

Le plus souvent, surtout de la part des petites et moyennes collectivités, les critères choisis pour déterminer la meilleure offre sont assez pauvres et ne permettent donc pas d'effectuer un choix correspondant avec précision aux besoins réels de prestations juridiques.

C'est ainsi que, dans l'affaire n° 10MA03545, l'on apprend que la commune de Briançon avait posé comme critères de sélection des offres, la valeur technique de l'offre pondérée à 50 %, la réactivité et la disponibilité pondérées à 30 % et le prix pondéré à 20 %.

Il s'agit là de critères qui, tout d'abord, ne vont pas nécessairement permettre un jugement objectif des offres. En effet, tout repose alors sur les déclarations de bonne volonté des candidats, qui ne manqueront pas de tenter de persuader la collectivité qu'ils sont les meilleurs avocats, intervenant le plus rapidement possible et au meilleur coût.

Ainsi, la commune de Briançon avait exigé, pour apprécier la valeur technique, que les cabinets présentent une note méthodologique. Mais l'on comprend à la lecture de l'arrêt que, comme cela est quasiment toujours le cas dans une telle hypothèse, c'est la note méthodologique en elle-même qui a fait l'objet d'une appréciation sans que nécessairement le contenu de cette note reflète exactement la réalité des prestations susceptibles d'être réellement fournies par le cabinet d'avocats.

La cour a ainsi mis en avant :

"qu'il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'analyse des offres des candidats et des notes méthodologiques des cabinets en cause, que le cabinet attributaire du marché a indiqué le délai estimatif d'intervention, les référents de son cabinet, ses moyens matériels et la méthode qu'il entendait suivre pour chacune des prestations prévues ; qu'eu égard aux garanties de compétences et de méthode ainsi exposées et au caractère en revanche très sommaire et peu détaillé de la proposition du cabinet MPC Avocats, l'autorité adjudicatrice n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation de la valeur technique des offres qui lui étaient soumises".

L'on comprend aisément que, plus un cabinet aura un savoir-faire commercial pour vanter ses mérites, plus ses chances d'obtenir une bonne note seront importantes.

Ensuite, de tels critères ne permettent pas de s'assurer que le cabinet d'avocats choisi correspond nécessairement aux besoins de la collectivité.

Quels étaient en effet précisément les besoins de la commune de Briançon, commune d'un peu plus de 11 000 citoyens, en prestations juridiques ? Le simple fait de vérifier que le cabinet d'avocats retenu présente une importante valeur technique et qu'il est susceptible d'intervenir rapidement, pour un coût qui ne représente que 20 % de la note finale, était-il vraiment opportun pour une commune de ce type ? Ne présente-t-elle pas des spécificités (par exemple, en raison de sa localisation géographique en montagne, de son accueil de touristes...), qui aurait pu la conduire à poser des critères correspondant exactement à ses besoins ?

Enfin, ce type de critères entraîne nécessairement un risque contentieux important, puisqu'il est souvent difficile de départager les cabinets d'avocats sur des éléments aussi généraux. Dès lors, certains cabinets d'avocats, ne comprenant pas la note qui a été attribuée à leur offre, saisissent le juge au moins pour être indemnisés de leur préjudice.

Afin que les critères posés ne présentent pas de tels inconvénients, il convient de mieux définir les besoins de la collectivité en prestations juridiques et de poser des critères permettant de s'assurer de la réalité de la prestation juridique qui sera fournie, indépendamment de toute présentation commerciale qui peut s'avérer bien éloignée de la réalité (il est évidemment possible de mettre fin à un marché public, voire d'engager la responsabilité de son cocontractant, si la prestation ne correspond pas à l'offre qui a été faite mais il est évidemment encore préférable que le prestataire retenu respecte bien exactement ce qu'il a indiqué dans son offre).

Tout type de critère n'est toutefois pas possible. C'est ainsi que la cour administrative d'appel de Douai (CAA Douai, 2ème ch., 5 juin 2012, n° 11DA00464, inédit au receuil Lebon N° Lexbase : A7431ITE) a jugé qu'il était impossible d'exiger la possession du certificat de spécialisation en droit public et de pondérer de manière importante cette exigence qui, au demeurant, relève plus des critères de sélection des candidatures que des critères de sélection des offres.

En revanche, il est parfaitement possible de demander aux candidats de présenter un avis juridique afin de juger de leur pertinence quant à la réponse pouvant être apportée (CAA Versailles, 5ème ch., 2 février 2012, n° 09VE01405, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5024IDG).

De manière également satisfaisante, il est possible de demander et de noter des modèles d'écritures que les candidats ont réalisés dans des dossiers récents (après les avoir rendus anonymes). Il est également possible de leur soumettre la résolution de cas, que ce soit par écrit ou lors d'un entretien oral.

Il est également souhaitable de s'assurer que les dossiers seront suivis par un interlocuteur dédié, si possible un avocat associé, en posant clairement cette exigence. S'il s'avère que l'un des candidats ne dispose que de très peu d'avocats associés dédiés au droit public, mais uniquement d'une très importante équipe de collaborateurs, c'est un critère sur lequel le candidat en cause n'aura pas une bonne note.

Enfin, en ce qui concerne exclusivement le prix, pour éviter des taux horaire très bas, qui vont toutefois conduire à une facturation importante en cas de majoration excessive du nombre d'heures passées par dossier, il peut être pour le moins opportun de demander une estimation du volume horaire pour traiter tel ou tel type de dossiers et de faire porter la note relative au prix directement sur le volume d'heures prévisionnel.

Dans l'affaire relative à la commune de Briançon, si celle-ci avait ainsi "peaufiné" ses critères, il est probable que le contentieux qu'elle a dû suivre jusque devant la cour administrative d'appel de Marseille n'aurait pas été enclenché, sans même parler du bénéfice en terme de qualité des prestations dont ladite commune aurait pu bénéficier, quels que soient par ailleurs les mérites du cabinet qu'elle a effectivement retenu.

B - La mise en oeuvre des critères

Lorsqu'il s'agit de départager les offres, il convient évidemment de respecter les critères posés, comme le Conseil d'Etat a eu l'occasion de le répéter à maintes reprises (voir notamment CE, Sect., 30 janvier 2009, n° 290236, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7437ECG).

En l'espèce, c'est cette règle essentielle que la communauté de communes du comté de Provence, dans l'affaire n° 10MA04246, a omis de respecter, puisqu'il s'avère que les offres ont été examinées en vérifiant si un avocat référent a été désigné, alors même que le dossier de consultation des entreprises ne le prévoyait pas.

Ensuite, lorsqu'il s'agit de prendre en compte une note méthodologique, et sous réserve des appréciations que nous avons portées à ce propos ci-dessus, bien évidemment, le pouvoir adjudicateur peut attribuer une meilleure note à celui qui prend soin de fournir de nombreux renseignements quant à son délai estimatif d'intervention, les référents de son cabinet, ses moyens matériels, la méthode qu'il entend suivre, etc.. Un cabinet d'avocat qui a présenté une note méthodologique "très sommaire et peu détaillée", pour reprendre l'expression de la cour à propos de la proposition du cabinet requérant dans l'affaire n° 10MA03545, ne peut donc pas sérieusement contester le fait d'avoir reçu une note nettement inférieure à celle de son concurrent retenu.

L'on peut même s'étonner que le cabinet en cause, après avoir pris connaissance des caractéristiques principales de l'offre du candidat attributaire, ait continué à prétendre devant le juge administratif que son offre était d'une qualité identique alors que, d'après la cour, l'offre du cabinet attributaire était bien plus complète.

Enfin, dans l'affaire relative à la commune de Briançon, la cour met en avant "qu'il ne résulte pas de l'instruction que la commune de Briançon se serait uniquement fondée sur la taille du cabinet pour évaluer la valeur technique". Ce qui signifie qu'elle a toutefois, en partie, pris en compte cette taille. Or, à notre avis, il fallait clairement que cela soit indiqué dans le cahier des charges et que ce dernier indique le nombre minimum d'avocats souhaité et, notamment, le nombre d'avocats associés.

En effet, en elle-même, la taille du cabinet d'avocats n'est pas susceptible d'avoir une influence sur la qualité des prestations. D'un côté, un cabinet de grande taille pourra toujours mobiliser un avocat pour répondre, notamment en urgence, aux sollicitations de la collectivité territoriale, contrairement à un cabinet de petite ou de moyenne taille. Mais d'un autre côté, un grand cabinet ne pourra pas toujours assurer une prestation réalisée ou au moins contrôlée de près par un avocat associé ou un suivi personnalisé des dossiers.

De manière encore plus fondamentale, il faut s'interroger sur la pertinence d'un tel élément d'appréciation compte tenu parfois des faibles besoins des collectivités territoriales qui, pour le type de dossiers qu'elles ont à traiter, n'ont pas besoin d'une équipe composée de nombreux avocats. Il nous semble que, sur ce point précis, le raisonnement de la cour aurait pu être approfondi.

Il convient maintenant d'examiner quelle peut être l'indemnisation du cabinet d'avocats irrégulièrement évincé lorsqu'une irrégularité est constatée.

II - L'indemnisation du cabinet d'avocats irrégulièrement évincé

Dans un premier temps, il s'agit d'examiner les préjudices pouvant être indemnisés (A) avant de s'interroger sur le montant de l'indemnisation (B).

A - Les préjudices pouvant être indemnisés

Sur ce point, la jurisprudence est bien établie (CE 7° et 5° s-s-r., 18 juin 2003, n° 249630, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8725C8N ; CE 7° et 2° s-s-r., 8 février 2010, n° 314075, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7558ERD) :

"Considérant, d'une part, que lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat, il appartient au juge de vérifier d'abord si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat ; que, dans l'affirmative, il n'a droit à aucune indemnité ; que, dans la négative, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre ; qu'il convient, d'autre part, de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat ; que, dans un tel cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique ; que, par suite, la commune n'est pas fondée à soutenir que l'illégalité supposée du marché priverait le candidat évincé de toute possibilité de demander l'indemnisation de son manque à gagner".

Cette jurisprudence vaut pour l'ensemble des opérateurs économiques présentant une offre dans le cadre d'un marché public, et donc également pour les cabinets d'avocats.

Si le cabinet d'avocats en cause n'avait pas la moindre chance de remporter le marché, il ne pourra pas être indemnisé. En revanche, il aura droit à être indemnisé des frais de présentation de son offre s'il a perdu une chance "quelconque" de remporter le marché, cette chance "quelconque" étant une chance "moyenne", mais pas une chance sérieuse.

C'est le cas dans les deux arrêts ici commentés, la cour administrative d'appel de Marseille estimant que le cabinet requérant (dont l'offre a été classée à la sixième place pour l'affaire intéressant la commune de Briançon et à la troisième place pour l'affaire concernant la communauté de communes du comté de Provence), n'avait pas de chances sérieuses de remporter le marché. En effet, dans les deux cas, l'irrégularité constatée (à savoir le fait d'avoir retenu l'indication d'un avocat référent, ce qui n'était pas prévu dans le dossier de consultation des entreprises et le fait de ne pas avoir alloti le marché) n'a pas nécessairement eu pour conséquence que les deux pouvoirs adjudicateurs en cause ont apprécié de manière erronée l'offre du cabinet requérant.

L'indemnisation de la perte de chance sérieuse ne peut donc intervenir que lorsque le requérant est en mesure de démontrer que, si l'irrégularité n'avait pas été commise, il aurait eu de très bonnes chances de terminer en première position à la place du cabinet d'avocats retenu (des "chances sérieuses").

Bien évidemment, cela va dépendre du classement ; et cette perte de chance sérieuse est, en principe, réservée à ceux qui sont arrivés parmi les tous premiers. Toutefois, il faut garder à l'esprit qu'il est très difficile d'apporter cette preuve, puisque, s'il est possible de connaître les grandes lignes de l'offre du candidat qui a été retenu, en revanche il est impossible, compte tenu de la nécessité de garder le secret en matière industrielle et commerciale, de connaître le contenu des offres des autres candidats classées entre celle qui a été retenu et celle du requérant.

A propos des autres candidats retenus, l'on ne connaît que le rapport d'analyse des offres. Il est donc très souvent impossible de déterminer si, en fonction de l'illégalité constatée, l'offre des autres candidats aurait également été différente et dans quelle mesure.

Dès lors, lorsqu'un candidat ne finit pas en deuxième place, le plus souvent, il aura beaucoup de mal à démontrer qu'il a nécessairement perdu une chance sérieuse de remporter le marché.

B - Le montant de l'indemnisation

Dans l'hypothèse où le requérant peut démontrer qu'il aurait eu des chances sérieuses de remporter le marché, il a droit à une indemnisation correspondant à son manque à gagner, mais uniquement à ce manque à gagner.

Dans son arrêt du 8 février 2010, précité, le Conseil d'Etat a précisé que ce manque à gagner doit être déterminé en fonction du bénéfice net que lui aurait procuré le marché si ce dernier lui avait été attribué.

Dès lors, et c'est une évidence, ce n'est pas le chiffre d'affaires escompté qui doit être indemnisé et le requérant n'avait donc strictement aucune chance d'obtenir, comme il le demandait, une année de prestation correspondant à 20 % du montant du marché (pour l'affaire relative à la communauté de communes du comté de Provence) et une somme en rapport avec le volume des diligences effectué par le cabinet retenu (dans l'affaire relative à la commune de Briançon).

Il faut préciser que de nombreux cabinets d'avocats (mais cette remarque vaut de manière générale pour l'ensemble des prestataires économiques) hésitent à justifier de manière précise le bénéfice qu'ils auraient retiré de l'exécution du marché. En effet, pour ce faire, ils doivent démontrer, notamment par une note d'un expert-comptable, le calcul leur permettant d'arriver à ce bénéfice. De la sorte, ils fournissent des éléments que, notamment, l'attributaire du marché pourra connaître. Il n'est donc pas rare que certains opérateurs économiques renoncent à une indemnisation pour ne pas avoir à présenter ainsi leurs résultats comptables.

Dans l'hypothèse où le cabinet d'avocats n'était tout simplement pas dépourvu de toute chance de remporter le marché, il a droit uniquement à l'indemnisation des frais de présentation de son offre.

Dans l'affaire relative à la commune de Briançon, l'indemnisation arrêtée par les premiers juges est à ce titre de 1 200 euros, alors qu'elle est de 600 euros pour l'affaire relative à la communauté de communes du comté de Provence.

La différence entre les deux indemnisations provient, sans doute, du fait que la somme de 1 200 euros a été déterminée par le tribunal administratif de Marseille sur laquelle n'est pas revenue la cour administrative d'appel de Marseille ; alors que la somme de 600 euros a été fixée par ladite cour. Mais l'on peut regretter que la cour n'ait pas harmonisé ou n'ait pas au moins justifié cette différence alors qu'il n'apparaît pas de manière évidente que le travail qui a été fourni par le cabinet d'avocats pour présenter une offre dans chacune de ces deux procédures ait été véritablement différent.

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Fiscalité internationale

[Jurisprudence] Non déductibilité en France d'une provision pour dépréciation de titres détenus à l'étranger lorsqu'une convention fiscale internationale n'impose pas en France l'éventuelle plus-value de cession des titres

Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 12 juin 2013, n° 351702, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5884KGZ)

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par Thibaut Massart, Professeur de droit, Directeur du Master Fiscalité de l'entreprise, Université Paris Dauphine, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale

Le 25 Juillet 2013

L'arrêt du 12 juin 2013 du Conseil d'Etat précise le régime de déductibilité des provisions constituées pour faire face à la dépréciation des titres de participation dans une filiale étrangère (Droit fiscal n° 25, 20 juin 2013, act. 329). Dans une décision particulièrement ciselée, qui sera publiée au recueil Lebon, le Haut conseil rappelle qu'une provision constituée n'est déductible que lorsque la charge ou la perte qu'elle anticipe est elle-même susceptible d'affecter l'assiette de l'impôt dû au titre d'un exercice futur. Il en ressort qu'une entreprise peut, en principe, constituer une provision pour dépréciation de ses titres de participation, dès lors que la moins-value réalisée lors de la cession de cet élément d'actif est de nature à affecter l'assiette de l'impôt dû. Toutefois, le Conseil d'Etat précise que, lorsqu'une convention fiscale internationale prive la France de son pouvoir d'imposer le gain susceptible d'être réalisé lors de la cession de titres de participation dans la filiale, cette convention fait obstacle à ce qu'une moins-value relative à une telle cession soit prise en compte pour déterminer le montant net des plus-values ou moins-values de même nature entrant dans l'assiette de l'impôt en France. En conséquence, une provision anticipant une telle moins-value ne peut être prise en compte pour la détermination de l'assiette de l'impôt dû. Dans cette affaire, une banque avait constitué, en 1997, une provision pour dépréciation des titres de sa filiale canadienne. A la suite d'une vérification de comptabilité, l'administration avait remis en cause cette provision au motif que la Convention franco-canadienne du 2 mai 1975 tendant à éviter les doubles impositions et à prévenir l'évasion fiscale (N° Lexbase : L6675BHP) pose que le gain résultant de la cession, par une société résidant en France, d'une participation substantielle dans le capital d'une société résidant au Canada, n'est pas soumis, en France, à l'impôt sur les sociétés. Dès lors, pour l'administration, aucune provision pour dépréciation des titres de participation ne pouvait être pratiquée par la banque française, puisqu'une telle provision diminuait l'assiette de son impôt sur les sociétés dû en France. Cette rectification conduisit à la réduction du montant des moins-values nettes à long terme reportables et à l'assujettissement de la société française à des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de contributions additionnelles et temporaires assises sur cet impôt. Après avoir réclamé en vain auprès des services fiscaux et vu sa requête rejetée par le tribunal administratif de Cergy Pontoise, la société avait porté le litige devant la cour administrative d'appel de Versailles. Le 7 juillet 2011, réunie en Assemblée plénière, cette cour avait cependant rejeté le recours de la banque française (CAA Versailles, plén., 7 juillet 2011, n° 09VE01119, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9932HUE, Dr. fisc., n° 5, 2 février 2012, comm. 129, note J.-Ch. Gracia). Les magistrats versaillais avaient indiqué que les provisions constituées en vue de faire face à la dépréciation de titres de participation détenus dans une filiale étrangère et inscrits à l'actif du bilan d'une société exploitée en France sont, dès lors qu'elles sont justifiées au regard des conditions générales posées au 5° du 1 de l'article 39 du CGI (N° Lexbase : L3894IAH), déductibles du bénéfice net de l'exercice à la clôture duquel elles ont été constatées et qui fait l'objet, pour le régime des plus-values et des moins-values à long terme prévu à l'article 39 quindecies du CGI, d'une imposition séparée au taux de 16 %, sous réserve, le cas échéant, des conventions internationales tendant à éviter les doubles impositions. Or, dans cette affaire, la cour affirma qu'il résulte de la combinaison des articles 38 (N° Lexbase : L0289IWM), 39, 1, 5°, 39 quindecies (N° Lexbase : L1467HLW) et 209 (N° Lexbase : L0159IWS) du CGI et des stipulations de l'article 13 § 1 de la Convention fiscale franco-canadienne, que la France et le Canada ont entendu réserver l'imposition des plus-values provenant de la cession d'actions ou de parts faisant partie d'une participation substantielle dans le capital d'une société qui est un résident d'un Etat contractant, à ce dernier Etat. La cour administrative d'appel en déduisait que, symétriquement, les moins-values de cession éventuellement subies par la société BNP Paribas sur les participations substantielles qu'elle détenait dans le capital de sa filiale BNP Canada n'étaient pas déductibles des plus-values de cession des titres de même nature appartenant à son portefeuille, imposables en France. Dès lors, les provisions constituées en vue de faire face à leur dépréciation, correspondant à cette moins-value probable, n'étaient elles-mêmes pas déductibles de l'excédent des plus-values à long terme sur les moins-values à long terme imposable en France au titre de l'exercice clos en 1997. Par suite, les magistrats versaillais jugèrent que c'était à bon droit que l'administration avait réintégré, dans cet excédent, les dotations aux provisions ainsi constituées.

La banque française se pourvut alors en cassation.

Elle n'obtient malheureusement pas davantage satisfaction devant le Conseil d'Etat.

Le raisonnement utilisé par le Haut Conseil reprend celui développé par la cour administrative d'appel mais en s'appuyant principalement sur le droit interne, alors même que le juge du fond semblait davantage fonder sa solution sur le droit international. Cette stratégie habile permet d'éviter au Conseil d'Etat d'entrer dans un débat complexe et de poser clairement un principe et une exception.

Le principe est celui de la déductibilité par une société française des provisions pour dépréciation des titres de participation qu'elle détient dans une filiale étrangère, puisqu'une telle provision est constituée en vue de faire face à une perte ou une charge susceptible d'affecter l'assiette de l'impôt dû au titre d'un exercice futur. L'exception est celle de la non déductibilité de la provision, dès lors qu'une disposition d'une loi fiscale ou une stipulation d'une convention fiscale internationale énonce que la moins-value réalisée lors de la cession de ces titres de participation n'est pas de nature à affecter l'assiette de l'impôt sur les sociétés dû en France.

Si le principe repose sur les règles les mieux établies du droit interne (1), l'exception suppose l'interprétation d'une convention internationale, exercice d'autant plus délicat lorsque, comme en l'espèce, la Convention ne traite que des gains résultant de la cession des titres de participations et non des éventuelles moins-values (2).

I - Le droit interne

L'apport essentiel de cet arrêt en droit interne réside dans l'affirmation selon laquelle une provision n'est déductible en application du 5° du 1 de l'article 39 du CGI que lorsque la charge ou la perte qu'elle anticipe est elle-même susceptible d'affecter l'assiette de l'impôt dû au titre d'un exercice futur. Cette allégation n'est pas nouvelle, mais son application à une provision pour dépréciation des titres de participation est plus originale.

A - Le rappel : une provision n'est déductible que si la charge ou la perte qu'elle anticipe est elle-même déductible

Rappelons que certaines immobilisations ne sont pas susceptibles de se déprécier par usure, vétusté ou obsolescence, et ne sont donc pas amortissables. Toutefois, elles peuvent subir une dépréciation par rapport à leur valeur d'entrée dans l'actif. Sur le plan comptable, de telles dépréciations doivent être constatées en provision. Sur le plan fiscal, dès lors qu'elles sont susceptibles de réduire le résultat fiscal, les provisions font l'objet d'une réglementation plus stricte. L'article 39-1-5° du CGI autorise, sous certaines réserves, les entreprises industrielles et commerciales à déduire, pour la détermination du résultat fiscal, "les provisions constituées en vue de faire face à des pertes ou à des charges nettement précisées et que des événements en cours rendent probables, à condition qu'elles aient été effectivement constatées dans les écritures de l'exercice". La doctrine administrative en déduit qu'une provision ne peut être admise en déduction, pour la détermination du résultat fiscal, que si elle est destinée à faire face soit à une perte ou à une dépréciation d'un élément d'actif, soit à une charge qui aurait été elle-même déductible si l'événement envisagé s'était réalisé au cours de cet exercice (BOI-BIC-PROV-20-10-10 N° Lexbase : X8171AL9). Par suite, elle doit à la fois correspondre à une perte ou à une charge effective, incomber réellement à l'entreprise et être rattachée à une perte ou une charge déductible fiscalement. Cette dernière condition a été expressément admise par la jurisprudence. Le Conseil d'Etat a ainsi jugé que ne peut être admise en déduction, pour la détermination du résultat fiscal, une provision destinée à couvrir des pénalités pour paiement tardif d'impôts exclus des charges déductibles (CE 9° s-s., 27 octobre 1967, n°s 70659 et 70660 N° Lexbase : A8628B83). De même, les juges ont déjà retenu qu'il résulte des dispositions du CGI qu'une entreprise ne peut valablement porter en provision et déduire des bénéfices imposables d'un exercice des sommes correspondant à des pertes ou charges qui ne seront supportées qu'ultérieurement par elle, qu'à la condition que ces pertes soient subies ou ces charges soient supportées à la suite d'opérations se rattachant à la gestion normale de l'entreprise. En conséquence, une société ne peut constituer des provisions correspondant à des fonds détournés par un ancien dirigeant, même si elle en a assuré le remboursement aux créanciers (CAA Nancy, 2ème ch., 22 mai 2003, n° 98NC01888, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8843DGM, Dr. fisc., n° 10, 4 mars 2004, comm. 302). De même, alors que l'article 39, 1, 5° du CGI interdit expressément la déduction des provisions constituées pour faire face aux indemnités de départ à la retraite, allocations de préretraite, pensions et compléments de retraite, une cour administrative d'appel a pu logiquement estimer que les charges sociales qui en constituent l'accessoire doivent être soumises au même régime fiscal et ne peuvent donc donner lieu à la constitution d'une provision déductible (CAA Bordeaux, 3ème ch., 25 mars 2003, n° 99BX00163, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5684C9E, Dr. fisc., n° 12, 18 mars 2004, comm. 347).

Il en ressort que la déductibilité de la provision est liée à la déductibilité de la charge ou de la perte.

B - L'apport de l'arrêt : une provision pour dépréciation de titres n'est déductible que si la perte qu'elle anticipe est elle-même déductible

Selon le raisonnement adopté par le Conseil d'Etat, une provision pour dépréciation des titres de participation anticipe une moins-value qui pourrait survenir lors de la revente des titres. Cette moins-value constitue une perte au sens de l'article 39-1-5° du CGI.

Il faut, par conséquent, clairement distinguer la perte subie par la filiale, perte qui pourrait éventuellement justifier la dépréciation des titres, de la perte soufferte par la société mère, lors de la revente d'un de ces éléments d'actif.

Pour bien marquer cette distinction, le Conseil d'Etat rappelle que le 2 de l'article 38 du CGI définit le bénéfice net imposable en indiquant qu'il "est constitué par la différence entre les valeurs de l'actif net à la clôture et à l'ouverture de la période dont les résultats doivent servir de base à l'impôt". A vrai dire, le Conseil d'Etat aurait également pu s'appuyer sur la définition résultant du 1 de l'article 38 du CGI. Selon ses termes, le bénéfice imposable est "le bénéfice net, déterminé d'après les résultats d'ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises, y compris notamment les cessions d'éléments quelconques de l'actif, soit en cours, soit en fin d'exploitation". Or, c'est bien de la cession d'un élément d'actif dont il s'agit, puisque le bloc de titres de participation figure au patrimoine de la société mère. Le Conseil d'Etat préfère insister sur le 2 de l'article 38 du CGI, dans la mesure où la deuxième phrase de cet alinéa définit l'actif net en mentionnant qu'il "s'entend de l'excédent des valeurs d'actif sur le total formé au passif par les créances des tiers, les amortissements et les provisions justifiés", ce qui permet au Haut conseil de recentrer le débat sur les conditions de fond de la déductibilité de la provision.

On soulignera que la distinction entre la perte subie par la filiale et la perte résultant de l'éventuelle moins-value liée à la cession des titres de participation détenus par la société mère n'est parfois pas si nette à la lecture de la législation fiscale. Par exemple, les vingt-cinquième et vingt-sixième alinéas du 5° du 1 de l'article 39 du CGI prévoient que la provision éventuellement constituée par une entreprise en vue de faire face à la dépréciation d'une participation dans une filiale implantée à l'étranger n'est admise sur le plan fiscal que pour la fraction de son montant qui excède les sommes déduites en application des dispositions des articles 39 octies A du CGI et non rapportées au résultat de l'entreprise. Cette règle, issue l'article 6 de la loi de finances pour 1972 (loi n° 72-1147 du 23 décembre 1972), afin de favoriser les implantations françaises à l'étranger et de développer les exportations, institue un régime de déduction provisoire, sous forme de provision, qui varie selon la nature et les investissements réalisés, des pertes subies à l'étranger ou de sommes investies en capital. Même si ce dispositif a été supprimé par l'article 31 de la loi de finances rectificative pour 2003 (loi n° 2003-1312 du 30 décembre 2003 N° Lexbase : L6330DME), il est intéressant de faire remarquer que le montant de la provision déductible est lié à celui de la perte réalisée par la filiale. Le I de l'article 39 octies A du CGI précise, en effet, que "les entreprises françaises qui investissent à l'étranger en vue de l'installation d'un établissement de vente, d'un bureau d'études ou d'un bureau de renseignements, soit directement, soit par l'intermédiaire d'une société dont elles détiennent au moins 10 % du capital, peuvent constituer en franchise d'impôt une provision d'un montant égal aux pertes subies au cours des cinq premières années d'exploitation de leur établissement ou de cette société, dans la limite des sommes investies en capital au cours des mêmes années" (voir également BOI-BIC-PROV-60-11 N° Lexbase : X5808ALP).

Dans la présente affaire, il était particulièrement important de dissocier la perte réalisée par la filiale de l'éventuelle moins-value subie par la société mère afin de recentrer le débat sur le droit interne et non sur le droit international. La cour administrative d'appel de Versailles avait, en effet, commencé sa démonstration en invoquant le I de l'article 209 du CGI selon lequel, dans sa version alors applicable, "les bénéfices passibles de l'impôt sur les sociétés sont déterminés [...] en tenant compte uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France, [...] ainsi que de ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions". Cette disposition fonde le principe de territorialité de l'impôt sur les sociétés en assujettissant à l'impôt sur les sociétés en France, d'une part, les bénéfices des entreprises exploitées en France et, d'autre part, les bénéfices dont l'imposition est attribuée à la France par une convention fiscale. En réalité, l'affirmation préliminaire de ce principe n'avait pas d'intérêt particulier, dès lors que la question principale portait sur la déductibilité d'une provision liée à la dépréciation d'un élément d'actif détenu par une société française et venant réduire l'assiette de l'impôt sur les sociétés dû en France. Si le Conseil d'Etat mentionne également l'article 209 du CGI au début de son argumentation, ce n'est pas pour évoquer le principe de territorialité de l'impôt figurant dans ce texte mais uniquement pour rappeler que cette disposition spécifie également que les articles 38 et suivants du CGI sont applicables en matière d'impôt sur les sociétés. Le Haut conseil en reste au droit interne et peut ainsi clairement affirmer qu'une provision constituée par une société mère française pour faire face à la dépréciation des titres d'une filiale, que cette dernière soit d'ailleurs française ou étrangère, est en principe déductible de l'assiette de l'impôt sur les sociétés dû par cette société mère, dès lors que cette provision ne fait qu'anticiper une perte future liée à la moins-value que la société mère réalisera lorsqu'elle cédera ses titres de participation, c'est-à-dire lorsqu'elle se séparera d'un élément d'actif figurant à son bilan.

Mais le Conseil d'Etat précise également qu'il existe une exception à ce principe lorsqu'une disposition de la loi fiscale ou une stipulation d'une convention fiscale internationale fait obstacle à ce que la moins-value réalisée lors de la cession d'un élément d'actif est de nature à affecter l'assiette de l'impôt dû. Cette exception a un domaine étendu, puisqu'elle ne s'applique pas uniquement aux titres de participation mais à l'ensemble des éléments d'actif. L'exception vise deux cas de figure. Le premier est celui d'une disposition interne qui empêcherait qu'une cession d'un élément d'actif puisse affecter l'actif net imposable. On soulignera que la cession des titres de participation affecte l'actif net imposable, mais que l'imposition est soumise à un régime particulier, celui des plus ou moins-values à long terme. En conséquence, comme le rappelle l'article 39 du CGI, "la provision pour dépréciation qui résulte éventuellement de l'estimation du portefeuille est soumise au régime fiscal des moins-values à long terme défini au 2 du I de l'article 39 quindecies".

Le second cas de figure est celui d'une convention fiscale internationale qui ferait obstacle à ce que la moins-value réalisée lors de la cession d'un élément d'actif affecte l'assiette de l'impôt sur les sociétés dû en France. Cette hypothèse oblige de déplacer l'analyse sur le terrain du droit international. Ce que fait le Conseil d'Etat dans la présente affaire.

II - Le droit international

Alors que la cour d'appel semblait aborder simultanément le droit interne et le droit international, le Conseil d'Etat applique l'approche classique en la matière, en recherchant d'abord si le contribuable est imposable en France, puis, le cas échéant, en vérifiant si une convention internationale ne fait pas obstacle à cette imposition (V. en ce sens, CE 8° et 9° s-s-r., 17 mars 1993, n° 85894, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8711AML ; Dr. fisc., 1993, n° 25, comm. 1093 ; RJF, 5/1993, n° 612, concl. J. Arrighi de Casanova, p. 359 ; V. également, P. Dibout, L'inapplicabilité de l'article 209 B du CGI face à la Convention franco-suisse du 9 septembre 1966 (à propos de l'arrêt CE, ass., 28 juin 2002, Schneider Electric) ; Dr. fisc., 2002, n° 36, étude 28 ; CE 3° et 8° s-s-r., 13 juillet 2007, n° 290266, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2858DX7 ; Rec. CE 2007, tables p. 776 ; Dr. fisc., 2007, n° 43, comm. 937, note J.-Ch. Gracia ; RJF, 11/2007, n° 1302 ; BDCF, 11/2007, n° 132, concl. F. Séners).

En l'espèce, la convention fiscale litigieuse était la Convention franco-canadienne du 2 mai 1975, tendant à éviter les doubles impositions et à prévenir l'évasion fiscale. Malheureusement, cette Convention n'aborde expressément ni la question de la déductibilité des provisions pour dépréciation des titres de participation qu'une société française détiendrait dans une filiale canadienne, ni celle du traitement de la moins-value en cas de cession de ces mêmes titres de participation.

En interprétant les stipulations de la Convention fiscale, le Conseil d'Etat, confortant la position de l'administration fiscale et des juges d'appel, estime que les éventuelles moins-values qui seraient réalisées en cas de cession de titres d'une filiale canadienne dont la société mère détiendrait plus de 25 % du capital sont sans incidence sur l'impôt dû en France par cette société mère, ce qui conforte l'idée que la provision qui anticipe une telle perte n'est pas déductible de l'assiette de l'impôt sur les sociétés dû en France. Pour parvenir à ce résultat, le Conseil d'Etat considère, implicitement mais sûrement, que la perte est l'opposé du gain et que les deux peuvent être traités symétriquement. Ce postulat est malheureusement mis à mal par la jurisprudence la plus récente.

A - La perte est le symétrique du gain

Dans sa rédaction applicable aux années d'imposition en litige, la Convention franco-canadienne du 2 mai 1975 mentionnait au paragraphe 3 de l'article 13 : "Les gains provenant de l'aliénation : a) D'action ou de parts faisant partie d'une participation substantielle dans le capital d'une société qui est un résident d'un Etat contactant [...] sont imposables dans cet Etat ; [...] il existe une participation substantielle lorsque le cédant, seul ou avec des personnes associées, possède directement ou indirectement au moins 25 % des actions ou des parts d'une catégorie quelconque du capital d'une société". Par ailleurs, aux termes du paragraphe 2 de l'article 23 de cette même convention, il était indiqué : "En ce qui concerne la France, la double imposition est évitée de la manière suivante : a) Les revenus autres que ceux visés à l'alinéa b) ci-dessous, au nombre desquels ne figurent pas les gains mentionnés au paragraphe 3 de l'article 13, sont exonérés des impôts français visés au paragraphe 3 de l'article 2, lorsqu'ils sont imposables au Canada en vertu de la Convention". Le Conseil d'Etat pouvait alors en déduire sans souffrir de critique "qu'il résulte de ces stipulations combinées que le gain résultant de la cession, par une société résidant en France, d'une participation substantielle dans le capital d'une société résidant au Canada, n'est pas soumis, en France, à l'impôt sur les sociétés". Mais la question ne consistait pas à déterminer si la plus-value d'une cession de titres de participation qu'une société française détient dans une filiale canadienne était imposée en France ou au Canada, mais de décider si une moins-value en cas de cession de ces titres devait venir en réduction de l'assiette de l'impôt dû en France ou au Canada, puisqu'une provision ne fait qu'anticiper une telle moins-value. Pour parvenir à ce résultat, le Conseil d'Etat doit poser un principe de symétrie entre le droit d'imposition des bénéfices et la faculté de déduction des pertes. Ce principe, a priori de bon sens, a été récemment consacré par la Cour de justice de l'Union européenne alors même qu'elle avait été réticente à l'admettre jusque-là (CJUE, gde ch., 29 novembre 2011, aff. C-371/10, pt. 58 N° Lexbase : A0292H39 : Dr. fisc., 2012, n° 5, comm. 125). Fort de ce principe consacré, le Conseil d'Etat pouvait alors clore sa démonstration en affirmant dans son cinquième considérant que "l'exonération des gains provenant de la cession [...] impliquait l'absence de toute incidence [...] des éventuelles moins-values qui seraient réalisées en cas de cession de titres de la filiale canadienne" pour en déduire "que l'administration fiscale avait pu, à bon droit, réintégrer les provisions constituées pour faire face à la dépréciation de ces titres".

Le raisonnement semble implacable. Pourtant, la jurisprudence récente de la CJUE montre qu'il pourrait se fissurer, car le traitement fiscal des pertes n'est pas nécessairement symétrique à celui des bénéfices.

B - Lorsque la perte se dissocie du gain

Soulignons d'abord que les stipulations de la Convention fiscale signée entre la France et le Canada ayant été analysées par les magistrats dans cette affaire ne sont aujourd'hui plus en vigueur. Cette évolution ne modifie cependant pas la portée de cette présente décision, car le Conseil d'Etat y trouve l'occasion de poser un principe général de déductibilité des provisions qui dépasse largement le seul cadre des relations franco-canadiennes.

Cependant, on peut douter qu'un tel principe soit totalement en conformité avec la jurisprudence de l'Union européenne.

Du fait de la règle de symétrie entre le droit d'imposer les bénéfices d'une société et l'obligation de prendre en compte les pertes subies par ladite société, les autorités fiscales d'un Etat membre ne devraient pas avoir à tenir compte, dans le cadre du traitement fiscal d'une société mère résidant dans ledit pays, des pertes liées à l'activité d'une filiale établie dans un autre Etat membre, dès lors qu'elles ne sont pas en droit d'imposer les bénéfices de cette filiale. Mais ce principe de symétrie comporte aujourd'hui des exceptions, et l'Etat membre de la société mère est parfois contraint de supporter les pertes d'une filiale non résidente, alors même qu'il n'aurait pas la faculté d'imposer les bénéfices de cette filiale. Cette orientation a été prise par la CJUE en 2005 dans l'affaire "Marks & Spencer" (CJCE, gde ch., 13 décembre 2005, aff. C-446/03 N° Lexbase : A9386DL9 ; Rec. CJCE 2005, I, p. 10837, pt 35 ; Dr. fisc., 2005, n° 51, act. 260 ; Europe, 2006, comm. 48, note F. Mariatte ; RJF, 2/2006, n° 227, concl. M. L. Poiares Maduro ; Daniel Gutmann, La fiscalité française des groupes de sociétés à l'épreuve du droit communautaire. Réflexions sur l'affaire "Marks & Spencer" pendante devant la CJCE ; Dr. fisc., 2004, n° 14, étude 15). D'autres décisions, comme l'arrêt de la CJUE du 21 février 2013, affaire "A Oy" (v. nos obs., Lexbase Hebdo n° 526 du 30 avril 2013 - édition fiscale N° Lexbase : N6886BT9), sont venus conforter cette inclinaison. La législation d'un Etat membre serait ainsi incompatible avec le droit de l'Union si elle n'offre pas à une société mère résidente la possibilité de démontrer que sa filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qu'elle subit et qu'il n'existe pas de possibilités qu'elles puissent être prises en compte dans son Etat de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers.

Dans le cas qui nous préoccupe, il ne s'agit pas pour la société mère française de prendre en compte directement les pertes réalisées par sa filiale. La prise en compte est indirecte et passe par la dépréciation des actions que la société mère possède dans sa filiale. Il n'y a donc a priori pas de risque de double emploi des pertes, puisque les pertes comptables exposées par la société mère en raison de la dépréciation de la valeur de ses participations dans sa filiale étrangère font l'objet, sur le plan fiscal, d'un traitement distinct de celui réservé aux pertes subies par la filiale elle-même (CJCE, 2ème ch., 29 mars 2007, aff. C-347/04 N° Lexbase : A7814DUX ; Rec. CJCE, 2007, I, p. 2647, pt 34 ; Dr. fisc., 2007, n° 15, act. 401 ; RJF, 2007, n° 776).

Mais, à suivre le Conseil d'Etat, une société mère française ne pourrait déduire les provisions constituées pour la dépréciation des titres détenus dans une filiale canadienne alors qu'il est constant que la même société mère pourrait déduire de son bénéfice imposable au taux de 16 % les provisions afférentes à la dépréciation de titres détenus dans une filiale établie en France. Comme le soulignait déjà Jean-Christophe Gracia en commentant l'arrêt d'appel (CAA Versailles, plén., 7 juillet 2011, n° 09VE01119, précité), "il y a donc là assurément une différence de traitement entre une situation purement interne et une situation transnationale susceptible de constituer un désavantage fiscal pour la société mère et donc une entrave à la libre circulation des capitaux". D'autant que la société française, si elle cède ses titres et réalise une moins-value, ne pourra déduire cette perte que sur son bénéfice imposable au Canada au titre des plus-values de cession de titres de filiales canadiennes, ce qui supposerait que la banque française dispose d'autres filiales au Canada. Mais si tel n'est pas le cas, la perte, et par-delà la provision, semblent définitivement perdues, ce qui nous rapprochent de la jurisprudence "Marks&Spencer". Or, aucune raison impérieuse d'intérêt général ne semble pouvoir justifier une telle restriction à la liberté de circulation des capitaux (En ce sens J.-Ch. Gracia, note précitée), si bien que la portée de l'arrêt du 12 juin 2013 ne peut qu'être relativisée.

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Internet

[Point de vue...] To clic or not to clic. Telle est la question : e-reputation ou e-alienation ?

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par France Charruyer, Avocat associé ALTIJ

Le 28 Août 2014

Nous voici entrés au temps de "l'e-réputation reine" : chaque personne, physique ou morale, s'inquiète de son image numérique, de son reflet déformé ou non sur le web et autres réseaux sociaux. Les soeurs ennemies : internet, qui se présente comme un espace naturel de liberté, devient le terrain privilégié des employeurs qui cherchent à contrôler aussi bien leurs salariés que les simples candidats à l'embauche.

Il peut alors être perçu comme un véritable piège, chaque propos tenus ou images publiées étant définitivement conservés, au détriment parfois de quelques e-réputations et e-moi.

Nos moindres pas sur le net peuvent être traqués, tracés et surtout monnayés.

Tous connectés, entreprises et particuliers cliquent à tout va, pianotent fiévreusement sur leur clavier, c'est la culture du rapide à tout prix, la culture de l'instantané !

Nous pensons comme nous cliquons ou tweetons, sans le recul suffisant parfois, emportés par la recherche d'un résultat soudain, la transmission d'une émotion ou d'un plaisir fugace.

Mais gare à vos empreintes numériques...

Tous connectés, Tous surveillés ? Le lien de subordination fait place à la laisse électronique.

I - Quand l'e-réputation règne

L'employeur en est conscient : l'e-réputation de son entreprise dépend, en grande partie, de l'image qu'en dépeignent ses salariés sur Internet.

Afin de maîtriser l'image que ces derniers renvoient, l'employeur effectue de plus en plus un contrôle des propos qu'ils tiennent sur la "toile" et n'hésite pas à sanctionner les propos qu'il estime contraires à son intérêt.

En effet, bien que les salariés jouissent, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de leur liberté d'expression, l'exercice de cette liberté ne peut dégénérer en abus (1).

Les salariés peuvent donc s'exprimer publiquement sur l'organisation et le fonctionnement de l'entreprise, sous réserve de respecter l'obligation de discrétion inhérente à leur contrat de travail et de ne pas tenir des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs (2).

Le non-respect de ces interdictions justifieraient alors le prononcé d'une sanction disciplinaire de la part de l'employeur, celle-ci pouvant aller jusqu'au licenciement du salarié (3).

Une sanction pénale pourra également être prononcée pour diffamation, dénigrement ou injure publique.

L'employeur opère également un véritable contrôle de l'utilisation faite par les salariés du matériel informatique, conduisant la vie professionnelle à s'emparer progressivement de la vie privée du salarié, voire du salarié lui-même.

II - Les mots sous contrôle : la liberté d'expression, exercée hors de l'entreprise, est verrouillée

Le contrôle des propos qu'ils tiennent sur internet ainsi que les sanctions disciplinaires qui peuvent en découler contraignent inévitablement les salariés à limiter leurs propos, y compris sur les comptes, pourtant personnels, dont ils disposent sur les réseaux sociaux.

En effet, les tweets, consultables par n'importe quel internaute, inscrit ou non sur le réseau social, ont un caractère incontestablement public. L'employeur peut donc sanctionner le salarié ayant tenu, sur Twitter, des propos violant l'obligation de discrétion qui lui incombe ou des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs.

L'expression instantanée, qui caractérise Twitter, s'avère donc particulièrement dangereuse pour le salarié car elle est propice à des emportements et à des avis précipités qu'il pourra vite regretter (4).

A l'inverse, Facebook lui permet de paramétrer son compte de façon à ce que les propos qu'il y tient demeurent privés (accès limité à ses "amis"), ce qui lui apporte une plus grande sécurité.

En effet, l'employeur qui souhaiterait se fonder sur certains propos pour le sanctionner devra alors prouver qu'ils ont un caractère public (5), à savoir qu'ils sont accessibles à tous ou aux "amis des amis" du salarié (6).

Toute manoeuvre de la part de l'employeur consistant à créer un faux profil sur Facebook pour ensuite demander le salarié en "ami", et ce afin de surveiller ses propos, est donc vaine.

III - Les moyens de contrôle, dans l'entreprise, s'étendent : l'appropriation des supports

Le contrôle de l'employeur porte également sur les courriels envoyés par les salariés depuis le matériel informatique qu'il met à leur disposition à des fins professionnelles, et s'étend progressivement aux clés USB et disques dur qui y sont connectés. Jusqu'où une telle surveillance va-t-elle être autorisée ?

  • Contrôle des fichiers et des courriels

Les dossiers et fichiers créés par un salarié grâce à l'outil informatique mis à sa disposition par son employeur pour l'exécution de son travail sont présumés, sauf si le salarié les identifie comme étant personnels, avoir un caractère professionnel, de sorte que l'employeur peut y avoir accès hors sa présence (7).

Il en va, de même, concernant les courriels adressés ou reçus par le salarié à l'aide de l'outil informatique mis à sa disposition par l'employeur pour les besoins de son travail (8).

Par conséquent, ce dernier peut s'assurer que le salarié ne porte pas atteinte à l'image de marque de l'entreprise ni ne divulgue d'informations confidentielles, en consultant les fichiers et courriels contenus dans l'outil informatique qu'il a mis à sa disposition pour l'exécution de son travail.

Dès lors que les fichiers seront identifiés comme étant personnels, l'employeur pourra y accéder uniquement en présence du salarié ou celui-ci dûment appelé (9), le salarié ne pouvant refuser ce droit d'accès. Toutefois, ils ne pourront justifier le prononcé d'une sanction disciplinaire à l'encontre du salarié (10).

  • Appropriation des clés USB et disques durs

L'employeur peut également accéder, hors la présence du salarié, au contenu non identifié comme personnel d'une clé USB, dès lors qu'elle est connectée à l'outil informatique mis à la disposition du salarié pour l'exécution de son contrat de travail (11).

Celle-ci est, en effet, présumée être utilisée à des fins professionnelles, puisqu'elle est connectée à l'ordinateur professionnel du salarié.

Et le contrôle opéré par l'employeur peut aller encore plus loin puisque ce dernier peut accéder à l'ensemble des fichiers figurant sur le disque dur pourtant renommé par le salarié "D:/ données personnelles". La Cour de cassation a, en effet, considéré qu'une telle dénomination ne pouvait conférer un caractère personnel à l'intégralité des données que le disque dur contient, et ce d'autant plus que cette dénomination n'était pas conforme à la règle de labellisation de la charte informatique, selon laquelle les fichiers privés devaient être identifiés par la mention "privé" (12).

  • Vers une future appropriation du téléphone mobile?

Il est incontestable que, par ces contrôles, la vie professionnelle s'empare progressivement de la vie personnelle des salariés.

La question qui se pose alors est de savoir jusqu'où un tel contrôle du matériel informatique des salariés va être autorisé.

L'on peut notamment s'interroger sur un prochain contrôle du contenu du téléphone mobile mis à la disposition du salarié par l'employeur, notamment des documents et SMS qui y sont enregistrés.

En effet, il est déjà possible pour l'employeur de sanctionner un salarié en raison d'un message téléphonique calomnieux laissé sur le téléphone portable professionnel d'un collègue, dès lors que ce message est enregistré par le salarié aux temps et lieu du travail et qu'il est en rapport avec son activité professionnelle (13).

Il appartiendra donc aux juges de tracer les contours de la sphère professionnelle et de la sphère privée des salariés, afin de protéger cette dernière de l'appropriation croissante dont elle fait l'objet de la part de l'employeur.

  • La CNIL, garante d'une cybersurveillance limitée

La CNIL reste, toutefois, vigilante quant aux méthodes de cybersurveillance utilisées par les employeurs.

En effet, l'employeur ne peut apporter aux droits et libertés individuelle et collectives des salariés "des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché" (14).

Il doit, en outre, informer et consulter les représentants du personnel avant la mise en oeuvre d'un dispositif de contrôle de l'activité (15), et informer chaque salarié (16).

En aucun cas, le contrôle mis en place par l'employeur ne peut aboutir à la surveillance constante et permanente des salariés : un tel procédé serait, en effet, contraire à la loi informatique et libertés (17) et aux dispositions du Code du travail (18).

C'est la raison pour laquelle la CNIL prohibe l'utilisation des "keyloggers" (19), dispositifs de surveillance permettant d'enregistrer, avec horodatage, toutes les actions effectuées et frappes saisies par les salariés sur leur poste informatique sans que ceux-ci s'en aperçoivent.

Elle considère, en effet, qu'en l'absence d'un fort impératif de sécurité (lutte contre la divulgation de secrets industriels, par exemple), accompagné d'une information spécifique des personnes concernées, l'installation et l'utilisation d'un tel logiciel n'est pas justifiée : ce dernier porte une atteinte excessive à la vie privée des salariés, ce qui le rend illicite.

Ce même raisonnement est déjà appliqué aux systèmes de géolocalisation (20) et de vidéosurveillance des salariés (21).

IV - Une immixtion dans la vie privée : du recrutement à l'enrégimentement

Bien que les méthodes et techniques de recrutement doivent obligatoirement respecter les principes de proportionnalité (22) et de transparence (23), les employeurs ont pris l'habitude de "googliser" les candidats à l'embauche, afin de découvrir leur identité numérique, façonnée par l'ensemble des informations diffusées -et conservées- à leur sujet.

C'est ainsi qu'un candidat, au profil pourtant équivalent à un autre, peut se retrouver écarté du processus de recrutement, l'employeur ayant trouvé sur internet des informations déplaisantes à son égard ou jugé qu'il se répand un peu trop facilement sur les réseaux sociaux.

En effet, chaque mot et chaque photo publiés sur des sites ou des réseaux sociaux par le candidat sont définitivement stockés dans la mémoire numérique : il n'existe pas, à ce jour, de véritable droit à l'oubli numérique (24).

Il apparaît donc indispensable pour chacun de maîtriser, en amont, les informations associées à son nom: réglage des paramètres de confidentialité des réseaux sociaux, surveillance de sa présence en ligne, ainsi que prudence et vigilance quant aux propos tenus et informations divulguées, sont alors conseillés.

Toutefois, certaines informations préjudiciables peuvent échapper au contrôle de la personne concernée, qui n'est pas à l'origine de leur diffusion.

C'est la raison pour laquelle certains n'hésitent pas à faire appel à des entreprises de gestion de l'e-réputation pour redorer -même temporairement- leur "e-moi" ou à déposer une plainte en ligne sur le site de la CNIL.

Il n'en demeure pas moins que certaines informations peuvent se révéler indélébiles, contraignant alors tout internaute à sacrifier, en amont, sa liberté d'expression au profit de son e-réputation.

Apparaît incidemment une question qu'il pourrait être intéressant d'approfondir : celle de l'influence de l'e-réputation sur la manière, qu'a le salarié, de penser son expression... doit-il devenir calculateur ?

La tirade d'Hamlet "To be or not to be" est d'une troublante vérité sur le théâtre numérique.

Etre ou ne pas être... sur le web ? Telle est la question, puisque l'employeur, telle la nymphe, se souviendra de tous vos pêchés (25).


(1) Cass. soc., 14 décembre 1999, n° 97-41.995, publié (N° Lexbase : A3127AGW), v. également, Cass. soc., 28 avril 2011, n° 10-30.107, F-P+B (N° Lexbase : A5365HPE), v. les obs. de Ch. Willmann, Dépôt de plainte, liberté d'expression : pas de carton rouge pour le joueur professionnel de football !, Lexbase Hebdo n° 439 du 12 mai 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N1519BS3) (et la jurisprudence citée) ; v. également Cass. soc., 31 mars 2009, n° 07-44.918, F-D (N° Lexbase : A5160EET), v. les obs. de F. Lalanne, Liberté d'expression dans l'entreprise : le salarié ne peut pas tout dire !, Lexbase Hebdo n° 346 du 16 avril 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N0206BKT), v. les obs. de S. Tournaux, Le licenciement du salarié auteur d'un abus de la liberté d'expression, Lexbase Hebdo n° 221 du 29 juin 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N0182ALC). V. J-E. Ray, Facebook, le salarié et l'employeur, Dr. soc., 2011, p. 128.
(2) Cass. soc., 30 octobre 2002, n° 00-40.868, inédit (N° Lexbase : A4145A3W).
(3) Cass. soc., 25 janvier 2000, n° 97-45.044, inédit (N° Lexbase : A5380AW8).
(4) V. nos obs., Du rififi sur les tweets, v. également, L'abus de Twitter est dangereux pour votre emploi - Questions à Maître Mathieu Davy, Avocat à la cour, Associé chez Orialegal, Lexbase Hebdo n° 513 du 24 janvier 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N5428BT9).
(5) CA Rouen, 15 novembre 2011, n° 11/01827 (N° Lexbase : A8457H3M) ; Cass. civ. 1, 10 avril 2013, n° 11-19.530, FS-P+B+I (N° Lexbase : A9954KBB).
(6) CPH Boulogne-Billancourt, 19 novembre 2010, n° 09/00316 (N° Lexbase : A6710GKQ).
(7) Cass. soc., 18 octobre 2006, n° 04-48.025, F-P+B (N° Lexbase : A9621DRR).
(8) Cass. soc., 18 novembre 2011, n° 10-26.782, F-D (N° Lexbase : A8746HYL).
(9) Cass. soc., 17 mai 2005, n° 03-40.017, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2997DIT).
(10) Cass. soc., 18 octobre 2011, n° 10-25.706, F-D (N° Lexbase : A8745HYK).
(11) Cass. soc., 12 février 2013, n° 11-28.649, FS-P+B (N° Lexbase : A0485I8H), v. les obs. de S. Tournaux, La consultation des fichiers contenus dans la clé USB du salarié, Lexbase Hebdo n° 518 du 28 février 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N5976BTI).
(12) Cass. soc., 4 juillet 2012, n° 11-12.502, F-D (N° Lexbase : A4905IQQ).
(13) Cass. soc., 28 septembre 2011, n° 10-16.995, F-D (N° Lexbase : A1441HYZ).
(14) C. trav., art. L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P).
(15) C. trav., art. L. 2323-32, alinéa 3 (N° Lexbase : L2810H9X).
(16) C. trav., art. L. 1222-4 (N° Lexbase : L0814H9Z).
(17) Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés (N° Lexbase : L8794AGS).
(18) C. trav., art. L. 1121-1
(19) Communiqué de la CNIL, lire (N° Lexbase : N6397BT4).
(20) Cnil, décision n° 2011-036 du 16 décembre 2011. V. également, Cass. soc., 3 novembre 2011, n° 10-18.036, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5253HZL) et les obs. de Ch. Radé, A propos de la géolocalisation des salariés : la Cnil et la Cour de cassation à l'unisson, Lexbase Hebdo n° 462 du 17 novembre 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N8765BSG).
(21) Cnil, délibération n° 2011-036 du 10 février 2011 (N° Lexbase : X9211AIY) et délibération n° 2012-475 du 3 janvier 2013.
(22) C. trav., art. L. 1221-8, alinéa 3 (N° Lexbase : L0784H9W) : "les méthodes et techniques d'aide au recrutement ou d'évaluation des candidats à un emploi doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie".
(23) C. trav., art. L. 1221-8, alinéa 1 : "le candidat à un emploi est expressément informé, préalablement à leur mise en oeuvre, des méthodes et techniques d'aide au recrutement utilisées à son égard" ; C. trav., art. L. 1221-9 (N° Lexbase : L0786H9Y) : "aucune information concernant personnellement un candidat à un emploi ne peut être collectée par un dispositif qui na pas été porté préalablement à sa connaissance".
(24) V. nos obs., Le droit à l'oubli numérique : la vie sans mon E-moi ?.
(25) Be all my sins remember'd (Hamlet, III. 1, de William Shakespeare).

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Procédure administrative

[Chronique] Chronique de contentieux administratif - Juillet 2013

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

Le 01 Août 2013

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de retrouver cette semaine la chronique de contentieux administratif de Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz. Au sommaire de cette chronique, tout d'abord, une décision du Conseil d'Etat bienvenue et attendue amenant à consolider la position du rapporteur public au sein du procès administratif. Le juge administratif y explique de manière très pédagogique le nouveau statut de ce magistrat ou membre du Conseil d'Etat et donne quelques précisions très utiles sur la notion de "sens des conclusions" du rapporteur public qui doivent être communiquées préalablement à l'audience aux parties dans un délai raisonnable et sous peine d'irrégularité de la décision (CE, S., 21 juin 2013, n° 352427, publié au recueil Lebon). La deuxième décision vient préciser l'office du juge lorsqu'un revirement de jurisprudence intervient postérieurement près d'un an après la clôture de l'instruction. Dans ce cas, il appartient au juge, dans le respect du principe du contradictoire, de rouvrir l'instruction (CE 3° et 8° s-s-r., 22 mai 2013, n° 350551, mentionné aux tables du recueil Lebon). La dernière décision concerne plus particulièrement la question des frais de justice. Il en ressort que le juge administratif peut mettre à la charge de la partie perdante dans l'instance une somme globale au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4) relatives aux frais exposés et non compris dans les dépens et de l'article R. 761-1 du même code (N° Lexbase : L1544IRM) relatives au remboursement de la contribution pour l'aide juridique (CE 2° et 7° s-s-r., 10 juin 2013, n° 361327, mentionné aux tables du recueil Lebon).
  • Le principe du contradictoire n'impose pas au rapporteur public de communiquer aux parties les moyens d'une potentielle annulation ou d'un hypothétique rejet dans ses conclusions préalablement à la tenue de l'audience (CE, S., 21 juin 2013, n° 352427, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2099KH9)

Il aura fallu moins d'un mois au Conseil d'Etat pour faire suite à la décision du juge européen "Marc-Antoine contre France" (1) et redéfinir les obligations et les modalités d'intervention du rapporteur public. La décision européenne était attendue voire redoutée par ceux qui craignaient un risque de déstabilisation du fonctionnement des juridictions administratives mais la Cour européenne des droits de l'Homme a finalement levé l'épée de Damoclès qui pesait sur le rapporteur public. La Cour a répondu par la négative au requérant qui mettait en avant une atteinte au contradictoire et à l'égalité des armes dans le fait que seul le rapporteur public, et non les parties à l'instance, obtenaient communication du rapport et du projet de décision du conseiller rapporteur, membre de la formation de jugement chargé de la fonction temporaire d'instruire l'affaire.

Cette prise de position du juge européen était loin d'être évidente et, à vrai dire, une bonne partie de la doctrine s'attendait plutôt à une décision de non-conformité. Le rapporteur public, lorsqu'il était encore désigné sous le vocable de commissaire du gouvernement avait, en effet, pu être remis en cause par la Cour à l'occasion de retentissantes condamnations. Sans forcément retracer toute l'histoire contentieuse, on peut en rappeler néanmoins les principaux éléments. Les arrêts "Kress contre France" (2) et "Martinie contre France" (3) ont d'abord sanctionné la présence au délibéré de l'ancien commissaire du Gouvernement. Etant le dernier à s'exprimer lors de l'audience, sa participation au délibéré violait l'égalité des armes et le respect du contradictoire. La situation du requérant a été en conséquence amélioré à la suite de la seconde de ces décisions avec le décret du 1er août 2006 (4) qui autorise ou laisse la possibilité aux parties de présenter de brèves observations orales après le prononcé des conclusions du commissaire du gouvernement.

Plus récemment, c'est l'affaire "UFC Que Choisir de Côte d'Or contre France" (5) qui a précisément porté sur l'absence de communication aux parties de la note du conseiller rapporteur, lacune déjà perçue comme une violation du principe du contradictoire et de l'égalité des armes. Le juge européen avait rendu une décision d'irrecevabilité et l'association requérante avait, opportunément, retiré le grief portant sur l'absence de communication du rapport. Entre temps était aussi intervenu, tout aussi opportunément, le décret du 7 janvier 2009 (6) transformant le commissaire du Gouvernement en rapporteur public. L'ancienne dénomination était en effet de nature à induire en erreur les justiciables sur la véritable fonction du rapporteur public même si la nouvelle appellation fait du coup naître une confusion nouvelle avec le conseiller rapporteur. Enfin, la Cour s'était déjà prononcée sur la question posée dans l'arrêt "Marc-Antoine contre France" mais pas à propos du rapporteur public, juste envers son quasi homologue du côté de l'ordre juridictionnel judiciaire à savoir l'avocat général devant la Cour de cassation. La Cour avait alors condamné la France au motif que la transmission au seul avocat général du rapport et du projet d'arrêt du conseiller rapporteur "ne s'accorde pas avec les exigences du procès équitable" (7). La procédure a en ce sens été modifiée amenant à marginaliser, de fait, l'avocat général. Celui-ci n'ayant plus accès au projet d'arrêt et ne participant plus à la conférence préparatoire à l'audience. Pour la procédure administrative, et en dépit de l'identité de contenu du rapport devant les deux ordres de juridiction, la Cour avait rejeté le grief mais en décrivant le rapport juste comme "un simple résumé des pièces" en totale méconnaissance avec la réalité de son contenu (8). Il paraissait donc logique de transposer le raisonnement tenu pour l'avocat général au rapporteur public ce que n'a pas fait la Cour dans la dernière jurisprudence en date.

C'est donc fort de la dernière position du juge européen que le Conseil d'Etat vient consacrer et justifier dans les considérants de l'arrêt d'espèce le rôle du rapporteur public lui assurant par la même un avenir certain dans le procès administratif. La réponse du Conseil d'Etat était d'autant plus particulièrement attendue qu'une cour administrative d'appel avait déjà créé la surprise en prescrivant, à propos de la communication du sens des conclusions du rapporteur public, la communication non seulement du sens mais encore des moyens sur lesquels sont fondés, à titre principal, une potentielle annulation ou un hypothétique rejet d'acte administratif (9). Selon les juges d'appel, un rapporteur public qui se contenterait d'indiquer qu'il conclue à une annulation ou à un rejet sans préciser le ou les moyens sur lesquels il entend se fonder matérialisera une information "trop imprécise" pour permettre au requérant d'en discuter utilement le contenu lors de l'audience publique ce qui emportera le prononcé, en appel ou en cassation, d'une procédure irrégulière.

Le Conseil d'Etat, dans la décision d'espèce, va à l'encontre de cette prise de position visant à englober désormais l'énoncé des moyens principaux dans le "sens" des conclusions en affirmant clairement que le Code de justice administrative n'impose, à peine de régularité de la procédure, que la communication des seuls éléments du dispositif auquel le rapporteur propose d'aboutir. En l'espèce, c'est un arrêté du préfet des Bouches-du-Rhône autorisant l'exploitation par la communauté d'agglomération du pays de Martigues d'un centre de stockage de déchets qui a été mis en cause. Le tribunal administratif et la cour administrative d'appel de Marseille ont annulé cet acte en tant qu'il autorisait le stockage de déchets "non ultimes". Ce contentieux a été confirmé par le Conseil d'Etat dans la mesure où il appartenait au préfet, dont l'acte a été régulièrement annulé, de préciser les restrictions relatives aux déchets non ultimes. Reste les éléments de procédure.

Le juge rappelle d'abord sa jurisprudence antérieure (10) et le rôle du rapporteur public en le mettant en perspective au regard de l'ensemble de la procédure et des principes qui la gouverne. Il indique ainsi que le rapporteur public n'est pas soumis au principe du contradictoire qui ne concerne que la phase d'instruction. Comme le rapporteur public intervient après sa clôture, ses conclusions n'ont pas à être communiquées aux parties, pas davantage que la note du rapporteur ou le projet de décision. Le rapporteur public, comme l'indique le Conseil d'Etat, "a pour mission d'exposer les questions que présente à juger le recours sur lequel il conclut et de faire connaître, en toute indépendance, son appréciation, qui doit être impartiale, sur les circonstances de fait de l'espèce et les règles de droit applicables ainsi que son opinion sur les solutions qu'appelle, suivant sa conscience, le litige soumis à la juridiction à laquelle il appartient". C'est un discours plein de louanges ainsi fait envers le rapporteur public. Les parties qui ont tout intérêt à être présentes à l'audience vont ainsi découvrir à cette occasion l'argumentaire juridique du rapporteur public et auront, en réaction à chaud, la possibilité de présenter des observations orales à l'audience ou de produire une note en délibéré (objectifs poursuivis par l'article R. 711-3 du Code de justice administrative N° Lexbase : L4863IRK).

C'est la découverte du "sens" des conclusions du rapporteur public qui a pour objet de mettre les parties en mesure d'apprécier l'opportunité d'assister ou pas à l'audience publique d'où l'importance de préciser concrètement ce que doit recouvrir la notion de "sens des conclusions". Le Conseil d'Etat rappelle donc, de façon assez solennelle, que le rapporteur public doit "préciser [...] les raisons qui déterminent la solution qu'appelle, selon lui, le litige" et même "indiquer, lorsqu'il propose le rejet de la requête, s'il se fonde sur un motif de recevabilité ou sur une raison de fond" puis "mentionner, lorsqu'il conclut à l'annulation d'une décision, les moyens qu'il propose d'accueillir". Cette dernière mention pourrait laisser croire à une prise de position équivalente à celle des juges d'appel évoquée précédemment mais les hauts magistrats ajoutent aussitôt une mention très importante selon laquelle "la communication de ces informations n'est [...] pas prescrite à peine d'irrégularité de la décision". En revanche, si le rapporteur public fait connaître ces informations et modifie par la suite sa position sans en avertir les parties, la décision est irrégulière. Quoi qu'il en soit, désormais, de façon certaine, la non-mention par un rapporteur public des motifs qui l'ont conduit à proposer le rejet d'une requête ne pourra entraîner de procédure irrégulière.

La décision ainsi rendue par le Conseil d'Etat a été largement saluée mais la question se pose de savoir si elle permet de sceller enfin définitivement le sort du rapporteur public à la suite notamment à la prise de position du juge européen. Si une sérieuse menace conventionnelle a ainsi pu être levée, la Cour européenne laisse néanmoins, comme le note Nicolas Hervieu, "planer l'incertitude sur sa jurisprudence, désormais contradictoire selon les formations de jugement" (11). En effet, il peut paraître "pour le moins curieux, voire surréaliste, qu'une simple décision d'irrecevabilité contredise frontalement au moins trois arrêts concordants adoptés en formation solennelle de Grande Chambre" (12). Néanmoins, la tendance serait plutôt à une clôture définitive de la saga interminable du rapporteur public devant le juge européen, mais des doutes persistent.

  • Le principe du contradictoire impose au juge la réouverture de l'instruction lorsqu'un revirement de jurisprudence intervient postérieurement près d'un an après la clôture de l'instruction (CE 3° et 8° s-s-r., 22 mai 2013, n° 350551, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9267KDL)

Devant les juridictions administratives, la clôture de l'instruction ferme les débats. L'article R. 613-3 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3134ALN) énonce, de façon très stricte, que les "mémoires produits après la clôture de l'instruction ne donnent pas lieu à communication et ne sont pas examinés par la juridiction". Pour autant, le Conseil d'Etat a, dans une très large mesure, neutralisé cette disposition et élaboré un véritable "statut jurisprudentiel des écritures tardives" qui confirme la portée qu'il entend réserver au respect du contradictoire. L'idée est de faciliter une meilleure prise en compte des productions intervenant après le terme officiel de l'instruction pour permettre au juge de remplir son office de "bien juger".

Il ressort des pièces du dossier qu'un titre de perception d'un montant correspondant à un trop perçu de supplément familial de traitement a été émis par l'inspecteur d'académie du Val-d'Oise à l'encontre d'un professeur des écoles. Le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande tendant à l'annulation de ce titre de perception et au remboursement de la somme déjà reversée par voie de compensation sur ses rémunérations. Le requérant se pourvoit en cassation contre le jugement du tribunal. Dans un mémoire en réplique, le requérant soutenait que l'action en restitution du trop perçu engagée par le rectorat était prescrite en application des dispositions de l'article 2277 du Code civil (N° Lexbase : L7196IAR), dans leur rédaction antérieure à la loi du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile (13). Il s'appuyait sur cet argument compte tenu d'une règle énoncée peu avant la clôture de l'instruction par une décision juridictionnelle selon laquelle la prescription quinquennale prévue par l'article 2277 du Code civil s'applique à toutes les actions relatives aux rémunérations des agents publics, sans qu'il y ait lieu de distinguer selon qu'il s'agit d'une action en paiement ou d'une action en restitution de ce paiement.

En agissant de la sorte, le Conseil d'Etat renversait la jurisprudence précédente (14) et considérait que toutes les actions relatives aux rémunérations des agents publics étaient soumises à la prescription quinquennale. Dans son arrêt du 12 mars 2010, le juge précise qu'en jugeant la prescription quinquennale inapplicable aux actions en répétition de l'indu exercées par les communes contre les agents publics à raison de rémunérations versées en l'absence de service fait, alors que cette prescription s'applique à toutes les actions relatives aux rémunérations des agents publics, sans qu'il y ait lieu de distinguer selon qu'il s'agit d'une action en paiement ou en restitution de ce paiement, la cour administrative d'appel avait inexactement interprété la portée de ces dispositions.

Le seul souci concernant l'argument du requérant est que le mémoire en réplique a été produit près d'un an après la clôture de l'instruction. Pour le Conseil d'Etat, le tribunal administratif ne pouvait régler le litige dont il était saisi sans tenir compte du mémoire produit par le requérant, l'affaire étant de nouveau renvoyé au tribunal administratif de Poitiers après annulation du premier jugement. Cette prise de position confirme la jurisprudence antérieure concernant les effets de la clôture de l'instruction. Cette jurisprudence (15) fait, en principe, obligation au juge administratif, lorsqu'il est saisi d'un mémoire ou d'une note en délibéré postérieurement à la clôture de l'instruction et avant la lecture de la décision de rouvrir l'instruction. Les débats sont fermés à la clôture de l'instruction sauf si la production tardive expose une circonstance de fait qui ne pouvait être invoquée avant la clôture et dont l'ignorance conduirait le juge à fonder sa décision sur des motifs matériellement inexacts. Tout type de production est concerné, des notes en délibérés (16), voire l'ensemble des productions postérieures à la clôture de l'instruction (17). Un arrêt du 6 juin 2012 vient même conférer une portée étendue à ce régime en donnant à l'expression "productions" un sens très large (18). Sont concernés non seulement les mémoires, mais également l'ensemble des pièces produites tardivement par les parties, comme en l'espèce un article de journal.

L'instruction n'est pas close également si la production tardive expose une circonstance de droit, si celle-ci est nouvelle ou fait partie des moyens qu'il appartient au juge de relever d'office. Il y a bien en l'espèce une circonstance de droit nouvelle fondée sur l'interprétation différente d'un texte (l'article 2277 du Code civil relatif à la prescription quinquennale) par une décision juridictionnelle. L'instruction aurait donc dû être ouverte à nouveau quant a été enregistré le mémoire exposant la nouvelle interprétation jurisprudentielle du texte. La date d'enregistrement du mémoire importe peu, en l'occurrence plus d'un an après la clôture de l'instruction, cette date est indifférente à la solution du litige.

Il y a là encore, dans l'arrêt rapporté, un témoignage de ce qu'est devenue la procédure de réouverture de l'instruction. Destinée à demeurer exceptionnelle au regard du principe posé par l'article R. 613-3 précité, elle tend surtout à devenir un instrument de régulation de l'instruction confirmant la portée toujours plus marquée en la matière du principe du contradictoire et des exigences du procès équitable. Il faut bien relever qu'aux termes de l'article R. 611-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3096ALA), rien n'oblige le juge à communiquer aux parties les mémoires ou les pièces s'il estime qu'ils n'apportent rien de nouveau (19). Mais c'est une disposition qui est aujourd'hui contraire au droit européen pour qui toute production devrait être communiquée et c'est aux parties de juger de l'opportunité d'y répondre (20). Si la position du Conseil d'Etat peut s'expliquer en ce sens et au regard de la ligne directrice de sa jurisprudence, il convient cependant de s'interroger sur les limites d'un tel libéralisme procédural. Celui-ci peut se comprendre en l'espèce ou dans l'hypothèse où le juge statue en vertu d'une jurisprudence nouvelle postérieure à la date de la clôture de l'instruction. Il doit dans ce cas là en effet, au préalable inviter les parties à présenter leurs observations sauf à violer le principe de la contradiction (21). En revanche, il est plus difficile à comprendre lorsque la réouverture de l'instruction concerne le cas particulier où le mémoire produit après la clôture constitue en fait le premier et unique mémoire du défendeur (22). Il serait certainement préjudiciable si à l'avenir les parties négligentes devenaient maître du temps de l'instruction sous prétexte d'une prise en compte renforcée du principe du contradictoire.

  • Le juge administratif peut mettre à la charge de la partie perdante dans l'instance une somme globale au titre des frais exposés et non compris dans les dépens et au titre du remboursement de la contribution pour l'aide juridique (CE 2° et 7° s-s-r., 10 juin 2013, n° 361327, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5906KGT)

La décision en date du 10 juin 2013 concerne en priorité la situation des agents sportifs licenciés de la Fédération française de football (FFF) puisqu'elle annule la délibération du 25 mai 2012 du comité exécutif de la FFF modifiant l'article 6-2-2 du règlement des agents sportifs de cette fédération. Pour rappel, sur le fondement des dispositions issues de la loi n° 2012-158 du 1er février 2012, visant à renforcer l'éthique du sport et les droits des sportifs (23), le comité exécutif de la FFF avait décidé de modifier les dispositions de l'article 6-2-2 du règlement des agents sportifs de cette fédération pour "limiter la rémunération de l'agent sportif, lorsqu'elle est assise sur le contrat de travail du joueur ou de l'entraîneur, à 6 % du salaire brut du joueur ou de l'entraîneur quand ce salaire annuel est inférieur ou égal à 1 800 000 euros -cette rémunération demeurant plafonnée à 10 % du salaire brut lorsque le salaire brut annuel est supérieur à cette somme- et, lorsque la rémunération de l'agent est assise sur le contrat prévoyant la conclusion d'un contrat de travail, à 6 % du montant hors taxe de ce contrat".

L'association "Union des agents sportifs du football" et le Syndicat national des agents sportifs ont saisi une première fois le Conseil d'Etat en 2012 d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l'article 6 de la loi précitée. Par décision du 29 octobre 2012, le Conseil d'Etat a refusé de renvoyer cette question au Conseil constitutionnel en considérant que la baisse de rémunération des agents était "une mesure qui ne portait pas d'atteinte disproportionnée à la liberté contractuelle, à la liberté d'entreprendre, ni, en tout état de cause, à la liberté du commerce et de l'industrie" (24). Par mémoire enregistré en juillet 2012, l'association et le syndicat ont de nouveau saisi le Conseil d'Etat pour voir annuler pour excès de pouvoir la décision ayant modifié les dispositions de ce même article 6.2.2 du règlement des agents sportifs de cette fédération. Sans se prononcer sur le fond de la requête qui lui était présentée, le Conseil, par la décision d'espèce du 10 juin 2013, va constater que la procédure de modification du règlement des agents sportifs n'avait pas été respectée par la FFF. En conséquence, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, l'association et le syndicat étaient, selon le Conseil d'Etat, fondés à demander l'annulation pour excès de pouvoir de la délibération attaquée. Concrètement, cela signifie que les agents dans le football vont pouvoir à nouveau bénéficier comme cela était le cas avant à hauteur maximale de 10 % du salaire brut du joueur ou de l'entraîneur quand ce salaire annuel est inférieur ou égal à 1 800 000 euros ou du montant hors taxe du transfert.

Mais l'un des intérêts de l'arrêt se situe ailleurs et plus précisément sur un aspect particulier de la procédure. Le Conseil d'Etat a mis à la charge de la partie perdante dans l'instance une somme globale au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative relatives aux frais exposés et non compris dans les dépens et de l'article R. 761-1 du même code (N° Lexbase : L1544IRM), relatives au remboursement de la contribution pour l'aide juridique (25), a fédération devant verser aux associations requérantes une somme globale de 1 500 euros chacune. Pour apprécier le montant des frais non compris dans les dépens, le juge bénéficie d'une grande liberté, il peut se livrer à une estimation forfaitaire mais, surtout, l'absence d'obligation pour le concluant de justifier de sa demande aboutit souvent à ce que le juge ne fasse que partiellement droit à la condamnation sollicitée (ce qui est le cas en l'espèce dans la mesure où une somme de 10 000 euros était demandée). Le juge préférera en effet éviter d'octroyer une somme supérieure à celle déboursée effectivement, et il est donc dans l'intérêt du justiciable qu'il démontre la vraisemblance de ses prétentions, sauf à encourir le risque d'obtenir une somme proche de la "norme" officieuse qu'immanquablement le juge cherche à définir par type d'affaire.

Si la mise en place de cette somme globale au titre des frais irrépétibles et des dépens peut apparaître originale, il faut relever, de manière générale, que le juge est très libre dans la fixation de l'ensemble. Le droit d'obtenir la prise en considération des frais irrépétibles est de principe très largement ouvert même s'il n'est pas un droit à remboursement de dépenses justifiées. Les textes, comme la jurisprudence, ont prévu et reconnu une très grande marge d'appréciation aux magistrats autant pour statuer sur le bien fondé d'une demande au titre des frais non compris dans les dépens, que pour évaluer le montant de la somme allouée à ce titre. Les paramètres qu'ils peuvent, officieusement, prendre en compte pour évaluer le montant des frais irrépétibles qu'il accorde à la partie victorieuse sont nombreux : qualité des écritures, "mérite" du recours, attitude des parties, et notification du défendeur, etc.

Au titre de l'équité, le juge peut tenir compte de l'attitude respective des parties, ou du fondement de leur demande. Il pourra notamment refuser d'accorder des frais irrépétibles lorsque le requérant obtient l'annulation de la décision attaquée pour des raisons de légalité externe, alors qu'il aurait succombé au fond. Les deux seules limites à l'office du juge sont constituées de l'impossibilité d'une part de condamner une partie à verser une somme alors qu'aucune conclusion n'a été formée en ce sens et d'autre part, à une somme d'un montant supérieur à celle demandée par la ou les parties adverses. Les conclusions formées au titre de l'article L. 761-1 ne constituent donc pas un moyen d'ordre public pouvant être soulevé d'office par le juge.

Enfin de même, les frais exposés durant l'instance sont mis à la charge de la partie tenue aux dépens ou, à défaut, de la partie perdante. En revanche, elles ne l'autorisent pas, comme peut le rappeler le juge, à mettre ces frais à la charge d'une partie qui n'est ni tenue aux dépens, ni partie perdante. Et le motif du rejet de la requête importe peu. Il s'agissait en l'espèce d'un litige qui avait été porté devant un ordre de juridiction incompétent. Le défendeur, qui n'était pas la partie perdante, ni tenue aux dépens, n'avait pas à être condamné à payer des frais (26). Dans le même ordre d'idées, il a déjà été jugé que la réponse par le Conseil d'Etat à une demande d'avis n'impliquait aucune partie perdante. Les dispositions de l'article L. 761-1 ne sont donc pas applicables (27). La même solution est retenue quand le pourvoi principal est rejeté. Le défendeur n'étant pas la partie perdante et ceci même si son pourvoi incident est rejeté (28).

Lorsque l'on est étudiant en droit, on apprend que l'on pourra quasiment toujours exclure d'un commentaire de décision juridictionnelle en droit administratif les considérants relatifs à l'application mécanique de l'article L. 761-1. Peut-être qu'à l'avenir d'autres décisions comme celle de l'espèce amèneront plus de discussion et de réflexion dans l'application de cet article bien connu des praticiens du contentieux administratif. La liberté d'appréciation du juge en la matière peut apparaître, à bien des égards, comme l'un des premiers objets de ces nouvelles discussions et réflexions.


(1) CEDH, 4 juin 2013, Req. 54984/09 (N° Lexbase : A4711KGL).
(2) CEDH, 7 juin 2001, req. 39594/98 (N° Lexbase : A2964AUC).
(3) CEDH, 12 avril 2006, Req. 58675/00 (N° Lexbase : A0126DPD).
(4) Décret n° 2006-964 du 1er août 2006, modifiant la partie réglementaire du Code de justice administrative (N° Lexbase : L4521HKN), JO, 3 août 2006, p. 11570.
(5) CEDH, 30 juin 2009, Req 39699/03 (N° Lexbase : A0133KK7).
(6) Décret n° 2009-14 du 7 janvier 2009, relatif au rapporteur public des juridictions administratives et au déroulement de l'audience devant ces juridictions (N° Lexbase : L4344ICU), JO, 8 janvier 2009, p. 479.
(7) CEDH, 31 mars 1998, Req. 23043/93 (N° Lexbase : A0979KKH), § 98.
(8) CEDH, 14 février 2008, Req. 13324/04 (N° Lexbase : A8254D4H).
(9) CAA Nantes, 14 décembre 2012, n° 11NT02797, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7146IZP), AJDA, 2013, p. 534, concl. A.-C. Wunderlich.
(10) CE, 10 juillet 1957, n° 26517 (N° Lexbase : A1569AM3), Rec. CE, p. 466 ; CE, 29 juillet 1998, Mme Esclatine, n° 179635 et n°180208, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8031ASA), Rec. CE, p. 320, GACA n° 59, note Jean-Claude Bonichot.
(11) N. Hervieu, Le rapporteur public français finalement sauvé des eaux européennes, in Lettre "Actualités Droits-Libertés du CREDOF", 13 juin 2013.
(12) Ibid.
(13) Loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile (N° Lexbase : L9102H3I), JO, 18 juin 2008, p.9856.
(14) CE, 1° et 4° s-s-r., 15 octobre 1986, n° 27752, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6702AM8) ; CE, Ass., 12 avril 1972, n° 82194, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8602B7Q).
(15) CE 5° et 7° s-s-r., 12 juillet 2002, n° 236125, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1581AZL), Rec. CE, Tables, p. 309 ; CE, S., 27 février 2004, n° 252988, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3647DBP), Rec. CE, p. 94.
(16) CE 5° et 7° s-s-r., 12 juillet 2002, n° 236125, publié au recueil Lebon, préc..
(17) CE, S., 27 février 2004, n° 252988, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3647DBP).
(18) CE 1° et 6° s-s-r., 6 juin 2012, n° 342328, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4023INC).
(19) Voir, pour une illustration récente, CE 3° et 8° s-s-r., 1er février 2012, n° 338665, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6848IBA).
(20) Cf., CEDH, 18 octobre 2007, Req. 12316/04 (N° Lexbase : A7585DYL). La Cour européenne des droits de l'Homme constate alors en l'espèce, par six voix contre une, la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (N° Lexbase : L7558AIR). Elle considère en effet que si le mémoire du ministre de l'Economie n'avait a priori aucune incidence sur la solution du litige, il n'en va pas de même en ce qui concerne celui du ministre de l'Education dans la mesure où ledit mémoire contenait un avis motivé sur le bien-fondé des prétentions du requérant. Ce dernier, selon la Cour européenne, aurait dû avoir la possibilité de soumettre ses commentaires à cette pièce ou qu'il en soit informé pour décider, le cas échéant, d'y répondre. Partant, le respect du droit à un procès équitable, sous l'angle du principe du contradictoire a été méconnu en l'espèce.
(21) CE, S., 19 avril 2013, n° 340093, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4174KCL).
(22) CAA Marseille, 6ème ch., 18 juin 2012, n° 09MA04785, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9795IPH).
(23) Loi n° 2012-158 du 1er février 2012, visant à renforcer l'éthique du sport et les droits des sportifs (N° Lexbase : L0065IS9), JO, 2 février 2012, p.1906.
(24) CE 2° et 7° s-s-r., 29 octobre 2012, n° 361327, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2193IW7).
(25) Depuis octobre 2011, une contribution de 35 euros doit être acquittée par la personne qui engage une action en justice pour un problème civil, commercial, prud'homal, social ou rural, devant une juridiction judiciaire. C'est également le cas devant une juridiction administrative par exemple, le tribunal administratif. La contribution doit être payée également lors du procès en appel et en cas de pourvoi en cassation.
(26) CE 8° s-s., 14 février 2013, n° 362256, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1774I89).
(27) CE, S., 26 juillet 2006, n° 292750, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8074DQ4), Rec. CE, p. 377.
(28) CE 2° et 7° s-s-r., 24 novembre 2010, n° 330648, mentionné aux tables du recueil Lebon ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 3417141, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "CE 2/7 SSR., 24-11-2010, n\u00b0 330648, mentionn\u00e9 aux tables du recueil Lebon", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A4345GLI"}}), Rec. CE, Tables, p. 915.

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Sociétés

[Jurisprudence] Questions sur les effets de l'affectio societatis au cours de la vie sociale et sur le pluralisme de la notion

Réf. : Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-22.296, F-P+B (N° Lexbase : A5797KGS)

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N8159BTD

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par Jean-Baptiste Lenhof, Maître de conférences à l'ENS - Cachan Antenne de Bretagne, Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

Le 25 Juillet 2013

Il n'existe sans doute que peu de notions en droit qui soient, à l'image de l'affectio societatis, à la fois aussi évidentes à appréhender, en surface, que difficiles à sonder, tant ce concept apparaît toucher au fond même de la logique particulière au droit des sociétés. L'arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, rendu le 11 juin 2013, atteste, ainsi, à la fois de l'incertitude qui pèse sur sa mise en oeuvre et de la volonté du juge du droit d'en limiter les effets.
Le 3 avril 2008, l'actionnaire majoritaire d'une SAS (le cédant) conclut une promesse de cession d'actions au profit de deux personnes (les cessionnaires). Le cédant refusant, après la levée des conditions suspensives, de transférer la propriété des titres, les cessionnaires le font assigner en dommages-intérêts. La cour d'appel de Paris ayant accueilli cette demande, dans un arrêt du 14 février 2012 (CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 14 février 2012, n° 10/21951 N° Lexbase : A4508ICX), le cédant forme un pourvoi en cassation.
Dans le premier moyen, il prétend que la cession de titres sociaux, même partielle, requiert l'affectio societatis du cédant et du cessionnaire, dès lors qu'elle a pour objet de partager le contrôle de la société avec de nouveaux associés spécialement choisis à cet effet. Il soutient, par ailleurs, dans le deuxième moyen, que l'affectio societatis étant requis du cédant, ce dernier doit être admis à renoncer unilatéralement à l'opération, dans le cadre d'un transfert de contrôle, s'il apparaît qu'elle fait défaut chez son cessionnaire. La Chambre commerciale rejettera, toutefois, ces deux moyens décidant, d'une part, que l'affectio societatis n'est pas une condition requise pour la formation d'un acte emportant transfert de droits sociaux et, d'autre part, que les conventions ne peuvent être révoquées que par consentement mutuel ou par les causes que la loi autorise et que l'absence d'affectio societatis ne constitue aucune de ces causes.
Les deux questions posées à la Cour de cassation, ainsi, se rejoignaient en tant qu'elles conduisaient à envisager l'existence d'une influence de l'affectio societatis sur le transfert (ou, peut-on imaginer, par extension, une cession simple) du contrôle d'une société. La Cour, cependant, dans sa réponse au pourvoi, distinguera nettement entre l'affectio societatis, concept propre au droit des sociétés (I) et les conditions de formation du contrat. Cette distinction permet, paradoxalement, de limiter, potentiellement, le jeu de la notion dans le cadre de la vie sociale (II).

I - L'affectio societatis, concept propre au droit des sociétés

C'est peu dire que l'affectio societatis a suscité des interrogations en doctrine (A), interrogations sans cesse renouvelées par les incertitudes pratiques quant à la mesure de son champ d'application et de ses effets sur la vie de la société (B).

A - Les incertitudes sur la définition de la notion

On chercherait vainement, dans le Code civil, la mention explicite de l'existence de l'affectio societatis. Elle a pu être, essentiellement, déduite de l'analyse des dispositions de l'article 1832 de ce code (N° Lexbase : L2001ABQ) qui établit que "la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent, par un contrat, d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie [...]", d'où, la "volonté de s'associer" sans laquelle le juge du droit n'a cessé de rappeler qu'il ne saurait y avoir de société (1). Il demeure qu'au-delà de la volonté, on y rattache également " l'entreprise commune' de l'article 1832 et l'intérêt commun' de l'article 1833 (N° Lexbase : L2004ABT)" (2). Hamel, ainsi, y voyait une "volonté d'union ou de convergence d'intérêt" (3), formule synthétique sur laquelle la doctrine se livrera à de nombreuses variations, non par spéculation mais parce qu'en dépit de l'origine prétorienne de la notion, le juge du droit a tardé à en dispenser une définition. On enseigne, généralement, que celle-ci a, enfin, pris matérialité à l'occasion d'un arrêt du 3 juin 1986 qui a précisé que sont liés par l'affectio societatis les associés qui, en substance, collaborent de façon effective à l'exploitation, dans un intérêt commun et sur un pied d'égalité, chacun participant aux bénéfices ainsi qu'aux dettes (4).

La formulation de la définition (5), toutefois, n'était pas si rigide (6) que le juge du droit n'ait pu la faire évoluer. La première chambre civile, en effet, avait adopté, quelques mois avant la Chambre commerciale, une rédaction quelque peu différente, selon laquelle l'affectio societatis serait "la volonté de collaborer activement, sur un pied d'égalité à la réalisation d'un projet commun" (7). La même chambre, en 2008, y verra la "volonté commune des époux de s'associer sur un pied d'égalité en partageant les bénéfices et aux pertes" (8). La Chambre commerciale, semblablement, fera varier sa rédaction avec, par exemple, en 1991, la "volonté d'union et acceptation d'aléas communs" (9), utilisant parfois le terme d'intention comme, ainsi, en 2004 "l'intention de collaborer sur un pied d'égalité à la réalisation d'un projet commun", à propos, il est vrai, d'une société créée de fait où, par essence la volonté d'instituer une société était absente. En tout état de cause, ces flottements n'ont en rien altéré le fond de la notion que les auteurs estiment, aujourd'hui, devoir être "stabilisée" (10) autour de la formulation la plus courante qui revient à celle de l'arrêt de la première chambre civile rendu en 2006 : "la volonté de collaborer activement, sur un pied d'égalité à la réalisation d'un projet commun".

Ce n'est, ainsi, pas tant l'analyse de la notion qui est susceptible d'interprétation que les effets qu'elle est susceptible de produire, au point que des auteurs ont pu évoquer le "spectre" de l'affectio societatis (11).

B - Les incertitudes sur les effets de la notion

On sait le rôle majeur que la jurisprudence fait jouer à l'affectio societatis : en l'érigeant en condition de formation du contrat de société, le juge exige que soient réunis les éléments caractérisant tout contrat de société, c'est-à-dire l'existence d'apports, l'intention de collaborer sur un pied d'égalité à la réalisation d'un projet commun et l'intention de participer aux bénéfices ou aux économies ainsi qu'aux pertes éventuelles pouvant en résulter. Sur ces bases, l'affectio societatis trouve ses illustrations les plus courantes dans la reconnaissance par le juge de l'existence d'une société créée de fait (12) et permet, à l'occasion, d'entraîner la nullité d'une société pour fictivité (13). Ainsi, nul doute que, se rapportant à la formation du contrat de société, l'affectio societatis, doive être apprécié comme reposant, fondamentalement, sur la volonté des parties. Ceci étant, la question se pose de savoir si la mise en oeuvre de la notion doit être appréhendée dans une perspective exclusivement civiliste.

Ainsi, lorsque la jurisprudence établit que son existence s'apprécie au moment de la création de la société (14), une analyse fondée sur le droit des obligations devrait conduire à estimer que la disparition ultérieure de l'affectio societatis n'aurait aucune incidence, en droit, car constituant seulement une condition de formation du contrat. De nombreux arrêts, cependant, ont pu utiliser la notion au cours de la vie de la société. Par essence, en effet, l'affectio societatis n'est pas strictement assimilable à la volonté, condition de formation des contrats de l'article 1108 du Code civil (N° Lexbase : L1014AB8), car, au cas contraire, le juge du droit n'aurait pas éprouvé le besoin de créer un concept distinct. De là, la doctrine souligne le "pluralisme" de la notion, précisant qu'elle va se rencontrer "non seulement lors de la formation de la société mais encore tout au long de la participation à la vie sociale" (15).

Il est une chose, toutefois, de la constance dans le temps de l'affectio societatis qui constitue un fait de nature économique, et une autre, que de reconnaître la possibilité de s'appuyer sur cette permanence pour en tirer des effets juridiques après la phase de formation du contrat de société. Le juge du droit, cependant, n'a pas hésité à franchir cet obstacle à différentes occasions. Il a, ainsi, décidé à plusieurs reprises, que la disparition de l'affectio societatis justifiait la dissolution de la société (16) ainsi qu'un motif de juste retrait d'une société civile (17). La doctrine de souligner, alors, que la "logique de cette proposition est contestable : suffit-il qu'une partie n'ait plus l'intention de s'associer pour qu'une société prenne fin ?"

II - Les limites à l'effet de l'affectio societatis

Confronté à ces solutions, l'auteur du pourvoi était en mesure d'imaginer qu'en plaidant la disparition de l'affectio societatis, il pourrait justifier, dans un contexte de changement de contrôle, l'absence de réunion des conditions de formation du contrat de cession (A). La réponse de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, en rejetant les deux pourvois examinés, semble, toutefois, illustrer un mouvement de clarification des effets de la notion au cours de la vie sociale (B).

A - Affectio societatis et modification du contrôle de la société

L'argument, nouveau, à notre connaissance, avancé par l'auteur du pourvoi, tendait à lier la perte supposée d'affectio societatis à une modification du contrôle de la société. Il invoquait, ainsi, à l'appui de la violation des articles 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) et 1832 du Code civil, le fait qu'à "l'instar du contrat de société originaire [...], la cession partielle de titres sociaux, lorsqu'elle vise pour le cédant à partager le contrôle de sa société avec de nouveaux associés spécialement choisis à cet effet, exige aussi bien l'existence d'une affectio societatis de la part du cédant et du cessionnaire". Il ne s'agissait pas, en conséquence, d'invoquer la perte de l'affectio societatis mais son absence au moment de la formation du contrat de cession.

Envisagé sous cet angle, le pourvoi ne pouvait prospérer : jamais l'hypothèse de l'absence d'affectio societatis d'un nouvel associé n'a pu faire obstacle à la perfection de l'acte de cession, la seule hypothèse connue d'examen de l'existence d'un associé fictif n'ayant pas abouti devant les juges du droit (18). La présentation du moyen, en revanche, permettait de dépasser ces limitations en soulignant que cette cession s'inscrivait dans un changement de contrôle visant à établir, semble-t-il, un pouvoir égalitaire au sein de la société. L'auteur du pourvoi soutenait, en effet, que cette cession présentait la particularité, puisqu'elle modifiait le contrôle, d'aboutir à ce que "chacun soit appelé à s'associer et à concourir ensemble à la réalisation de l'objet social". En d'autres termes, le pacte social aurait été, en l'espèce, modifié de telle façon que rien ne serait demeuré du contrat originaire et que, compte tenu de cette altération, l'affectio societatis aurait constitué, comme à l'origine de la société, une condition de formation du contrat.

La réponse de la Cour de cassation est dépourvue d'équivoque : reprenant la solution dégagée par le juge d'appel, elle établira que "l'affectio societatis n'est pas une condition requise pour la formation d'un acte emportant cession de droits sociaux". Ainsi, le changement de contrôle de la société est indifférent à l'application de la jurisprudence constante qui concerne les cessions simples de titres.

En suite de la réponse à ce premier moyen, l'examen du second ne pouvait que conduire à un rejet du pourvoi. Son auteur, en effet, soutenait que le cédant devait être admis, lorsqu'il devait partager le contrôle avec le cessionnaire, "à renoncer unilatéralement à l'opération s'il apparaît, une fois la promesse conclue, que l'affectio societatis fait défaut chez le cessionnaire". Cet argument, cependant, était intimement lié au précédent : si l'affectio societatis n'est pas une condition de formation du contrat de cession de contrôle, il ne saurait, en conséquence, justifier, au cas où il serait absent, l'existence d'un pouvoir de révocation unilatérale au profit du cédant. Le juge du droit rejettera, donc, le deuxième moyen (le troisième n'étant pas examiné) reprenant intégralement les dispositions de l'article 1134, alinéa 2, du Code civil : "les conventions légalement formées ne peuvent être révoquées que du consentement mutuel de ceux qui les ont faites ou pour les causes que la loi autorise". Il ajoutera, ensuite, que "l'absence d'affectio societatis en la personne du cessionnaire de droits sociaux ne constitue pas l'une de ces causes".

B - Vers la clarification des fonctions de l'affectio societatis

La rigueur de la solution du juge du droit mérite, en soi, peu de commentaires, sinon à souligner son orthodoxie : le contrat en question est un contrat de cession et, à ce titre, se trouve soumis aux seules conditions de formation des contrats de l'article 1108 du Code civil.

L'arrêt présente cependant, selon nous, un autre intérêt. Nous nous trouvions face à un pourvoi qui ne manquait pas de logique. En effet, puisque la Chambre commerciale admet que la perte d'affectio societatis peut entraîner la dissolution de la société, elle aurait pu, a fortiori, reconnaître que, dans la même situation, une convention de cession de contrôle d'une société n'avait pu être formée. Ainsi, assez habilement, le troisième moyen du pourvoi (non examiné mas joint à l'arrêt) s'appuyait sur la représentation traditionnelle du "pluralisme" (19) de la notion pour affirmer que : "l'affectio societatis est exigée non seulement au jour de la formation du contrat de société mais encore au cours de son exécution".

La manifestation de ce pluralisme, cependant, ne perdrait-elle pas de son intensité ? Un arrêt inédit (20) fort récent, du 9 octobre 2012 laisserait à penser que la Chambre commerciale ne s'attacherait qu'exceptionnellement à faire produire un effet à l'affectio societatis en dehors de la période de formation du contrat de société. Dans cet arrêt, en effet, alors que deux sociétés avaient été dissoutes pour mésentente, le juge du droit relèvera que si la perte de l'affectio societatis avait été constatée, c'est au constat, au surplus, de la paralysie de la société que les juges du fond avaient pu, exactement, prononcer la dissolution. Le rejet du pourvoi, ainsi, confirme ce que la doctrine soulignait : en substance, que la perte de l'affectio societatis est insuffisante pour justifier la dissolution (21). Ainsi en revient-on à la position de la troisième chambre civile qui, dans un arrêt du 16 mars 2011 a estimé que la perte de l'affectio societatis est synonyme de "mésentente", telle qu'entendue par l'article 1844-7, 5° du Code civil (N° Lexbase : L3736HBY) et, par voie de conséquence, qu'elle ne saurait entraîner la dissolution de la société qu'à la condition qu'il existe, en outre, une paralysie de son fonctionnement (22).

Ainsi, pourrait-on, éventuellement, en déduire, avec toutes les précautions d'usage, que la contradiction de jurisprudence entre les chambres ne serait qu'apparente, et si il y a bien pluralisme de l'affectio societatis, ce pluralisme pourrait n'emporter, dans les faits, que des conséquences économiques. Reste à la Chambre commerciale à confirmer explicitement cette interprétation, résolvant, ainsi, la question de la fonction de l'affectio societatis au cours de la vie sociale.


(1) Cass. com., 10 juin 1953, JCP, 1954, II, 7908, note D. Bastian
(2) P. Le Cannu, B. Dondero, Droit des sociétés, Montchrestien 2012, 4ème éd., n° 98.
(3) J. Hamel, L'affectio societatis, RTDCom., 1925, p. 671.
(4) Cass. com., 3 juin 1986, n° 85-12.118 (N° Lexbase : A5073AA7), Rev. Soc., 1986, p. 585, note Y. Guyon.
(5) I.e. "[ ...] la cour d'appel, qui n'a pas recherché si en s'intéressant' à la gestion du fonds M. Y. avait collaboré de façon effective à l'exploitation de ce fonds dans un intérêt commun et sur un pied d'égalité avec son associé aux bénéfices tout en participant dans le même esprit aux pertes, n'a pas donné de base légale à sa décision".
(6) La rédaction de l'arrêt ne donne pas cette définition en forme d'un attendu de principe, le juge se prononçant, toutefois, au visa de l'article 1832 du Code civil (N° Lexbase : L2001ABQ).
(7) Cass. civ. 1, 28 février 2006, n° 04-15.116, F-D (N° Lexbase : A4182DN9).
(8) Cass. civ. 1, 3 décembre 2008, n° 07-13.043, FS-D (N° Lexbase : A5147EBA).
(9) Cass. com., 19 février 1991, n° 89-16.590, inédit (N° Lexbase : A8199CWL).
(10) P. Le Cannu, B. Dondero, op.cit., n° 98, citant Cass. civ. 1, 20 janvier 2010 n° 08-13.200, FS-P+B (N° Lexbase : A4595EQA), Bull Joly Sociétés, mai 2010, p. 448, note J. Vallansan.
(11) J.-M. de Bermond de Vaulx, Le spectre de l'affectio societatis, JCP éd. E, 1994, I, 346.
(12) D. Gibirila, Jcl, Fasc.80 Société, 17 : "S'agissant précisément de la société créée de fait, l'affectio societatis y a une force et une coloration particulières. Il convient d'ailleurs de rechercher la définition jurisprudentielle de l'affectio societatis dans la définition des sociétés créées de fait".
(13) Par exemple, Cass. civ. 1, 23 mai 1977 (N° Lexbase : A5094AYC), D., 1978, jur. p. 89, note M. Jeantin.
(14) Cass. civ. 1, 24 octobre 1978, n° 77-13.884 (N° Lexbase : A3359AGI).
(15) F.-G. Trébulle, Précisions sur l'appréciation des éléments constitutifs du contrat de société, Droit des sociétés, n° 10, octobre 2004, comm. 163 : "Pluraliste, également, dans la mesure où cette intention de collaborer à un projet commun va se rencontrer non seulement lors de la formation de la société mais encore tout au long de la participation à la vie sociale (Y. Guyon, Droit des affaires : Economica, 12e éd. 2003, t. 1. - Ph. Merle, droit commercial, sociétés commerciales : Dalloz, 9e éd., n° 43 souligne qu'il s'agit d'une notion multiforme dont le plus petit commun dénominateur englobe la volonté des associés de collaborer ensemble, sur un pied d'égalité, au succès de l'entreprise commune')".
(16) Cass. civ. 1, 14 décembre 2004, n° 02-13.582, F-D (N° Lexbase : A4631DEA), Bull Joly Sociétés, 2005, note J.-J. Daigre ; Cass. com., 19 septembre 2006, n° 03-19.416, F-D (N° Lexbase : A2937DR9), Bull Joly Sociétés, 2007, note P. Le Cannu.
(17) Par exemple, Cass, civ. 3, 27 septembre 2006, n° 05-16.573, FS-D (N° Lexbase : A3517DRP) ; Cass, civ. 3, 17 décembre 2008, n° 07-14.601, FS-D (N° Lexbase : A8967EBQ) ; Cass, civ. 3, 14 janvier 2009, n° 07-20.813, FS-D (N° Lexbase : A3446ECM).
(18) Cass. com., 19 septembre 2006, préc. ; cf. Revue Lamy Droit des affaires, 2007, n° 13, page 10.
(19) F.-G. Trébulle, op. cit. loc. cit.
(20) Cass. com., 9 octobre 2012 n° 11-21.761, F-D (N° Lexbase : A3521IUX).
(21) P. Le Cannu, B. Dondero, op.cit., n° 103.
(22) Cass. civ. 3, 16 mars 2011, n° 10-15.459, FS-P+B (N° Lexbase : A1735HDM), note F.X. Lucas, Bull. Joly Sociétés, juin 2011, p. 471 ; Droit des sociétés, n° 6, juin 2011, comm. 106, obs. M. L. Coquelet ; D. Gibirila, La dissolution d'une SCI pour mésentente entre ses associés, Lexbase Hebdo n° 247 du 14 avril 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N9640BRH) adde, Cass. com., 9 octobre 2012, n° 11-21.761, F-D, préc..

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